La CNUCED (conférence des nations unies pour le commerce et le développement) a publié début octobre son rapport annuel sur la santé de l’économie mondiale. Le tableau qu’elle en dresse illustre par ses statistiques et ses analyses un état des lieux et des évolutions dont l’évidence s’impose depuis bien des mois. La croissance de l’économie mondiale est en baisse, au bord de la récession… Les investissements fuient plus que jamais le secteur de la production pour se précipiter dans les opérations financières, industrie de la dette et spéculation sur les marchés financiers… La concentration du capital se traduit par une domination toujours plus grande des entreprises géantes, dont la croissance sans précédent des profits se nourrit du recul de la part des revenus du travail dans les richesses produites, génère l’inflation, creuse les inégalités sociales, alimente la récession et prépare de nouveaux effondrements financiers.

Pour la CNUCED, « l'économie mondiale est à la croisée des chemins, où des trajectoires de croissance divergentes, des inégalités croissantes, une concentration de plus en plus forte des marchés et un fardeau de la dette de plus en plus lourd projettent une ombre sur son avenir. » Cette « ombre », bel euphémisme, n’est autre que la déroute du mode de production capitaliste sénile, une marche à la faillite que le rapport met clairement en évidence. Mais les auteurs du rapport n’ont à lui opposer d’autre alternative que de s’en remettre aux banques centrales et aux « autorités nationales et supranationales ». Autant d’acteurs, Banques centrales, Etats, FMI et sommets internationaux en tout genre, qui ont depuis longtemps démontré non seulement leur impuissance, leur incapacité à redresser la trajectoire mais aussi leur pouvoir de nuisance, chaque remède prétendant répondre à un aspect de la crise se traduisant par une aggravation de l’état général du système.

Le malade sous perfusion et sa drogue, l’inflation du capital

Le principal « avertissement » du rapport concerne le ralentissement de la croissance mondiale, qui ne devrait pas dépasser 2,4 % en 2023. Compte tenu des disparités entre pays, un taux aussi bas signifie que plus de la moitié des pays de la planète sont en récession. Parmi les pays riches, l’Europe est particulièrement touchée. Le PIB de la Zone euro a reculé de 0,1 % entre juillet et septembre. L’Allemagne est en récession. En France, selon l’OFCE, la croissance ne dépassera pas 1 % cette année. Quant à celle des Etats-Unis, 4,9 % au troisième trimestre, elle est portée par les plans Biden de financement massif de l’industrie, loin d’une dynamique qui lui serait propre.

Parmi les multiples facteurs qui expliquent ce ralentissement général, il y a la politique de resserrement monétaire menée par les banques centrales sous couvert de lutter contre l’inflation. En augmentant les taux auxquels elles prêtent de l’argent aux banques privées, elles ont déclenché une hausse générale des taux d’intérêts qui est un frein pour l’ensemble des crédits, aux ménages, aux entreprises, aux Etats. Et donc produit un ralentissement des activités économiques, la menace de faillites et de l’aggravation du chômage, ainsi qu’un effet explosif sur la dette de nombreux pays, en particulier les plus pauvres.

« Quelque 3,3 milliards de personnes, soit près de la moitié de l’humanité, vivent aujourd’hui dans des pays qui consacrent plus d’argent au paiement des intérêts de la dette qu’à l’éducation ou à la santé », écrit le rapport. La dette extérieure et la dette garantie par l’État ont triplé dans ces pays au cours de la dernière décennie. La part des recettes publiques consacrée au remboursement de cette dette est passée de 6 % en 2010 à 16 % en 2021. Près d’un tiers de ces pays se trouvent au « bord du gouffre du surendettement » et la situation devrait s’aggraver à mesure que les taux d’intérêt sur les obligations augmentent.

En France, le montant de l’endettement public dépasse 3000 milliards d’euros. La charge de cette dette (paiement des intérêts) devrait s’élever à 52 milliards d’euros en 2024, 56 milliards en 2025, 61 milliards en 2026 et plus de 70 milliards en 2027 (le Figaro). Cette hausse est le produit, sur fond de déficit chronique et de cadeaux aux entreprises, de l’augmentation des taux d’intérêt des nouveaux emprunts et de l’augmentation globale de l’endettement qui, après le record de 270 milliards en 2023 va s’élever à 283 milliards en 2024.

S’endetter toujours plus pour payer la dette précédente ou la marche infernale de la machine à pomper, par le biais de l’impôt, toujours plus de richesses des poches de la population vers les coffres de l’oligarchie financière qui règne sur les marchés obligataires…

Les restrictions monétaires orchestrées depuis quelques mois par les banques centrales n’ont pas mis fin à la mise sous perfusion du capital financier en place depuis la crise de la dette de 2011. Les Etats assurent la relève, avec les subventions massives aux entreprises et une fiscalité qui leur est toujours plus favorable, à quoi s’ajoute aujourd’hui le financement à marche forcée de la course à l’armement. Le tout au prix de nouvelles dettes.

Le fait que les marges réalisées par les entreprises soient plus hautes que jamais dans un contexte de ralentissement économique et d’inflation qui limite le pouvoir d’achat du plus grand nombre n’a ainsi rien de paradoxal. Ces marges explosent au sommet de la pyramide, comme le pointe le rapport, qui met en évidence « la domination croissante de l’économie mondiale par les entreprises géantes et le capital financier ». La part des richesses produites revenant en moyenne au monde du travail est passée de 57 % (du PIB mondial) en 2000 à 53 % aujourd’hui. Cela signifie que sur un PIB mondial de près de 100 000 milliards de dollars, les revenus des travailleurs sont aujourd’hui inférieurs d’environ 4000 milliards de dollars à ce qu’ils seraient si le taux de répartition de 2000 avait été maintenu. Du fait de la concentration du capital, l’essentiel du produit de ce hold-up s’accumule dans les holdings des multinationales et des grandes banques.

Le rapport le confirme, ce sont ces mêmes « entreprises géantes », en particulier les multinationales des secteurs de l’énergie, de l’agro-alimentaire, des transports maritimes qui sont à l’origine de la flambée inflationniste commencée en 2021. Ajoutant la spéculation aux désorganisations liées à la pandémie de covid, elles ont mis à profit leur position de monopole pour augmenter leurs prix, dont les hausses se sont répercutées en cascade jusqu’aux produits finaux, en particulier les produits alimentaires et l’énergie.

« Le contraste frappant entre les profits croissants des géants du commerce des matières premières et l’insécurité alimentaire généralisée de millions de personnes souligne une réalité troublante : l’activité non réglementée dans le secteur des matières premières contribue à l’augmentation spéculative des prix et à l’instabilité du marché, exacerbant la crise alimentaire mondiale » écrivent les auteurs du rapport, qui concluent : « Les profits tirés des activités financières sont désormais à l’origine des profits du secteur mondial du commerce des denrées alimentaires ». Ils pointent le « rôle disproportionné » joué par les « activités non opérationnelles [c'est-à-dire la spéculation] … dans l’ère actuelle des superprofits ».

Le monde de la finance s’administre à lui-même sa propre dope, spéculant à tout va, dans une inflation du capital hors contrôle qui plonge l’économie mondiale dans la récession, affame des millions de personnes, accumule les ingrédients d’un effondrement financier et de la dette sans précédent. Cela s’accompagne de la montée des affrontements guerriers, la guerre en Ukraine et maintenant au Proche-Orient.

Face à cela, les « préconisations » que font les auteurs du rapport à leurs mandants, « un dosage plus équilibré de mesures budgétaires, monétaires et de l'offre. Une coordination entre les autorités nationales et supranationales est nécessaire pour gérer les pressions inflationnistes et assurer la stabilité des prix, favoriser un environnement propice à une croissance tirée par l'investissement, mettre en œuvre des mesures visant à réduire les disparités de revenus, améliorer les salaires réels et renforcer les systèmes de protection sociale … », sont plus que dérisoires, une façon de les renvoyer à leur propre impuissance face à la déliquescence du capitalisme financiarisé mondialisé.

Le capitalisme financier mondialisé à la dérive sans amarres…

Tout le monde voit bien que la « coopération entre autorités nationales et supranationales » à laquelle le rapport fait appel n’est pas à l’ordre du jour. L’actualité est au contraire au repli nationaliste, au protectionnisme économique sur fond d’exacerbation de la concurrence, tandis que les réseaux des échanges internationaux, les grandes chaines de valeur qui s’étaient construites au cours de la phase montante de la mondialisation se fragmentent, se réorganisent sous le coup des contraintes imposées par la montée des affrontements géopolitiques. Au sommet de cet affrontement se trouvent les Etats Unis et la Chine, tandis que les puissances européennes ainsi que d’autres puissances, Inde, Brésil, Russie, Iran, Turquie, etc., tentent de jouer leur propre jeu, au profit de leur propre bourgeoisie.

Depuis début septembre, une série de sommets internationaux se sont succédé, G20 en Inde, BRICS en Afrique du Sud, G77+ à la Havane, Assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Tous prétendaient vouloir contribuer à la restauration des relations internationales, à la lutte comme le réchauffement climatique et les inégalités. Ils se sont révélés être des rassemblements de brigands venant négocier leur part du gâteau tiré de l’exploitation sans limite de la terre et des hommes. Bien des commentateurs ont alors déploré ce qu’ils considèrent comme « la fin des institutions de Bretton Wood » et d’un prétendu multilatéralisme dont elles auraient été le garant.

En réalité, sous couvert de gestion démocratique des relations économiques mondiales, les institutions nées à Bretton Wood en 1944 (FMI, Banque mondiale, OMC, ONU) ainsi que diverses autres instances comme le G7 et autres G20, avaient été créées pour servir les intérêts du capital US. Elles ne devaient leur pouvoir de régulation des relations économiques mondiales qu’à la capacité du capital US à faire régner sa propre loi. L’impuissance à laquelle elles sont réduites aujourd’hui est la conséquence des changements de rapport de forces géoéconomiques et géopolitiques qui se sont produits au cours des dernières décennies. Tout en conservant leur place de première puissance économique et militaire, les USA sont contraints de faire face à une concurrence économique importante, ainsi qu’à la remise en cause de leur leadership politique. Ils y répondent par une offensive protectionniste sans précédent qui s’accompagne de son pendant militaire, la guerre par procuration en Ukraine contre la Russie, la mobilisation massive de forces aéronavales en soutien au plan de liquidation de la question palestinienne par Netanyahou.

Quant au capital financier mondialisé, concentré entre les mains des grands actionnaires des entreprises géantes et de l’oligarchie financière internationale, il est devenu incontrôlable aussi bien par les Etats nationaux, les banques centrales que par les institutions financières internationales. Il est à la dérive, sans amarres, et la question qui se pose, de façon de plus en plus urgente, est de comment en reprendre le contrôle, et avec lui, celle de l’ensemble de l’économie.  

Pas d’autre gouvernance mondiale possible que celle des travailleurs

Pour certains économistes de la bourgeoisie, comme Joseph Stiglitz qui a récemment écrit une tribune dans les Echos, il faudrait « rectifier la gouvernance du monde ». Il écrit : « Tandis que viennent de s'achever les réunions annuelles du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, le Moyen-Orient risque de basculer dans un conflit majeur, pendant que le reste du monde continue de se fracturer. Rarement les lacunes des dirigeants mondiaux et des accords institutionnels existants n'avaient été aussi flagrantes. » Mais contrairement à ce qu’il avance, les « lacunes des dirigeants mondiaux et des accords institutionnels existants » n’ont qu’une responsabilité limitée dans la déroute actuelle. Et il ne suffira pas de les changer pour régler le problème.

La solution passe nécessairement par la remise en cause du système lui-même, l’abolition de la propriété privée et des rapports d’exploitation, du salariat, sur lequel il repose, la prise de contrôle de l’appareil mondial de production et d’échange par les travailleurs qui l’ont construit et le font tourner. Le fonctionnement de ces réseaux complexes de production et d’échange exige une coordination qui dépasse le cadre des vieilles frontières, une nouvelle gouvernance mondiale, démocratique, n’ayant pour objectif que la satisfaction des besoins de toutes et de tous, dans le respect des équilibres écologiques. La gouvernance des « producteurs associés ».

Daniel Minvielle

 

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