Le 18 octobre, Borne enclenchait un treizième 49.3 à l’Assemblée, avant même toute discussion, déclarant : « Aujourd’hui, le constat est clair : aucun groupe d’opposition n’est prêt à voter ce Projet de loi des finances, or notre pays a besoin de ce budget ». Un budget dont l’objectif est de diminuer le déficit public grâce au « réarmement des services publics » (!) en réduisant les budgets sociaux, dont celui de la sécu.
Deux jours avant, Borne avait réuni syndicats de salariés et représentants patronaux pour une « conférence sociale » sur les salaires, qui s’inscrivait dans le prolongement des rencontres de Saint-Denis le 30 août dernier, où tous les partis parlementaires s’étaient rendus en bon ordre à l’invitation de Macron. A son tour, Borne a souligné le « devoir d’unité » : « L’unité, ce n’est pas nier nos différences, c’est aussi être capable de mener ensemble un dialogue apaisé pour construire des solutions dans l’intérêt du pays et des Français ».
« Force est de constater qu’elle n’a eu de sociale que le nom et qu’au-delà de la mise en scène, les pistes proposées ne sont pas à la hauteur des enjeux » a fait mine de s’étonner Solidaires au lendemain de la conférence. « C’est décevant et en décalage complet avec la situation des salariés » a renchéri Sophie Binet (CGT) tandis que Marylise Léon (CFDT) regrettait « On reste sur notre faim, on aurait aimé avoir des éléments beaucoup plus concrets pour les travailleurs et travailleuses ».
Un mauvais film dont chacun connaissait le scénario mais n’en a pas moins joué la comédie. L’intersyndicale appelait le 13 octobre à une journée de mobilisation pour préparer la conférence…
Celles et ceux qui étaient dans la rue ce jour-là y étaient pour tout autre chose : se retrouver, tisser ou retisser les liens du dernier mouvement, faire entendre la colère et le rejet de la guerre faite aux travailleurs et aux peuples. L’occasion de puiser des forces pour mener de nouveaux combats, tel·le·s en Gironde les salarié·e·s d’Elior-Derichebourg, un des leaders mondiaux des services, qui assurent le ménage d’établissements de santé, en grève pour les salaires et la dignité depuis le 2 octobre.
Les discussions faisaient écho à celles qui se mènent au quotidien dans les collectifs militants avec le besoin de comprendre la politique des classes dominantes et du gouvernement. Face à la guerre sociale, il est clair pour la très grande majorité qu’il ne peut y avoir de dialogue social. La question qui se pose, c’est quelle stratégie pour rendre les coups, comment agir pour que l’offensive ne s’accélère pas ? Est-il possible d’y mettre un coup d’arrêt alors que le mouvement l’an dernier a échoué malgré son ampleur ?
Six mois de mobilisations inédites et des ruptures profondes
Quatorze journées de grèves et de manifestations massives en six mois, entre 6 et 7 millions de personnes qui ont participé à une d’elles d’après la CGT, un soutien massif de l’opinion publique, une unité syndicale inédite qui a tenu face à l’inflexibilité du pouvoir alors que bien des militants pensaient qu’elle se romprait rapidement…, des centaines de milliers de travailleur·e·s syndiqué·e·s ou non, de jeunes ou gilets jaunes organisant AG, blocages, piquets de grève, et manifs « sauvages », faisant face aux provocations policières avec la conscience grandissante qu’ensemble on est fort… Mais cela n’a pas empêché Macron de passer en force et d’annoncer que ce n’était qu’un début.
Cet échec a ébranlé alors que beaucoup pensaient la victoire à portée de main, faisant prendre conscience d’enjeux que nombre de travailleurs et de jeunes n’avaient pas vraiment mesurés. L’intransigeance et la violence du pouvoir ont démontré à une large échelle que les classes dominantes n’entendaient tolérer aucune remise en cause de leur offensive. Et si durant six mois l’unité de l’intersyndicale a été vécue comme positive, encourageant à participer au mouvement, l’impasse de la succession de journées d’actions sans autre perspective qu’une nouvelle date s’est imposée à tous.
Radicalisation des classes dominantes pour la survie de leurs profits
Le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) annonçait récemment que les objectifs budgétaires du gouvernement d’ici à 2027 « supposent, en plus de l’effet des réformes des retraites et de l’assurance-chômage, la réalisation d’importantes économies structurelles en dépenses dont le gouvernement indique qu’elles ne pourront être précisées qu’à l’issue de l’exercice de revues de dépenses en cours ». Au-delà du jargon, la trajectoire est claire, il s’agit de réduire les dépenses de l’État utiles à la population. Chaque coup porté en appelle d’autres. Il ne peut y avoir de paix sociale dans le système capitaliste à bout de souffle. La chasse aux gains de productivité exige une exploitation toujours plus grande et la remise en cause de tous les droits acquis par les travailleurs. C’est cette fuite en avant, cette exacerbation de la lutte de classe que les gouvernements sont chargés d’organiser. Il ne peut être question pour eux que « la rue gouverne ». Tout soulèvement est réprimé, les violences policières et la répression deviennent la norme. Le « dialogue social » est là pour la galerie tandis que les préfectures interdisent les manifestations, que les flics viennent chercher à l’aube chez eux des dirigeants syndicaux ou des jeunes menottés et que les procès s’enchaînent.
Cet affrontement accélère les prises de conscience, la politisation. Depuis les Gilets jaunes, nombreux sont ceux qui ont fait l’expérience que toute revendication salariale, sociale, démocratique remet en question la domination d’une poignée de parasites, le système lui-même et mène à l’affrontement avec l’Etat.
Des expériences dont est né ce slogan qu’ont fait leur des dizaines de milliers de manifestant.es dans le pays « C’est nous qui travaillons, c’est nous qui décidons », posant la question de l’organisation de la société et de l’économie, de qui les contrôle, la question de la démocratie et du pouvoir. Le sentiment de force collective et de fierté éprouvé à travers le mouvement se retrouve dans chaque grève, chaque mobilisation.
Construire l’unité du mouvement, faire de la politique, pour que ceux qui font tourner la société et l’économie décident !
L’unité était un élément central de la mobilisation contre les retraites, dans les cortèges de l’intersyndicale largement ouverts, les drapeaux entremêlés, les blocages... Cette aspiration au dépassement des sectarismes, des logiques d’appareil, boutiquières, a encouragé les militant·e·s du mouvement à créer des cadres démocratiques pour regrouper par-delà les étiquettes, les histoires différentes pour débattre, élaborer et organiser la lutte. Une unité militante, construite par en bas, ne craignant pas de prendre à bras le corps tous les problèmes politiques, les débats, les confrontations pour tenter ensemble d’envisager « un autre monde », un autre fonctionnement de la société.
Une aspiration à l’unité qui ne peut aujourd’hui qu’entrer un peu plus en contradiction avec l’entente par en haut des différents appareils de l’intersyndicale dont la politique ne peut que converger tant le pouvoir et les classes dominantes leur laissent peu de marge de manœuvre.
Sophie Binet expliquait récemment : « Quand vous nous entendez, Marylise Léon ou moi, vous entendez des choses assez proches sur beaucoup de sujets. Et ça va continuer… » tandis que la dirigeante de la CFDT déclarait après la manifestation du 13 octobre « La mutation de l’intersyndicale maintenant, c’est peut-être d’arrêter de se demander quelle sera la prochaine date de manifestation et de travailler sur ce qu’on a en commun. Par exemple, travailler sur l’avenir du syndicalisme »…
Cette question, nombre des militant·e·s se la posent en des termes bien différents de ceux des appareils englués dans la « cogestion ». Le mouvement syndical est en crise, la faillite de la politique de dialogue social définitivement actée. Les conséquences dramatiques de l’évolution du capitalisme, sa rapacité font de toute question sociale, économique, démocratique une question politique.
Dans Médiapart, un jeune représentant syndical CGT racontait « Les gens se sont autonomisés des centrales syndicales et ont organisé des manifestations le soir […] Ces nuits-là, la réforme des retraites était un sujet, mais il y avait aussi beaucoup de revendications sur le fonctionnement de nos institutions, sur la démocratie. On est allés beaucoup plus loin que de juste s’opposer à cette réforme. Avec mes collègues de Decathlon, on y allait ensemble. Les syndicats auraient dû être là, ils ne l’ont pas été, et c’est une erreur ».
Pour beaucoup de ceux et celles qui y ont participé, ces expériences ont changé la compréhension qu’ils avaient des rapports sociaux et politiques. Pour la plupart des militant·e·s du mouvement, syndiqué·e·s ou non, la nécessité de changer la société est une évidence, en ayant conscience que cela ne pourra se faire sans un affrontement avec le pouvoir des classes dominantes et l’appareil d’Etat. Le débat qui s’ouvre dans tous les collectifs, dans les sections syndicales, sur les piquets des grèves pour les salaires ou les embauches, c’est celui du comment… Comment contester le pouvoir à la minorité de parasites, exercer notre contrôle sur la société que nous faisons tourner et, surtout, comment prendre collectivement confiance pour oser l’imaginer possible.
Des questions qui posent la nécessité du regroupement du mouvement révolutionnaire, de toutes celles et ceux qui veulent changer la société et d’un vaste chantier de discussions, de bilans et de partage des acquis et enseignements des luttes, d’élaboration pour penser un autre monde et travailler à le construire dès maintenant.
Isabelle Ufferte