Les manifestations du 16 février ont une nouvelle fois été massives, avec plus d’un million de manifestants (1,3 selon la CGT). Les médias ont insisté sur le petit tassement mais la force du mouvement leur impose de décrire ce qui n’est pas chiffrable : la détermination qui ne faiblit pas, la colère, la fierté et la satisfaction d’être nombreux, la bouffée d’air pur des manifestations, leur force collective, leur solidarité, leur liberté, qui entraînent à chaque fois de nouvelles forces dans la bataille, et qui rend de plus en plus insupportable le retour au boulot, à l’exploitation, si ce n’est le besoin et l’envie de discuter avec les collègues qui ne se sont pas encore engagés.

Après un mois de mobilisation depuis le 19 janvier, et malgré les deux zones scolaires en vacances, les forces étaient bien présentes, toujours massives dans les villes moyennes, s’élargissant à de nouvelles communes qui veulent leur manif. Une mobilisation grandissante dans la jeunesse et dans quelques secteurs où la grève progresse, comme l’aviation civile où près de 30% des vols ont été annulés, contre 20% précédemment. Dans l’énergie, l’impact sur la production est resté très fort, l’équivalent de trois réacteurs nucléaires mis à l’arrêt.

Dans les cortèges, comme au quotidien, l’idée de « mettre le pays à l’arrêt » fait son chemin. Comment le préparer ? Comment passer à la vitesse supérieure ? Est-il possible de faire plier Macron ? Autant de questions qui sont dans tous les cerveaux. Rien n’est écrit, mais le mépris du pouvoir, sa volonté de passer en force, et en face, les forces déjà engagées dans la bataille, la confiance qui se construit, sont autant de points d’appuis vers la grève générale.

Face à cette puissance, le gouvernement est pris de panique. Dussopt, aphone, a été pris en flagrant délit de mensonge, un de plus, prétendant que 40 000 personnes pourraient bénéficier d’une augmentation de pension de 100 €, pour atteindre les 1200 € bruts. Sommé de s’expliquer face aux chiffres de l’administration, 13 000 concernés, Dussopt n’a pu que répondre « je n’ai pas à rendre de compte sur la manière dont je fais les prévisions » ! Ces scènes deviennent virales, ministres et députés macronistes bafouillent, déstabilisés. Un député LR soutenant la réforme voit la catastrophe arriver pour le pouvoir, déclarant « un 49-3 dans un moment pareil, ce sera explosif. »

Les fronts de la lutte des classes se multiplient

Le mouvement touche le monde du travail sur l’ensemble du territoire, y compris les endroits où la présence syndicale est faible ou inexistante.

Dans les secteurs les plus organisés, nombre d’équipes militantes veulent mettre à profit les deux semaines et demie jusqu’au 7 mars, pour construire la grève reconductible. Certaines y appellent explicitement comme la CGT des éboueurs, de la RATP, Solidaires, la coordination CGT de la Chimie, SNCF, Port et Docks, Energie, Verre et Céramique, l’intersyndicale éducation en Ile-de-France, et bien d’autres...

Dans les manifestations, les cortèges féministes font entendre une contestation joyeuse et radicale, participant de la politisation du mouvement.

Se multiplient aussi les grèves de salarié·e·s dans de nombreuses entreprises du privé, contre le mépris, pour faire payer les patrons, à l’occasion, ou pas, des négociations annuelles obligatoires sur les salaires (NAO). Pour la première fois, tous les salarié·e·s des Jardineries Truffaut ont été appelés à la grève le 14 février après les NAO. Le même jour, les salarié·e·s de six crèches toulousaines ont déclenché une grève surprise contre la gestion financière de leur association et le management de la direction. Dans les parfumeries Nocibe-April, c’est contre un plan de licenciement que les salarié·e·s se sont mis en grève. A Safran Mérignac, une quinzaine de salarié·e·s ont eu l’audace d’engager depuis le 7 février une grève totale et reconductible pour exiger 200 € nets pour tous, en dehors des NAO qui commencent par ailleurs dans le groupe Safran, plus de 30 000 salarié·e·s dans le pays.

Ce ne sont que quelques exemples parmi les centaines de luttes qui se multiplient, sans doute une vague de fond dont on ne mesure pas encore l’ampleur, encouragées par le climat général de contestation et le renforçant en retour, donnant une réalité concrète à l’idée que les batailles pour les retraites, les salaires, les conditions de travail, les emplois, sont une seule et même bataille du travail contre le capital.

Solidarité intergénérationnelle, la solidarité de la contestation…

La mobilisation s’étend aussi dans la jeunesse de plus en plus présente dans les manifestations. Des universités en Ile-de-France, à Rennes, Nantes, Montpellier, se sont mobilisées, malgré des dispositifs de plus en plus répressifs : cours en visio, fermetures administratives, avant même que des AG se tiennent ou que des blocages soient décidés, et la loi LOPMI qui permet de sanctionner les « intrusions d’établissement scolaire », sans passer par la justice, avec une « amende forfaitaire délictuelle » allant de 1600 à 3000 €.

C’est la même violence de classe que l’Etat exerce contre les travailleurs et contre la jeunesse. Le même mépris aussi, lorsqu’une majorité Renaissance-LR de l’Assemblée a refusé de voter pour les repas étudiants à 1 euro, le 9 février.

Les organisations de jeunesse appellent à des actions tous les jeudis et une journée de mobilisation le 9 mars. Une solidarité intergénérationnelle se construit, jeunes révoltés par l’épuisement au travail de leurs parents, anciens voulant laisser le boulot pour les jeunes... et un même besoin commun d’échanger, prendre en main l’avenir que les capitalistes détruisent méthodiquement pour toutes les générations, d’un côté, un jeune sur quatre vit en dessous du seuil de pauvreté, et de l’autre, un tiers des chômeurs de longue durée sont des séniors.

L’intérêt de la jeunesse pour cette lutte sur les retraites est un signe de la politisation que porte le mouvement, une contestation sociale et politique profonde, qui touche toutes les générations, et que l’irruption de la jeunesse dans la mobilisation pourrait rendre irrésistible.

Enième acte de la comédie parlementaire

A l’opposé, au Parlement, les députés d’opposition sont eux-aussi bousculés par la puissance du mouvement. La stratégie de la NUPES d’obstruction par les milliers d’amendements n’a pas tenu la route. En ordre dispersé, PS, écologistes, PCF, LFI ont retiré des amendements, se critiquant les uns les autres, sans que plus personne n’y comprenne rien. L’examen du texte a été interrompu vendredi à minuit et il est parti au Sénat... Dussopt glapissant comme un soulagement « On n’a pas craqué ! » alors que l’article sur l’âge légal n’a même pas été abordé !

Une parodie de démocratie... dans laquelle le RN joue sa partition d’opposition respectable, le plus souvent en retrait, attendant son heure. Il a refait vendredi le coup d’une motion de censure sans succès. Le 6 février, il proposait une motion référendaire pour tenter de capter en sa faveur la colère de la rue, essayer de la détourner vers le parlement et les urnes, espérant accéder au pouvoir afin d’y mener une politique encore plus brutale contre les travailleurs.

Les députés NUPES, prisonniers du calendrier et des règles parlementaires offrant des portes de sortie au gouvernement, ne pouvaient qu’échouer à empêcher la réforme dans le cadre institutionnel. Certaines de leurs interventions ont contribué à décrédibiliser le pouvoir, en même temps que l’impuissance faisait basculer certains de leurs députés vers les affrontements personnels et les insultes vaines.

Pour que la tribune parlementaire soit utile au mouvement, il faudrait l’utiliser pour s’adresser, par-dessus la tête du gouvernement, à l’ensemble des classes populaires, les appeler à s’organiser par elles-mêmes, vers une démocratie de la lutte qui contesterait la démocratie bourgeoise de la République... Ce ne sont pas, bien sûr, des députés qui aspirent à diriger l’Etat qui peuvent agir ainsi. Seuls pourraient le faire des députés révolutionnaires déterminés à subvertir et renverser ces institutions.

Affrontement ou « dialogue social » ? L’heure du choix est là

Nous sommes nombreux à discuter de comment réussir à « mettre le pays à l’arrêt » ... et à nous préoccuper aussi de la direction du mouvement qui reste entre les mains de l’intersyndicale. Nombre de salariés expriment leur défiance par la critique des « journées saute-mouton » éloignées, le caractère pacifique des manifestations, le manque d’actions de blocages, la crainte du lâchage d’une partie des organisations syndicales si le texte est adopté... tout en constatant que le positionnement et l’unité intersyndicale pour le retrait tiennent bon, ce qui est le produit de la force du mouvement et de la volonté du gouvernement de plier les confédérations à sa politique.

Et c’est bien là toute la question, comment aider le mouvement à se donner sa propre direction indépendamment des directions syndicales qui ont leurs propres objectifs d’appareils.

La défiance est bien légitime quand la CFDT, comme la CFTC, en plein conflit, viennent de signer ce mercredi 15 février avec le patronat et sous l’égide du gouvernement, un « accord sur le partage de la valeur ». Il étend aux entreprises de 11 à 49 salariés les mécanismes de participation ou d’intéressement aux bénéfices... La CFDT s’est félicitée de « cet accord normatif [qui] démontre l'utilité du dialogue social et l'efficacité du paritarisme »... Mais ce genre d’accord détourne des exigences des salariés : des augmentations massives de salaires, immédiates, pas des primes qui dépendraient des bénéfices échappant à tout contrôle... alors que les capitalistes empochent des milliards de profits et d’aides de l’Etat.

FO hésite à signer. La CGT et Solidaires s’y refusent. Mais les limites de l’intersyndicale sont là : un accord de fond pour jouer ce rôle de « partenaires sociaux », interlocuteurs du patronat et du pouvoir, dans le cadre du dialogue social, contradictoire avec la volonté réelle de vaincre le gouvernement.

Berger espérait au début du mois que manifester en masse « sera suffisant », déclarant alors « on n’a pas pour objectif de bloquer le pays » ... Lui et l’intersyndicale ont dû bouger un peu depuis, sous la pression de la rue... mais leur objectif reste celui de regagner leur rôle de partenaires, trouver une porte de sortie dans le respect des institutions, ce qu’illustre le courrier aux parlementaires...

La nécessité d’une direction pour le mouvement, s’organiser pour décider démocratiquement de notre politique

Dans la perspective du 7 mars, des syndicats, des collectifs, des groupes de salariés, prennent des initiatives pour élargir la lutte, soutenir des salariés en grève. Se discute aussi l’idée des « visites » des groupes grévistes vers les non-grévistes, parfois aussi d’aller s’adresser à la jeunesse, aux portes des lycées.

La grève massive fait son œuvre, elle multiplie les idées, les initiatives, et elle ruine la légitimité du pouvoir à diriger. Elle affranchit des millions de salariés, ouvrant les consciences pour commencer à repenser toute cette société en faillite, produit des rapports d’exploitation, à l’aune d’une critique de classe. Les capitalistes qui se croyaient maîtres chez eux sont de plus en plus contestés, aussi bien leurs brutalité et mépris quotidiens que leur gestion des affaires.

Rosa Luxembourg parlait d’un « océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants » à propos de la grève de masse. Il s’agit des rythmes différents de millions de salariés, de jeunes, de retraités, participant d’un même mouvement, pour comprendre les transformations en cours, agir, qui aiguisent leurs idées, fortifient leurs actions...

Les militants de la lutte commencent à s’organiser pour diriger démocratiquement leur mouvement, au sein des collectifs, des assemblées de grévistes et d’étudiants. Prendre notre lutte en main, c’est penser et décider collectivement chacun de ses actes, les initiatives, la communication, la sécurité, le financement, le ravitaillement, bref, s’organiser. C’est une étape, une école pour chacun d’entre nous, pour oser penser diriger, tout aussi collectivement, la société demain, une bataille révolutionnaire et démocratique pour une autre organisation sociale, débarrassée de l’exploitation, le socialisme, le communisme.

La préparation du 7 mars et de la suite, la généralisation de la grève pour « mettre le pays à l’arrêt », faire plier Macron et, derrière lui, les capitalistes qui exigent qu’il ne lâche pas, rendent de plus en plus évidents l’urgence de s’unir, de construire des liens démocratiques, de s’organiser, avec l’objectif de l’affrontement pour inverser en notre faveur le rapport de forces.

François Minvielle

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