Le mouvement des retraites, la force de ses manifestations, leur détermination, amènent bien des observateurs à le comparer aux mouvements passés, 1995, 2010, etc. Mais la vraie question n’est pas dans ces aspects formels, elle est dans le fait que le mouvement actuel est inédit. Il se déroule dans un contexte économique et social profondément bouleversé qui lui donne un caractère particulier et en fait un moment crucial pour la lutte des classes, pour inverser le rapport des forces.

La profonde colère qui l’anime va bien au-delà de la question des retraites (inflation, conditions de travail, régression sociale, menaces de chômage, etc.) et ses motifs ne peuvent que perdurer et s'accentuer. Elle s’accompagne de la conscience de l’importance qu’il y a à faire reculer Macron sur les retraites, mais aussi de la crainte de ne pas y arriver.

Une des raisons de cette crainte est liée à une défiance sourde à l’égard des confédérations syndicales, nourrie par les échecs précédents. La question de quand Berger va « lâcher » est dans bien des têtes, avec la crainte que cela donne aux autres confédérations, y compris celles dites « radicales », un prétexte pour tout arrêter au nom du fait que sans unité syndicale, rien ne serait possible. Et tout le monde sait, pour l’avoir vécu à de multiples reprises, que les journées d’action à répétition ne suffiront pas. Que pour y arriver, il faudrait « bloquer l’économie », et pas seulement un jour, comme le propose l’intersyndicale avec sa menace de « blocage du pays » le 7 mars… si « Macron n’entend pas », comme dit Berger. Personne ne compte non plus sur le débat parlementaire en cours, qui semble se dérouler sur une autre planète.

Cela ne laisse en réalité d’autre perspective au mouvement que d’emprunter le chemin ouvert par les Gilets jaunes, prendre les choses en main soi-même, s’organiser démocratiquement pour la lutte et se donner, collectivement, des objectifs, une politique, une stratégie, un programme pour gagner. Et pour cela, prendre la mesure des évolutions profondes dans le contexte économique global dont il est à la fois la conséquence et un début de réponse. Si Macron « n’entend pas », c’est qu’en tant qu’administrateur des affaires de la grande bourgeoisie, il n’a pas vraiment le choix. Il lui faut garantir les profits malgré la crise chronique de productivité qui touche le capitalisme dans son ensemble et la France en particulier, anticiper sur les reculs économiques qui s’annoncent, conséquences des bouleversements du monde, de la concurrence qui s’exacerbe. C’est pourquoi stopper le projet de Macron sur les retraites contient en germe, nécessairement, la remise en cause du système lui-même, le mode de production capitaliste en déroute.

« Le monde en bascule »

C’est le titre d’un dossier de quatre articles de Médiapart, [lien] qui contribue à éclairer le débat. Les deux premiers articles, « Rivalités et interdépendances : vers un nouvel ordre mondial » (Fabien Escalona) et « La planète économique ne tourne plus rond » (Romaric Godin) cherchent à décrire, dans leur relation complexe, les évolutions géopolitiques et géo-économiques qui se sont produites au cours des dernières décennies et caractérisent la période actuelle tout en engageant l’avenir.

Le premier article fait le constat des bouleversements géopolitiques en cours, dont la guerre en Ukraine et l’escalade des menaces militaires entre la Chine et les USA constituent les principaux éléments. Il décrit l’évolution des rapports de force internationaux depuis la période 1990-2000 où les Etats-Unis étaient sans contestation possible le seul maître du monde, à la période actuelle où leur hégémonie est remise en cause par l’émergence d’autres puissances. Dans un contexte nécessairement mouvant et conjoncturel, l’auteur en donne une hiérarchie du point de vue de la puissance militaire. En tête viennent, largement, les Etats-Unis, suivis de la Chine qui s’est lancée dans une course effrénée à l’armement. Loin derrière viennent les deux anciennes puissances impérialistes, Grande Bretagne et France, ainsi que la Russie et ses vestiges de la puissance militaire de l’URSS. Enfin, l’Allemagne, le Japon, la Corée du sud, l’Indonésie, la Turquie, le Brésil… Sur cette base, diverses alliances sont en germe, alimentant les débats entre politologues spéculant sur vers quoi pourrait « basculer » l’organisation du monde, bi-polaire, multi-polaire, a-polaire…

Sans prendre position dans cette discussion, F. Escalona conclut qu’en tout état de cause, la situation est radicalement nouvelle et ne peut se comparer ni à celle de la Guerre froide, ni à celle de la fin du 19ème siècle, le début du partage impérialiste du monde. Il termine sur l’idée, à laquelle on ne peut qu’adhérer, que derrière ces bouleversements géopolitiques et en relation dialectique avec eux, se trouvent les bouleversements profonds des relations économiques mondiales, objet de l’article suivant.

Romaric Godin commence par tordre le cou de cette rengaine de la propagande bourgeoise qui nous présente son économie comme quelque chose de naturellement stable dont le développement harmonieux ne serait perturbé que par des éléments « extérieurs », le déclenchement d’une pandémie ou celui d’une guerre par exemple… Il affirme au contraire que l’histoire démontre exactement l’inverse : non seulement le cours de l’économie n’a rien d’harmonieux, mais c’est elle qui est responsable, même si c’est de façon indirecte, de l’apparition de ces prétendus éléments « perturbateurs » qui n’ont, en conséquence, rien d’« extérieur ».

L’évolution de la marche de la société ne peut en effet s’aborder que comme un tout. Pour cela, il nous est nécessaire de faire de l’économie politique, en la débarrassant d’une « neutralité » qui ne peut être que feinte, en l’abordant au contraire du point de vue du prolétariat, dans la lutte des classes.

L’auteur montre ensuite en quoi les guerres économiques en cours sont générées par l’exacerbation de la concurrence internationale dans un monde dont le développement économique est en berne. Il montre en quoi la violence dont elles font preuve, telle la volonté des Etats-Unis de couper les approvisionnements en puces de l’économie chinoise, conduisent tout droit aux affrontements militaires. Et en tout cas induisent une réorganisation profonde des relations économiques mondiales, dans laquelle cohabiteraient des chaînes d’approvisionnement restées mondiales et d’autres structurées dans des zones de « puissances amies ».

Il conclut sur l’idée que quelles que soient les formes que prendront ces réorganisations, elles ne peuvent en aucun cas mettre un coup d’arrêt à la chute chronique de productivité qui touche l’économie mondiale et dans laquelle R. Godin voit, à juste titre, une des causes essentielles de l’exacerbation de la concurrence et des bouleversements économiques et géopolitiques en cours.

Cette chute chronique de la productivité et l’incapacité des pouvoirs politiques et économiques à inverser la tendance sont pour nous des signes essentiels de la faillite du capitalisme, aujourd’hui mondialisé et financiarisé. De ce fait, la « bascule » du monde ne se joue pas entre diverses formes d’organisation du capitalisme mondial comme le présentent les auteurs, mais bien entre le mode de production capitaliste lui-même, quelle que soit sa forme, et une autre société, socialiste, communiste.

Un renouveau international des luttes de classes

Cette marche à la faillite du capitalisme financiarisé mondialisé a en réalité commencé à se manifester dans la crise des années 2007-2008. C’est aussi cette crise qui marque le début d’une renaissance des luttes des classes à l’échelle mondiale, à un niveau et avec une intensité sans précédents. Cette « mondialisation de la révolte » commencée par les révolutions du Printemps arabe, le mouvement des indignés en Grèce et en Espagne, etc., était la réponse à la violente régression sociale générée par la crise et les mesures d’austérité imposées par les Etats pour financer leur sauvetage du système financier. Une réponse qui associait aux revendications sociales les plus immédiates et vitales, celle de la démocratie, la remise en cause, dans la rue et face aux flics, des pouvoirs en place et de leurs mandants, les « 1% », le monde de la finance qui impose son diktat sur le monde et le ruine.

Ce mouvement général n’a pas cessé depuis, comme en témoigne le mouvement en cours en Iran et bien d’autres, s’enrichissant de mobilisations autour d’autres sujets de révolte, contre les discriminations et le racisme, pour les droits des femmes, pour le climat…

Le mouvement contre la réforme macron des retraites s’inscrit, même s’il n’en a pas clairement conscience, dans ce vaste mouvement mondial de contestation sociale, tout comme, depuis quelques mois, les mobilisations puissantes pour les salaires en Grande Bretagne ou encore en Allemagne. Il s’inscrit également dans la série de mouvements puissants qui se sont produits en France, en particulier depuis celui contre la loi-travail d’El-Khomri en 2016 et ses « Nuits debout », suivi au printemps 2018 de la riposte à l’offensive de Macron contre le statut des cheminots, en octobre de la même année par l’entrée en lutte des Gilets jaunes, puis, fin 2019, celui contre la première réforme Macron sur les retraites, retirée en mars 2020 au moment du premier confinement.

Ces mouvements successifs sont autant d’étapes dans l’évolution des consciences, dans l’identification des obstacles et de leurs causes, la recherche des moyens de les vaincre. C’est ainsi que s’est imposée la nécessité de la « convergence des luttes », celle de « bloquer l’économie ». Celle également, en particulier avec le mouvement des Gilets jaunes, de prendre nos affaires en main et de diriger nous-mêmes nos luttes, ce qui se traduit par la constitution de collectifs et leurs tentatives de se coordonner, dans une tentative de « shunter » les appareils syndicaux dont beaucoup de travailleur·e·s doutent de la volonté et de la capacité à organiser le chemin vers la victoire. Une des caractéristiques particulières des derniers mouvements, Gilets jaunes et réformes Macron des retraites, est une focalisation de plus en plus forte sur la contestation du pouvoir, « Macron démission », et d’autant plus actuellement qu’il apparaît clairement comme le complice de ceux qui accumulent des superprofits tandis qu’il nous fait les poches.

Les vieux partis nés des luttes du mouvement ouvrier, Parti communiste et Parti socialiste, font également les frais de ces évolutions de conscience. L’offensive de la loi travail en 2016 a eu raison du PS, qui s’est effondré aux élections présidentielle et législatives de 2017 tandis que le PC est incapable de se remettre de ses participations passées aux gouvernements d’Union de la gauche et à leurs politiques antisociales.

Le renouveau des luttes de classe ne sera pas celui des vieux appareils de la gauche syndicale et politique ni du réformisme

Cet effondrement du PS et du PC, tout comme l’incapacité des confédérations syndicales à mener les batailles sociales qui s’imposent sont elles-mêmes, pour une part, les conséquences des évolutions économiques en cours. Elles sont l’expression qu’il n’y a plus de place, dans le contexte économique actuel, pour le réformisme syndical ou politique, y compris relooké en populisme de gauche.

La prétendue bataille parlementaire que mène la NUPES contre la réforme des retraites, le fait qu’elle vienne après une série d’autres conclues par Borne à coup de 49.3, montre comme jamais à quel point le parlement n’est qu’une chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif, lui-même aux ordres des grands patrons du CAC40 et du Medef qui n’ont rien à lâcher.

La NUPES elle-même paie les conséquences de ces « batailles » aussi stériles que pitoyables. D’une part parce qu’elles mettent à mal l’attelage constitué à l’occasion des législatives. D’autre part parce que les illusions politiques mises en avant au cours des campagnes présidentielles – Mélenchon président – et législatives – Mélenchon premier ministre - se révèlent pour ce qu’elles sont : un bluff et surtout un leurre qui a pour fonction de détourner la contestation sociale de son propre terrain, celui de la lutte des classes. Il est à cet égard significatif que celles et ceux qui, députés de LFI, se prétendent anticapitalistes, n’aient pas l’idée de faire de cette situation de crise politique profonde du pouvoir une leçon de choses, dénoncer aux yeux de tous la véritable nature de la démocratie parlementaire, masque du diktat des classes dominantes.

Les confédérations syndicales sont, elles, prises au piège du « dialogue social ». Le refus du gouvernement de lâcher sur l’âge de départ, comme l’exige la CFDT, tient au fait que le gouvernement a besoin de mener son offensive sur les revenus du travail sous toutes ses formes, ainsi qu’à sa volonté d’imposer une défaite, non pas vraiment aux syndicats, mais avant tout à son véritable adversaire, la classe ouvrière dans son ensemble dans l’espoir de la démoraliser en vue des affrontements à venir, qu’il sait inévitables, sur les salaires, les emplois.

Le dialogue social ne se poursuit pas moins, à bas bruit, autour du prétendu « partage de la valeur » à la sauce patronale. Mais c’est en réalité une offensive de plus contre le monde du travail qui est en train de se « négocier ». C’est nier la véritable nature du salariat, un rapport social d’exploitation, car le véritable « partage de la valeur » se produit au cœur de la production, l’extorsion de la plus-value dans les richesses nouvelles créées par le travail humain. C’est accréditer la fable du « partenariat » entre le capital et le travail dans la production de richesses nouvelles. Certes, toute production nécessite du capital. Mais ce capital est lui-même issu de l’exploitation passée, du travail extorqué sous forme de plus-value et accumulé. « Le capital, écrivait Marx, est du travail mort qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage » …

« Partenariat social », « dialogue social » sont autant d’expressions qui caractérisent l’intégration des syndicats ouvriers au mode de production capitaliste. Cette intégration pouvait être masquée au temps où, comme l’exprimait, non sans cynisme, un dirigeant de FO, il y avait du « grain à moudre » pour les confédérations syndicales, autrement dit lorsque la bourgeoisie avait les moyens de lâcher quelques miettes pour satisfaire certaines revendications. Ça n’est plus le cas aujourd’hui et la méfiance assez générale qui se manifeste vis-à-vis des confédérations traduit la conscience, plus ou moins confuse, de cette intégration.

Les directions syndicales ont depuis longtemps abdiqué de tout projet de réelle transformation sociale pour se contenter de négocier les reculs imposés par l’offensive de la bourgeoisie. Il s’agit de faire la critique de cette politique et de ses conséquences. Le syndicalisme dans les entreprises, les unions locales n’en reste pas moins un outil indispensable à l’organisation des travailleurs. Ce sont des lieux où peut se mener la bataille politique pour la démocratie ouvrière, la compréhension des mécanismes d’exploitation et des enjeux de la période. Leur efficacité dépend de la capacité à renouer avec des politiques lutte de classe, une perspective dans laquelle le mouvement révolutionnaire dans son ensemble à un rôle prépondérant à jouer.

De la nécessité de renouer avec les idées de la lutte de classe, pas celles de la gauche mais du mouvement ouvrier révolutionnaire

Le quatrième article du dossier de Médiapart s’intitule « Les gauches et les dilemmes d’un monde « multipolaire » ». Il discute du besoin qu’il y aurait, pour les divers courants de gauche que distingue l’auteur, de se réinventer en intégrant les évolutions en cours. Après avoir constaté que les « gauches de transformation » ne pourront avoir, sur les évolutions en cours, qu’une « prise marginale », il conclut : « Heureusement, chaque gain en termes de justice sociale et climatique justifie que cette lutte soit menée ».

On ne peut pas exprimer plus clairement à quel point cette réinvention des « gauches de transformation » est une impasse. La dégradation à grande vitesse du contexte économique et la dramatique crise sociale qui en résulte, la folie de l’escalade guerrière, la course à la catastrophe écologique exigent tout autre chose que quelques « gains de justice sociale et climatique ». Elles exigent de changer le monde et cela nécessite de retrouver le fil rouge de la lutte des classes, dans sa perspective révolutionnaire.

C’est une urgence que le mouvement pour les retraites pose de fait aux militants révolutionnaires. Qu’il nous pose tout en nous donnant la possibilité de développer en son sein notre politique, sous tous ses aspects. Largement ouvert aux discussions politiques, il offre une possibilité sans précédent de discuter de ce qui est fondamentalement en jeu, de ce que la faillite du capitalisme veut dire, de la nécessité de le renverser, des possibilités aussi que nous donne l’appareil de production et d’échange existant, produit de notre travail, pour construire une autre société. Autrement dit de développer notre stratégie révolutionnaire. Les questions tactiques se discutent naturellement, répondant aux exigences du moment. Elles portent sur la construction et le développement du mouvement dans ses aspects organisationnels et démocratiques, une organisation qui nous permettre de prendre, collectivement, démocratiquement, nos affaires en main dans le but de gagner, à travers la construction de collectifs, de coordinations… L’objectif immédiat est bien sûr de faire reculer Macron, imposer le retrait de la réforme. Mais le mouvement porte aussi, implicitement, la question du pouvoir d’achat, la nécessité d’arracher collectivement la revalorisation des salaires, des retraites, des indemnités chômage, des minimas sociaux, l’indexation des revenus sur le coût de la vie. Et alors que grandit le risque d’une vague de licenciements dans beaucoup d’entreprises menacées de faillite par l’explosion des prix de l’énergie, il est aussi confronté à la question de l’emploi qui exige l’interdiction des licenciements, la répartition du travail entre toutes et tous, sans baisse de salaire.

Ces trois aspects, stratégiques, politiques et programmatiques s’articulent et se nourrissent réciproquement. Il est clair que la satisfaction des exigences sur les salaires et l’emploi remet directement en cause le pouvoir de la bourgeoisie et illustre la nécessité d’en finir avec un système qui n’est plus capable d’assurer à chacun·e ses moyens de subsistance. La démocratie qui se construit dans et pour les luttes est aussi l’embryon du pouvoir démocratique des travailleurs, une étape dans la prise de contrôle de la société par ceux qui la font tourner… Et permettre au mouvement d’aller jusqu’au bout de ses possibilités, faire plier Macron, suppose de ne pas craindre de remettre en cause le pouvoir de la bourgeoisie, condition pour lui inspirer une légitime peur, la contraindre à céder, une politique, une tactique qui ne peut s’élaborer, se penser, se discuter sans avoir en tête et partager une stratégie révolutionnaire.

L’impasse à laquelle conduisent les journées d’action à répétition y compris avec blocage ne pourra se surmonter que si émerge du mouvement une large fraction militante consciente, lucide des enjeux réels du combat de classe en cours.

Y œuvrer est notre tâche urgente. Cette urgence révolutionnaire que le mouvement nous pose, c’est en définitive celle de la refondation du mouvement révolutionnaire, vers la construction d’un parti pour l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes.

Daniel Minvielle

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