Dans les manifestations contre la réforme des retraites, s’exprime un rejet plus profond que le refus de travailler deux années de plus... Le rejet d’une société capitaliste où le travail est pour beaucoup une souffrance, une violence sociale subie devenue insupportable à cause de salaires largement insuffisants face à l’inflation, à cause de conditions de travail de plus en plus dégradées entre des effectifs insuffisants et des méthodes de management inhumaines, à cause de la précarité généralisée, du chômage et d’un âge de départ à la retraite qui ne cesse de reculer pour des pensions toujours réduites. C’est une révolte profonde contre l’intensification de l’exploitation conséquence de la fuite en avant d’un capitalisme en faillite. Le capitalisme devenu ouvertement prédateur provoque une régression sociale sans fin pour permettre à quelques multinationales de générer des profits faramineux et indécents, comme ceux annoncés la semaine dernière par les grands groupes pétroliers. En 2022, les 5 grandes majors du pétrole ont engrangé 153,5 milliards de dollars de bénéfice net ; TotalEnergies a annoncé 19,5 milliards d’euros de résultats, en hausse de 28 % par rapport à 2021, dont 17 milliards devraient être reversés à ses actionnaires.

« On ne crèvera pas pour le patronat » résume ce sentiment de révolte qui monte comme la conscience que cette régression sociale qui alimente les profits des multinationales est sans limite...

La « valeur-travail », la vieille morale bourgeoise pour justifier l’intensification de l’exploitation

Faute d’arguments pour justifier une réforme profondément injuste, le gouvernement et tous les ministres aux ordres ont multiplié les déclarations sur la « valeur-travail ». Dans la continuité d’un Macron annonçant lors de son allocution de juillet dernier : « Nous devons travailler plus et plus longtemps », Darmanin s’en est pris à ceux « qui n’aiment pas le travail, qui n’aiment pas la valeur travail », ceux qui « veulent une société sans effort, sans travail » avant d’asséner « c’est par le travail qu’on s’en sort […] c’est par le travail qu’on réussit sa vie. Le travail c’est ce qui, je crois, confie la dignité à une personne ».

L’argument n’est pas nouveau...

Dans son pamphlet « Le droit à la paresse » paru en 1883, Paul Lafargue citait Thiers qui voulait que les curés propagent auprès des enfants dans les écoles : « cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis » ». « La morale capitaliste, piteuse parodie de la morale chrétienne, frappe d’anathème la chair du travailleur ; elle prend pour idéal de réduire le producteur au plus petit minimum de besoins, de supprimer ses joies et ses passions et de le condamner au rôle de machine délivrant du travail sans trêve ni merci .»[i]

Dans son pamphlet, Lafargue appelait les socialistes révolutionnaires « à monter à l’assaut de la morale et des théories sociales du capitalisme ; […] à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l’action, les préjugés semés par la classe régnante ; […] à proclamer, à la face des cafards de toutes les morales, que la terre cessera d’être la vallée de larmes du travailleur ».

L’hypocrisie des tirades des ministres sur la « valeur- travail » ne visent qu’à masquer, au nom d’une morale d’un autre temps, cette réalité : dans le cadre du mode de production capitaliste, le travail des salariés est avant tout un rapport d’exploitation, un rapport social entre des classes sociales aux intérêts antagonistes. Quand le gouvernement, au nom de la « valeur travail » nous explique qu’il va falloir « travailler plus et plus longtemps » et en « finir avec la paresse », il ne s’agit pas d’une discussion sur les « vertus » du travail mais juste une pitoyable justification de nouvelles attaques contre le droit du travail, les droits sociaux qu’il mène au nom des intérêts des classes dominantes, dans le cadre d’une guerre de classe dont il se fait l’instrument.

Le travail salarié, un rapport d’exploitation social, un travail aliéné

Parler de la « valeur du travail » ne vise sur le fond qu’à entretenir l’illusion que le salaire serait la juste rétribution du travail des salariés dans le cadre d’un contrat librement consenti. Cette fable a depuis longtemps été démontée par Karl Marx qui a mis en lumière que le salariat est un rapport d’exploitation social à travers lequel les classes dominantes s’approprient une large partie des richesses produites par le travail des salariés. Il a ainsi montré que dans cette société capitaliste, régie par l’échange de marchandises, le salaire ne correspond pas à la valeur du travail mais à la valeur de la « force de travail ». Ainsi les patrons achètent avec le salaire la capacité du salarié à produire par son travail des richesses qu’ils s’approprient. C’est cette force de travail qui est la source de l’accumulation de profits des classes dominantes.

La valeur du salaire ne correspond pas aux richesses produites par le travail du salarié mais à ce qui lui est nécessaire pour se nourrir, se loger, pour reproduire sa force de travail... une valeur qui dépend en réalité avant tout du rapport de force entre les classes.

« La force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour vivre. […] Il travaille pour vivre. Pour lui-même, le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un tiers. C’est pourquoi le produit de son activité n’est pas non plus le but de son activité. […] La vie commence pour lui où cesse l’activité, à table, à l’auberge, au lit. Par contre, les douze heures de travail n’ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d’aller à table, à l’auberge, au lit. »[ii] (Karl Marx, Travail salarié et Capital)

C’est ce qui fait du travail salarié un travail aliéné, dont le salarié ne peut que se sentir dépossédé puisque son travail ne vise pas à satisfaire ses propres besoins ni même des besoins sociaux mais à produire des marchandises dans le cadre d’une économie dont le seul moteur est la course au profit.

Ce rapport d’exploitation pervertit le travail, comme il pervertit tous les progrès scientifiques et techniques qui, au lieu de soulager les travaux les plus pénibles, au lieu de permettre de réduire le temps de travail et de dégager du temps pour se réapproprier sa vie, est mis au service d’une intensification de l’exploitation, au nom de la course à la productivité. Tout progrès dans cette société capitaliste se traduit concrètement par une dégradation des conditions de travail comme par une perte de sens d’un travail dont la finalité semble toujours nous échapper puisqu’elle ne répond à aucune autre logique sociale que l’accumulation sans fin du capital.

Ainsi les supers profits des multinationales du pétrole sont non seulement indécents alors que les inégalités se creusent mais ils révèlent aussi toute l’incurie, l’irresponsabilité des classes dominantes. Les pétroliers engrangent des profits records alors même que la crise climatique dont ils sont, pour une large part, responsables prend une tournure catastrophique pour l’ensemble de la société. C’est bien l’ensemble des salariés, tous ceux qui par leur travail font pourtant tourner la société qui sont dépossédés du contenu même de leur travail, du pouvoir de décider de ce qui doit être produit et de comment le produire en fonction des besoins de toutes et tous et des enjeux environnementaux.

La réforme des retraites, comme celle du chômage, la casse du droit du travail comme les attaques contre les services publics et la multiplication des cadeaux fiscaux au patronat ne répondent à aucune autre logique sociale que d’aider les capitalistes à maintenir leur machine à profit au prix d’une intensification de l’exploitation, comme du pillage des ressources naturelles et de la destruction de la nature. C’est une conséquence de la guerre de classe qui fait rage et qui ne vise qu’à accroître la rentabilité du capital en augmentant le taux d’exploitation.

Face à ce système en faillite qui nous entraîne dans une catastrophe, grandit la conscience qu’il n’y a pas d’autre issue à cette crise globale que de remettre en cause les fondements mêmes du mode de production capitaliste, que de lutter pour une société libérée de la logique mortifère de la course au profit, de la concurrence, de l’égoïsme de classe, une société débarrassée des rapports d’exploitation, où la production serve avant tout à la satisfaction des besoins réels, en harmonie avec notre environnement.

Socialiser le salaire ou s’émanciper du travail aliéné par l’abolition du salariat !

Penser cette perspective nécessite de s’affranchir des vieux raisonnements, des schémas du passé, comme de s’émanciper des idéologies dominantes sur la valeur-travail, pour formuler une politique de classe en toute indépendance des institutions comme du jeu parlementaire et donc de la logique des appareils syndicaux et politiques dont c’est l’unique horizon.

La volonté de trouver des réponses « crédibles » face aux ravages du capitalisme conduit bien des militants à ne penser de solutions que dans des cadres institutionnels déjà existants… quitte à les idéaliser comme c’est le cas avec la sécurité sociale et l’idée que la solution serait dans son élargissement à tous les secteurs de l’activité. C’est une idée défendue par Bernard Friot, reprise par des militants syndicaux et jusqu’au NPA de Philippe Poutou et Olivier Besancenot.

La sécurité sociale serait un levier pour réorganiser la société de l’intérieur, pour instaurer un « salaire à vie » qui permettrait de socialiser le salaire comme le travail invisible des femmes, de réduire le temps de travail... comme s’il était possible de faire disparaître ce rapport d’exploitation qu’est le salariat par une réorganisation administrative par en haut de l’économie.

L’élaboration d’une telle construction revient à ignorer la lutte des classes et notamment la question du pouvoir des classes dominantes qui leur permet de contrôler, de soumettre les États, d’organiser toute la vie sociale en fonction de leurs intérêts étroits de classes minoritaires, comme d’ailleurs de dominer les esprits avec leur idéologie archaïque y compris dans les rangs de la gauche institutionnelle, jusqu’à la caricature de Fabien Roussel et ses tirades sur la « gauche du travail ».

Cela revient aussi à laisser croire qu’il s’agit de trouver le meilleur fonctionnement économique possible pour que le travail soit rémunéré plus justement, pour trouver le meilleur financement pour les retraites ou la sécurité sociale, à coup d’arguments de calculs comptables et en restant sur le terrain institutionnel. Comme s’il s’agissait d’une simple discussion comptable, comme si les lois économiques ne reflétaient pas avant tout la loi du plus fort dans les rapports entre les classes, la loi des classes dominantes pour s’approprier le surproduit social, fruit de l’exploitation, du travail gratuit.

Il n’y a pas de raccourci, pas de solution alternative qui ferait éviter d’affronter la réalité de la violence des rapports sociaux, sans poser la question de l’expropriation du capital, tant l’ensemble de l’économie est aujourd’hui sous le contrôle d’une poignée de multinationales qui se soumettent les États.

Il n’y a rien à attendre des classes dominantes, de leur personnel politique comme de leurs institutions, ni d’ailleurs de tous ceux qui n’aspirent qu’à participer à la gestion, à la sauvegarde de ce système en faillite tout en prétendant si ce n’est faire disparaître, du moins atténuer, rendre plus supportable l’exploitation sociale.

Organiser l’économie en fonction des besoins sociaux et du respect de l’environnement ne se fera pas par un simple jeu institutionnel, par l’application d’un bon programme de réformes économiques comme la généralisation de la sécurité sociale.

Il s’agit au contraire de formuler clairement l’enjeu de la bataille en cours sur les retraites : une bataille politique globale contre la politique des classes dominantes et des Etats à leur service, dont l’objectif final ne peut qu’être la contestation de la domination des classes possédantes, la remise en cause de la propriété capitaliste au nom de laquelle elles s’approprient le travail de l’immense majorité.

C’est une tout autre logique politique et sociale qu’il s’agit d’imposer à travers la lutte des classes jusqu’à la conquête de la démocratie directe par les exploités·e·s et les opprimé·e·s pour contrôler l’économie et réorganiser l’ensemble de la production pour satisfaire les besoins sociaux. C’est la condition pour sortir du mode de production capitaliste, pour en finir avec le travail aliéné, avec les rapports d’exploitation.

Pour reprendre la conclusion de Karl Marx « Il faut [que les ouvriers] comprennent que le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société. Au lieu du mot d’ordre conservateur : « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire : « Abolition du salariat ». »[iii](Karl Marx - Salaire, prix et profit)

Bruno Bajou

 

[i] Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1883 : https://www.marxists.org/francais/lafargue/works/1880/00/droit.pdf

[ii] Karl Marx, Travail salarié et Capital, 1847 https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/12/km18471230.htm

[iii] Karl Marx, Salaire, prix et profit, 1865 https://www.marxists.org/francais/marx/works/1865/06/km18650626a.htm

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