« Ça n’est pas parce que ça va moins mal qu’on le craignait que ça va bien ». C’est ainsi que la directrice générale du FMI aurait tenté de refroidir l’optimisme qui prévalait, selon Les Échos, à la fin du Forum économique mondial de Davos qui s’est tenu du 17 au 20 janvier. Un optimisme qui a manifestement contaminé les auteurs de l’article qui titrent « A Davos, l’optimisme l’emporte sur les crises » et se félicitent de la « résilience » manifestée par les « chefs d’entreprise » et de leur capacité à « agir » dans le contexte de « polycrise » qui règne sur le monde…

Par « chefs d’entreprise » il faut entendre les grands patrons qui ont fait le voyage à Davos et qui ont pu trouver, à travers la multitude de débats et conférences qui s’y sont déroulés, patchwork illustrant l’état désastreux du monde, quelques perspectives pour leurs affaires. Aucun d’entre eux ne raisonne d’un point de vue global. Ils ne connaissent que leur intérêt privé et la seule question qui compte à leurs yeux est de voir comment s’adapter à une situation mondiale qui s’impose à eux. Ils sont, pour reprendre une expression de l’économiste Nouriel Roubini, « Des somnambules sur un volcan ». Leur « résilience » se nourrit de la putréfaction de leur propre système, leur « optimisme » de la perspective de pouvoir en tirer plus de profit qu’ils n’osaient l’espérer. Et tant pis si cela contribue à aggraver la déroute générale… tant pis si cette déroute plonge une partie de plus en plus importante de l’humanité dans une crise sociale sans précédent.

Le rapport Oxfam au rendez-vous

Le rapport annuel sur les inégalités, « La loi du plus riche », publié dès le début du sommet par l’ONG Oxfam met en lumière l’ampleur de cette crise sociale et de son aggravation : « Depuis 2020, deux tiers des richesses mondiales produites ont été captées par les 1 % les plus riches ; les milliardaires ont gagné 2,7 milliards de dollars par jour grâce à l’intervention publique face au coronavirus ; les 10 premiers milliardaires ont gagné 189 milliards d’euros, l’équivalent de deux ans de factures de gaz, d’électricité et de carburant des Français·es ; taxer la fortune des milliardaires français à hauteur d’à peine 2 % permettrait de financer le déficit attendu des retraites ; avec une fortune de 179 milliards d’euros, Bernard Arnault est désormais l’homme le plus riche de la planète. Sa fortune correspond à l’équivalent de celle de près de 20 millions de Français·es »…

Ce rapport illustre la mise en coupe claire des richesses de la société par les ultra-riches, grands patrons des multinationales, l’oligarchie financière qui règne sur la planète. On y mesure comment le processus de prédation s’est accentué au cours de ces dernières années, marquées par la pandémie de covid, l’explosion de l’inflation, la guerre.

Plusieurs médias se sont fait l’écho de ce rapport… que d’autres voudraient bien pouvoir disqualifier. Tel le Figaro dans lequel un certain Nicolas Baverez a signé une diatribe intitulée « Oxfam, la loi du plus faux » dans laquelle il conteste, entre autres, les méthodes utilisées par l’ONG pour établir ses chiffres... Une tentative bien pitoyable devant la violence des faits mis en avant, une réalité révoltante qui s’impose d’elle-même, tout comme l’urgence à y mettre fin.

Pour cela, la solution mise en avant par Oxfam porte sur la fiscalité des entreprises et des plus riches, qui n’a cessé de baisser au fil des années contrairement à celle des autres couches de la société, ce qui contribue à creuser les inégalités. Elle cherche à démontrer, chiffres à l’appui, comment une taxation des entreprises et des grandes fortunes permettrait d’en finir avec la pauvreté, sans... en finir avec la dictature de la finance. Un tel changement de politique fiscale se heurte bien évidemment aux intérêts de ceux qui ne sont les plus riches que parce qu’ils exercent le véritable pouvoir sur la société, le pouvoir économique, et dictent, de ce fait, leur politique aux gouvernements. Elles n’ont aucune chance d’aboutir, sinon de façon purement cosmétique, et ne répondraient de toute façon pas au problème de fond, qui n’est pas une simple question de répartition des richesses.

Le creusement des inégalités, la paupérisation d’une partie toujours plus importante de l’humanité ne se réduisent pas à l’injustice, bien réelle et insupportable, d’une fiscalité taillée sur mesure pour les riches. Ce sont les conséquences désastreuses de la logique du système accentuée par le gigantesque transfert de richesses sociales vers les plus riches organisé par les Etats et dont les cadeaux fiscaux ne sont qu’un des canaux. Y mettre un terme suppose en finir avec ce système et ses crises.

Leur « polycrise » et les « inquiétudes des élites mondiales »

« Polycrise » est le terme par lequel les propagandistes du capital ont choisi de désigner la crise globale qui frappe leur système. Celle-ci est présentée comme l’apparition concomitante de ce qu’ils appellent des « risques mondiaux » interagissant les uns sur les autres, mais comme sans lien avec les évolutions du système capitaliste lui-même, alors qu’ils sont l’expression de sa dégénérescence.

Quelques jours avant le sommet, un « rapport sur les risques mondiaux » était publié, sur la base d’une enquête auprès de 1200 experts, responsables économiques et politiques et présenté comme un « inventaire des risques majeurs qui inquiètent les élites », classés par ordre d’importance. En tête viennent les troubles sociaux et politiques liés à la flambée inflationniste. Puis les événements climatiques extrêmes. Ensuite l’aggravation des confrontations géopolitiques et économiques. Et enfin, à plus long terme, dans les dix ans à venir, la crise climatique, ses conséquences et la capacité d'adaptation de l'humanité…

Sur ce dernier point, la presse s’est faite l’écho des interventions de Greta Thunberg, d’Al Gore, ou encore du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qui ont dénoncé l’hypocrisie des pouvoirs politiques et économiques comme des grandes multinationales pour qui la lutte contre le réchauffement climatique n’est qu’un nouveau terrain pour leurs affaires. Affaires dans lesquelles les préoccupations environnementales ne pèsent rien devant les perspectives de profit qu’ouvre le prétendu « greenwashing », tout comme ne pèsent rien les colères d’Al Gore ou de Guterres…

Ce qui inquiète surtout les « élites », c’est qu’avec la « crise du coût de la vie », « les risques de famine et de crises énergétiques, que l’on pensait en passe d’être réglés il y a seulement quatre ans, réapparaissent »…  C’est que « l’agitation sociale et l’instabilité politique qui en découlent ne se limiteront pas aux marchés émergents », que « la polarisation politique et l’insatisfaction d’une partie de la population posent un défi existentiel aux systèmes politiques du monde entier » ... « Défi existentiel », leur façon de dire leur crainte d’une révolution…

La fin de la mondialisation ?

Sur les risques géopolitiques et économiques, Le Monde, dans un article intitulé « A Davos, la fin de la mondialisation est dans toutes les têtes », écrit : « la guerre en Ukraine et la compétition entre la Chine et les États-Unis auront des répercussions sur la faculté des pays à coopérer pour affronter les crises multiples et cela augmentera en retour les crises environnementales, géopolitiques et les risques socio-économiques liés à l’approvisionnement et à la demande en ressources naturelles. »

Comme si le traitement de la pandémie de covid n’avait pas déjà largement montré le manque de « faculté des pays à coopérer » ! Face à une crise sanitaire qui exigeait une réponse coordonnée, chacun s’est au contraire replié sur ses frontières. Depuis, avec l’inflation, la guerre en Ukraine, le phénomène n’a fait que s’accentuer. Bien loin de « coopérer pour affronter les crises », les États s’affrontent de plus belle sur le terrain économique, à commencer par les États-Unis qui, poursuivant leur offensive commerciale contre la Chine, ont coupé ses approvisionnements en puces électroniques à hautes performances, et viennent, avec l’IRA (Inflation Reduction Act), 430 milliards de dollars de soutien aux entreprises décidés par Biden, de porter un mauvais coup aux entreprises industrielles du monde entier.

A Davos, tandis que les représentants des États-Unis vantaient l’efficacité de leurs mesures protectionnistes, le vice premier ministre chinois prêchait hypocritement pour le rétablissement du « multilatéralisme », le retour à un monde ouvert à la libre circulation des capitaux et des marchandises. Un monde de la prétendue « concurrence libre et non faussée » dans lequel chaque entreprise, quel que soit le pays où elle est implantée, peut trouver sa place dans les chaînes de valeur mondiales à la seule condition qu’elle soit compétitive. Un monde rêvé dans lequel les échanges se feraient dans le respect de règles élaborées en commun dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce, qui en était garante… Étonnante nostalgie pour un système qui n’a en réalité jamais existé !

En lançant leurs offensives protectionnistes, Trump puis Biden ont rappelé la véritable nature de ce prétendu « multilatéralisme ». Loin d’être l’émanation d’une entente pacifique et « démocratique » entre puissances économiques partenaires, ce système, ses règles et ses institutions ne devaient leur existence qu’à l’intérêt qu’y trouvaient les États-Unis pour leurs propres affaires alors que leur hégémonie économique, monétaire et militaire ne pouvait être contestée par personne.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, en particulier du fait de la montée en puissance économique de la Chine.

Derrière l’érosion de l’hégémonie US et les « risques mondiaux », les convulsions du capitalisme financiarisé mondialisé

Le voile de ce prétendu multilatéralisme prétendait en réalité cacher le « monolatéralisme » que les USA ont imposé au monde pendant plusieurs décennies, particulièrement à travers l’offensive néo-libérale initiée au début des années 1980 par les États-Unis, suivis par les anciennes puissances impérialistes européennes, la Grand Bretagne, la France, l’Allemagne… Il s’agissait de tenter de restaurer des taux de profit qui s’étaient effondrés, un des facteurs de la crise des années 1970. Pour cela, le capital américain (suivi par les capitaux européens) profitait du fait que les frontières avaient été ouvertes par les révolutions coloniales qui ont mis fin aux prés carrés coloniaux des impérialismes européens, puis par l’effondrement de l’URSS à la fin des années 1980, pour s’investir partout dans le monde où il y avait une richesse dont tirer profit, une main d’œuvre bon marché à exploiter. Ces investissements directs à l’étranger (IDE) combinés à l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC) sont à la base de la constitution des multinationales qui structurent aujourd’hui l’appareil de production et d’échange mondial.

Cela permettait aux patrons de ces multinationales de produire bien moins cher des marchandises qu’ils importaient ensuite et vendaient dans leur propre pays, réalisant ainsi de substantiels surprofits. Par ailleurs, la brutale mise en concurrence de la classe ouvrière des vieux pays industriels sur un marché du travail devenu mondial donnait au patronat et aux gouvernements le rapport de force leur permettant de mener leurs offensives incessantes contre le monde du travail, imposant pendant des décennies reculs sur reculs aux classes populaires des pays riches.

Mais cette régression sociale entraînait aussi une baisse de pouvoir d’achat global des marchés US et européens sur lesquels le capital comptait pour réaliser ses surprofits, agissant comme un frein à cette réalisation. Le fait que les marchandises importées soient moins chères que les marchandises fabriquées sur place, ne pouvait compenser la baisse des revenus réels, d’où le recours à un crédit bon marché promu par un système bancaire croulant sous les capitaux. Cette cavalerie financière préparait la crise globale et mondiale de 2007-2008 qui a éclaté lorsque des millions de familles pauvres américaines, de plus en plus pressurées, sont devenues incapables de rembourser leurs crédits immobiliers. Elle s’est propagée ensuite à l’ensemble de la finance et de l’économie mondiale. Elle était la convergence des reculs sociaux subis par les classes populaires américaines sous les coups de la guerre de classe qui leur était menée et des expédients financiers délirants pratiqués par les classes dominantes pour soutenir une économie frappée par une baisse chronique de la productivité.

Cette crise survenait alors que la Chine était devenue bien plus que « l’usine du monde », une nouvelle puissance économique capable de concurrencer les USA dans de nombreux secteurs. En imposant que chaque entreprise bénéficiant d’IDE reste pour partie propriété de l’État chinois, ce dernier s’était donné les moyens de développer une économie moderne, capable de s’émanciper de la tutelle de ses investisseurs étrangers et de les concurrencer. La crise globale et mondiale de 2007-2008 constitue ainsi un moment de bascule dans les rapports de force internationaux.

Fin 2008, un service de l’État américain en prend acte : « Les États-Unis ne seront plus que l’un des principaux acteurs sur la scène internationale, même s’ils resteront le plus puissant ». Au premier rang des « acteurs » qui remettent en cause l’hégémonie des USA se trouve la Chine, mais d’autres pays, outre les puissances européennes « amies des USA », ont montré depuis qu’ils entendent bien jouer leur propre rôle, y compris les armes à la main, dans ce monde en train de changer, Iran, Turquie, Inde, Russie, etc. Les interventions militaires de la Turquie et de la Russie en Syrie, celle de la Russie en Ukraine depuis 2014 en sont des illustrations.

Obama, arrivé au pouvoir en janvier 2009, ne tardait pas à désigner la Chine comme principal adversaire des intérêts économiques des États-Unis. La politique de Trump, puis celle de Biden, s’inscrivent dans la continuité de celle d’Obama, mettant en œuvre toute une batterie de mesures protectionnistes, de plus en plus nombreuses et dures, pour tenter de s’opposer au recul relatif de la puissance économique US, inverser la tendance, redevenir « America first ».

Cette escalade dans le protectionnisme économique, qui s’accompagne d’une escalade guerrière dont la guerre en Ukraine n’est probablement qu’un premier pas, est la réaction d’un capitalisme aux abois, confronté à la dégradation du contexte économique mondial, à la baisse des échanges internationaux, à une érosion de la productivité à laquelle il est incapable de s’opposer. Ce processus a été accéléré par la pandémie, la poussée inflationniste, la guerre en Ukraine, les catastrophes climatiques, autant de « risques mondiaux » eux-mêmes produits de cette même dégradation, de cette marche à la faillite du mode de production capitaliste financiarisé et mondialisé.

Un monde absurde qui prépare les conditions de sa transformation révolutionnaire

Derrière la vitrine du Forum économique mondial de Davos 2023, les prétendues « élites » politiques et économiques qui dirigent le monde ont montré, plus que jamais, leur incapacité à apporter le moindre palliatif à la déroute de leur propre système, leur cynisme congénital qui se rassure de trouver, dans le chaos ambiant, quelques perspectives de profit. Ils ont aussi avoué que la première de leurs « inquiétudes » vient de « l’insatisfaction d’une partie de la population », de « la polarisation politique », de « l’agitation sociale » qui ne peut que monter alors que leur monde s’enfonce dans sa crise, qu’ils redoublent leurs offensives de classe pour tenter de sauver leurs profits et que, ce faisant, ils ne peuvent qu’aggraver la situation.

Ce qui les inquiète constitue notre force, travailleur.es, jeunes, classes populaires de tous les pays. La « polarisation politique » qu’ils redoutent, c’est celle de notre regroupement autour de nos intérêts de classe, notre refus de nous laisser berner par les mensonges du « partenariat social » et d’un prétendu intérêt national qui n’est que celui des classes dominantes. Ce qu’ils redoutent, c’est que nous poussions la défense collective de nos propres intérêts jusqu’à poser un « défi existentiel » au régime qui nous exploite et nous conduit à la ruine. Autrement dit que nous remettions en cause leur dictature de classe pour imposer notre démocratie, la prise de contrôle de l’économie par celles et ceux qui la font tourner.

Leur mondialisation néo-libérale a conduit leur système à une faillite sans précédent. Elle a aussi produit les forces sociales capables d’y mettre un terme, la prolétarisation du monde.

Daniel Minvielle

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