« L’hôpital public n’est plus capable d’amortir la moindre crise sanitaire, même si elle est prévisible » dénonçait fin décembre une tribune de 5000 médecins, soignants et agents hospitaliers dans Le Monde. Pas un jour sans que la presse se fasse l’écho de la faillite du système de santé, « On marche en avant vers le grand nulle part » ; « Urgences sursaturées » ; « Urgences de l’hôpital de Thionville, 55 des 59 infirmiers et aides-soignants sont en arrêt maladie » ; « Au moins 10 millions de Français n’ont aujourd’hui plus de médecins généralistes » ; « Urgences débordées, cabinets médicaux fermés ou engorgés, laboratoires mobilisés : un janvier noir »… Les « experts » se relaient sur les plateaux télé pour « tenter de comprendre ». Jusqu’à Buzin, ex-ministre de la santé mise en examen pour « mise en danger de la santé d’autrui » pour sa gestion de la pandémie, recasée à l’Organisation Mondiale de la Santé puis récemment nommée à la Cour des comptes, venue doctement expliquer sur le plateau de C ce soir que « l’effondrement » est sans retour, « nous ne retrouverons pas le niveau d’avant […] le monde entier est un désert médical […] il manque 15 millions de soignants et en manquera 18 millions en 2030 ».

L’effondrement des systèmes de santé est un des marqueurs de la faillite capitaliste, une de ses expressions brutales y compris dans les pays riches. L’espérance de vie recule dans de nombreux pays à commencer par le plus riche, les USA. La course au profit, la concurrence généralisée, l’intensification de l’exploitation, l’organisation anarchique de la production selon la seule loi du profit, le pillage des budgets publics pour les intérêts privés, la destruction des services publics, la précarisation de plus en plus grande du monde du travail ont eu raison des systèmes de santé dont celui, si original nous disait-on, de la France.

Les bons vœux du Président, « On va vivre dans une situation qui va se dégrader »

Macron a présenté ce vendredi ses vœux et un énième « plan santé » depuis l’hôpital de Corbeil-Essonnes. Assurant, l’air grave, savoir « l’épuisement personnel et collectif, ce sentiment parfois de perte de sens qui s’est installé, le sentiment, au fond, de passer d’une crise à l’autre », il a promis d’« aller beaucoup plus vite, beaucoup plus fort et prendre des décisions radicales » c’est-à-dire, d’ici juin, « réorganiser le travail à l’hôpital » et « repenser le temps de travail » en s’attaquant à… « l’hyper-rigidité » des 35 heures ! Peu probable que personnels et médecins aient le sentiment d’avoir un temps de travail et une organisation « hyper-rigides » alors que pour pallier à la pénurie chronique, les Plans blancs donnent aux directions toute latitude pour changer les organisations et les amplitudes de travail, faire revenir sur repos et congés, déprogrammer des interventions ou des soins.

La seule promesse de Macron c’est que les choses vont empirer. Il faudra faire avec la pénurie, d’autant que dans les écoles d’infirmières « 30 % des candidats arrêtent en cours de formation et 10 à 15 % échouent » a-t-il expliqué. « On va vivre dans une situation qui va se dégrader ». Ce serait donc une fatalité qui ne connaîtrait ni coupable ni responsable et à laquelle il faudrait se résigner alors que c'est bien sa politique au service des puissances de l'argent qui en est la cause.

Quant à la vague annonce de l’abandon de la Tarification à l’activité (T2A) dans les hôpitaux, un financement honni par tous les soignants car déterminé par le nombre « d’actes » codifiés et tarifés, faisant pendre une épée de Damoclès sur les services et activités pas assez « rentables », il devrait être remplacé par un financement pour le moins opaque, sur « objectifs de santé publique » avec « une rémunération sur le travail effectif de chacun »…

Alors que l’ensemble du système de santé est submergé, que les professionnels fuient, Macron alterne aveux hypocrites d’impuissance et cynisme, provocations et bluff.

Face aux médecins, dont les généralistes en grève, il a promis d’« accélérer le recrutement des assistants médicaux » de 4 000 aujourd’hui à 10 000 fin 2024, une goutte d’eau qui ne peut être une solution à la pénurie, à la désorganisation et au mal-être des médecins alors que nombre d’entre eux partiront à la retraite dans les années qui viennent. La veille, Braun répondait aux grévistes « D’accord, on augmente la consultation, mais je veux que les 650 000 Français qui sont en maladie chronique aient un médecin traitant, parce qu’ils n’en ont pas actuellement, je veux qu’on puisse avoir un médecin la nuit, le week-end ». Il suffirait donc de « vouloir »…

Toute la chaîne de la prise en charge médicale est en déroute. 10 millions de personnes n’ont pas de médecin traitant. Les urgences ne sont plus accessibles sans appeler le 15, lui-même submergé. Les Samu démunis ne savent où diriger les patients qui ont besoin d’être hospitalisés. Il y a quelques jours, l’urgentiste Patrick Pelloux dénonçait : dans la nuit du 26 au 27 décembre, « il n’y avait plus un seul lit de réanimation disponible à Paris et au sein de la Petite couronne. La situation est dramatique, épouvantable. Pour la première fois de son histoire, le Samu est obligé d’organiser des tours pour signer les certificats de décès. Parce qu’il n’y a même plus de médecins disponibles pour le faire ». Ces dernières semaines, urgentistes et infirmiers dénoncent le décès de patients sur des brancards par manque de soins, de surveillance.

Le Ségur de la santé n’a rien changé. Dans leur Tribune, les 5000 médecins dénoncent : « Les 19 milliards d’euros attribués sont prévus sur dix ans, alors que, depuis quinze ans, l’hôpital public doit subir plusieurs milliards d’économies chaque année. La fuite massive des soignants de l’hôpital se poursuit, malgré la revalorisation financière qui a permis de faire passer le salaire des infirmières de la vingt-septième place – sur les vingt-neuf Etats membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques –, à tout juste la moyenne de ces pays. Près de 20 % des lits sont fermés par manque d’effectifs ».

La faillite du système et ses conséquences dramatiques ne peuvent trouver d’issue sans que soit mis un coup d’arrêt à la course au profit, aux centaines de milliers de fermetures de lits, à la pénurie de personnels et de médecins sciemment organisée, planifiée depuis des décennies, à la privatisation d’un secteur hautement lucratif pour une poignée d’actionnaires mais aussi à l’organisation libérale de la médecine. C’est l’ensemble du système qui nécessite d’être remis à plat, réorganisé et il ne peut l’être sans que les travailleurs de la santé et la population prennent eux-mêmes les choses en main, comme ils l’ont fait au moment de la crise Covid il y a trois ans quand non seulement les applaudissements éclataient aux balcons tous les soirs à 20 heures mais où toute une chaîne de solidarités, d’initiatives, d’organisation à la base par les « premier.es de corvée » et « soutier.es » de la société, travailleurs, infirmier.es et aides-soignant.es, médecins, classes populaires se mettait en branle dans les hôpitaux, les quartiers, les entreprises... Ils ont pallié à l’incurie du pouvoir et des classes dominantes, incapables de fournir masques et protections, ne sachant que multiplier les mensonges et déployer leur police sanitaire.

La « santé », vache à lait des multinationales et de la finance

Le slogan « La santé n’est pas une marchandise », scandé depuis des décennies dans toutes les manifestations, apparaît bien anachronique tant il est clair qu’elle est une source de profits faramineux pour les multinationales du soin, cliniques, Ehpad, laboratoires d’analyses médicales et géants de Big pharma pour qui le Covid a été une si heureuse opportunité... En novembre 2021, Pfizer, BioNTech et Moderna engrangeaient un profit combiné de 65 000 dollars par minute ! Selon le CADTM, Pfizer a fait 37 milliards de dollars de profits sur la seule vente de vaccins en 2021 et table sur 30 en 2022 ; Moderna 12 milliards en 2021, 21 en 2022…

Quant aux grands groupes fournisseurs d’appareils médicaux, ou ceux du BTP, ils accumulent des fortunes grâce aux marchés publics… tandis que les hôpitaux, pris à la gorge, sont contraints de s’endetter à des taux faramineux auprès des banques (30 milliards d'euros de dette cumulée en 2020). 31 % d’entre eux sont en situation de surendettement.

Les principaux groupes de santé privée, eux, accumulent des profits colossaux et arrosent leurs actionnaires. Le groupe européen Ramsay Générale Santé, qui appartient entre autres à des fonds australiens associés au Crédit Agricole et qui possède plus de 120 établissements en France, a déclaré 188 millions de bénéfices en 2021. Elsan, près de 140 établissements en France, détenu par des fonds d’investissement dont l’un appartient à la famille Bettencourt, 25,7 millions. Korian, premier groupe européen de services de soins et d’accompagnement pour les personnes âgées, 94,6 millions. Orpéa, dont le sinistre fonctionnement a été dénoncé par le livre Les fossoyeurs, plus de 65 millions.

En plein Covid, ces groupes n’en ont pas moins bénéficié d’un financement exceptionnel de l’Etat leur garantissant jusqu’en décembre 2022 les résultats de l’activité réalisée en France en 2019. Puis pour les « aider » à financer le Ségur, l’Etat a augmenté les tarifs. Récemment, les patrons ont exigé une nouvelle enveloppe pour augmenter les salaires de 3,5 % comme dans le public, ils ont obtenu 250 millions d’euros, dont 100 pour les salaires, le reste pour les surcoûts énergétiques.

Le secteur a su profiter de chaque étape du démantèlement du service public de santé, en particulier du virage de l’ambulatoire qui a accompagné la fermeture de lits. En 2019, les cliniques privées effectuaient 63 % de la chirurgie ambulatoire, particulièrement rentable, tandis que les actes plus complexes avec hospitalisations longues et coûteuses sont orientés vers le public.

Une situation que dénoncent les salariés lors des mobilisations ces dernières années : contre la maltraitance institutionnelle, en particulier dans les maisons de retraite, la prise en charge dégradée des patients dans les cliniques, le travail à la chaîne, les bas salaires...

La nécessaire prise en main par les travailleur.es de leurs luttes et du système de santé

L’effondrement du système accélère les prises de conscience, la révolte. Et si une partie des personnels, même parmi les jeunes, ne voient d’autre solution que de démissionner, parfois changer de profession, de nombreuses luttes locales éclatent face à l’insupportable, pour améliorer les conditions de travail, les salaires, faire respecter les maigres avancées…

Cela malgré des directions syndicales paralysées, sans autre perspective que le dialogue social. L’abstention de plus de 62 % aux élections dans la fonction publique hospitalière en décembre dernier atteste de la rupture. Mais bien des militants de la lutte, syndiqués ou non, n’ont pas abdiqué.

L’importante mobilisation de 2019, en particulier dans les services d’urgences, avait vu l’émergence de collectifs regroupant syndiqués et non-syndiqués, paramédicaux et médecins. Macron promettait alors déjà un « plan d’urgence » pour « donner de l’oxygène »… 1000 médecins chefs de services y avaient répondu en démissionnant de leurs responsabilités administratives exigeant des mesures immédiates face à la catastrophe annoncée, en vain.

Trois ans et le Covid plus tard, la révolte n’en est que plus profonde, et malgré le grand turn-over des personnels, les mobilisations passées, les liens militants tissés alors et les expériences ont laissé des traces, des réflexes. Le Covid a fait prendre conscience non seulement de l’incurie du gouvernement et des classes dominantes mais aussi des capacités collectives à s’organiser à la base pour répondre aux besoins, aux urgences.

Mais cette conscience, ces expériences ne suffisent pas pour dépasser les difficultés à mobiliser aujourd’hui, à coordonner les colères et les résistances en allant au-delà des revendications locales, catégorielles qui semblent encore les seules accessibles à beaucoup. La confiance dans la possibilité de changer les choses ne pourra naître qu’à travers l’organisation des salarié.es eux-mêmes pour poser leurs exigences en s’affranchissant des discours de tous ceux qui tentent de ramener les luttes sur le terrain institutionnel, dans le cadre du système, en les limitant à des revendications corporatistes.

FO vient d’annoncer le dépôt d’un préavis de grève à partir du 10 janvier pour « dénoncer les conditions de travail inacceptables subies par l’ensemble des agents de la fonction publique, mais également et surtout pour obtenir un changement radical de politique de santé pouvant permettre à courte échéance comme sur le plus long terme, d’entrevoir la sortie de cette spirale infernale du manque de moyens et répondre dignement et en sécurité au public reçu dans nos établissements ». Peut-être l’occasion pour des équipes, par-delà les calculs et rivalités des appareils syndicaux, de retisser des liens pour prendre ensemble la mesure des enjeux et des voies et moyens pour y parvenir, qui portent la nécessité de contester et de reconstruire l’ensemble du système de santé.

Pour en finir avec la financiarisation de la santé, un service public de santé par et sous le contrôle des personnels soignants et de la population

Il ne pourra y avoir de pas en avant sans remise en cause profonde de la domination des intérêts privés pour construire un système de santé public débarrassé de toute exigence de rentabilité, au service de tous.

Il faut un plan d’urgence massif pour augmenter tous les salaires de 400 euros net minimum ; pour former immédiatement les centaines de milliers d’infirmier.es, d’aides-soignant.es, de médecins et toutes professions de la santé nécessaires en assurant à chaque étudiant.e un véritable salaire, des conditions d’étude, de logement et de travail qui correspondent à ses besoins et aspirations ; pour redonner envie à une partie des professionnels qui ont démissionné de revenir à l’hôpital.

C’est la condition pour la réouverture massive de lits, de services, d’hôpitaux, en fonction des besoins évalués par la population elle-même et les travailleurs de la santé. Cela passe par une réorganisation de l’ensemble des secteurs, des intervenants, une planification territoriale ; et par la coordination et l’intégration de tous les établissements publics et privés, cabinets libéraux, laboratoires, centres de diagnostics… au sein d’un même système de santé public, avec des professionnels salariés et donc l’expropriation des groupes d’hospitalisation privés.

Il ne pourra y avoir d’issue sans l’annulation immédiate de la dette des hôpitaux, sans l’expropriation des groupes pharmaceutiques, des multinationales du matériel médical, de la recherche, préalables pour répondre aux besoins sanitaires de la population, ici et dans le monde, en planifiant la production pour mettre fin à l’anarchie, à la concurrence, aux secrets commerciaux, aux brevets et aux pénuries.

Cela exige aussi, à l’heure ou de plus en plus de jeunes médecins, souvent des femmes, recherchent un cadre de travail collectif et un statut salarié, de mettre fin à l’arriération de l’organisation libérale de la médecine, résidu d’un autre âge que chapeaute un « ordre des médecins » réactionnaire au service d’intérêts corporatistes, défendant la liberté d’installation, les dépassements d’honoraires… comme si la nécessaire planification des activités sociales, humaines, ne devait pas concerner la médecine. La grève actuelle des médecins généralistes, suivie ou soutenue par une grande partie de la profession, si elle porte pour une part la défense archaïque de « la médecine libérale » et des exigences de rémunération à l’ampleur pour le moins discutable (et minoritaires au sein des médecins), exprime aussi la révolte face au gâchis, le refus de rester spectateur de l’effondrement en cours. Par-delà la minorité farouchement corporatiste, le mouvement pose de fait l’urgence d’une toute autre organisation respectueuse de la population et de l’ensemble des travailleur.es de la santé, toutes professions et qualifications confondues.

L’heure est bien à la coordination et à la réorganisation démocratiques dans un même système public de tous les acteurs de la santé, de la prévention à la dépendance en passant par les secteurs de l’hospitalisation, les centres de santé, de soins et d’assistance à domicile afin de couvrir l’ensemble des besoins et des territoires avec un égal accès pour tous.

Face à l’effondrement du système de santé, à l’incurie des gouvernements, à la catastrophe en cours, les mobilisations des travailleur.es de la santé et de la population ne peuvent que mettre en cause la logique capitaliste et la domination des intérêts privés, ouvrant la voie à une totale réorganisation de la santé et, au-delà de l’ensemble de la société.

Isabelle Larroquet, Isabelle Ufferte

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