Macron a passé 3 jours la semaine dernière en Amérique pour, selon ses termes, répondre au « besoin de resynchroniser les agendas américain et européen » sur le plan économique. Il prétendait vouloir convaincre son « ami » Biden de faire une exception pour l’économie européenne dans la guerre commerciale qu’il mène au nom de Wall Street. L’industrie européenne subit en effet de plein fouet les conséquences de l’offensive protectionniste du capitalisme US, en particulier celles du plan « Inflation Reduct Act » (IRA) voté en août dernier par les parlementaires américains, 420 milliards de dollars d'investissements, dont 369 pour le climat, financés par l’Etat en direction de l’industrie « made in USA ».

Tout y était, accueil en grande pompe, manifestation de l’amitié éternelle entre les deux nations, de La Fayette venant à la rescousse de la révolution américaine aux GI’s venus sauver la France lors du débarquement de juin 1944… Tout sauf la moindre avancée sur le sujet qui fâche. Lors de la conférence de presse commune des deux présidents, Biden a expliqué : « Les Etats Unis ne s’excusent pas de la législation dont vous parlez, je ne m’en excuse pas pour l’avoir moi-même écrite », avant d’ajouter, la main sur le cœur, « mais elle ne vise à léser aucun de nos alliés ». Macron a dû se contenter, pour illustrer le « succès » de sa mission, de se féliciter d’avoir « posé sur la table » la question de l’IRA…

L’IRA, un pas de plus dans l’escalade protectionniste de la bourgeoisie US

Dès son élection, Biden avait annoncé de vastes plans de financement - 3900 milliards de dollars -, destinés à restaurer les infrastructures, développer les industries « propres » et le numérique, créer des emplois, etc. En réalité un soutien massif à l’industrie US dans un contexte de concurrence internationale de plus en plus violent [1]. La « Biden-mania » qui avait alors agité le petit monde politique et médiatique n’avait pas tardé à s’éteindre, alors qu’une bonne part du financement de ces plans était bloquée par le pouvoir législatif. Avec l’IRA, une partie a été remise sur les rails. Ce titre qui dit s’attaquer à l’inflation alors que le plan porte essentiellement sur des mesures censées agir contre le réchauffement climatique, désigne un vaste plan de soutien à l’industrie américaine face à la dégradation du contexte géopolitique sur les approvisionnements et à une concurrence internationale exacerbée par la dégradation de la situation économique mondiale.

Dans le même sens, l’Etat américain a investi 12 milliards dans la construction, sur son territoire, d’une usine de production de puces du fabricant taïwanais TSMC, seul capable à ce jour dans le monde de produire les puces de haute précision indispensables à une multitude de produits de haute technologie. Tels ceux d’Apple, qui sont, pour une grande part, produits par Foxconn en Chine avec des puces fabriquées à Taïwan par TSMC.

Entre autres mesures, l’IRA prévoit une réduction d’impôt de 7500 dollars pour l’achat d’un véhicule électrique produit en Amérique du Nord (USA, Canada, mais aussi Mexique, pas question de se passer de la main d’œuvre surexploitée des maquiladoras…). Cette annonce, à quelques mois des élections de mi-mandat, a certainement permis à Biden et au parti démocrate d’éviter la déroute électorale que tous craignaient, en particulier dans des Etats comme le Michigan sévèrement touché par le recul de l’industrie automobile.

Cette politique qui consiste à Imposer aux entreprises non US de fabriquer sur place les produits destinés au marché américain n’est pas nouvelle. C’est ainsi par exemple qu’Alstom, qui a récemment obtenu le marché de renouvellement des équipements de la ligne ferroviaire New-York Boston, les fabrique sur place dans une usine implantée dans l’Etat de New-York depuis 1997. Biden étend maintenant cette mesure à la production des voitures électriques. C’est un coup porté à l’industrie automobile chinoise, en plein développement, tout comme japonaise ou européenne, en particulier allemande… si leurs voitures ne sont pas fabriquées sur place.

L’IRA s’inscrit dans l’escalade de la guerre commerciale que Biden, en bon mandataire de Wall Street, mène dans la continuité de ses prédécesseurs Obama et Trump pour tenter d’inverser le cours des choses, la dégradation au détriment des Etats Unis du rapport de force économique mondial dans un contexte de crise mondiale globalisée qui, si elle s’est brutalement aggravée avec la pandémie de covid puis la guerre en Ukraine, couve en fait depuis la crise de 2007-2008.

2007-2008, un point de bascule vers la déroute du capitalisme financier mondialisé

La crise mondiale de 2007-2008 a mis fin à la période de croissance de la mondialisation impérialiste et libérale entamée par les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest au début des années 1980. Elle s’est avérée être un point de rupture dans l’évolution du capitalisme mondial.

Malgré sa mise sous perfusion par les Etats et les Banques centrales pendant une dizaine d’années, l’économie mondiale n’a pas redécollé. Faute de trouver dans les investissements productifs des rendements suffisants, les capitaux, de plus en plus pléthoriques, se sont engouffrés dans la spéculation sur les marchés financiers, dans l’industrie de la dette. Une période de crise latente de la productivité, de ralentissement des échanges mondiaux et de la croissance s’était ouverte, prémisses de la marche du mode de production capitaliste vers une faillite dont on mesure aujourd’hui la gravité. Cela s’accompagnait d’une exacerbation de la concurrence internationale entre les diverses puissances industrielles, dont la Chine faisait désormais partie, bouleversant les rapports de force commerciaux au détriment de la puissance dominante, les Etats-Unis.

Obama lançait l’offensive pour restaurer ce rapport de force initiant la politique du « America First » poursuivie par Trump et maintenant Biden. Le principal adversaire désigné est la Chine, dont toutes les initiatives, du moindre investissement à l’étranger au vaste projet de « routes de la soie », sont présentées sous le double aspect de son désir d’expansion économique et de sa prétendue volonté de disséminer son « idéologie autoritariste » sur le monde. Des menaces que les « démocraties » se doivent de combattre, sur le plan économique à coup de sanctions et d’embargos, comme sur le plan militaire, à travers propagande belliciste et course à l’armement…

L’affaire Huawei est à cet égard caractéristique. Ce constructeur chinois de télécommunications, en pointe en particulier dans la technologie de la 5G, s’apprêtait en 2018 à participer au développement de ces réseaux en Amérique du Nord et en Europe. Les USA y ont mis brutalement un terme, sous prétexte que les équipements fournis par Huawei pouvaient cacher des logiciels d’espionnage au profit de la Chine, en réalité pour laisser le temps aux constructeurs locaux de se mettre à niveau et bénéficier des juteux marchés en perspective. Interdiction était également faite à Google de fournir le logiciel Android qui équipait jusque-là les smartphones de Huawei, lui barrant de ce fait les marchés sur lesquels il était en train de se tailler de larges parts. Pour faire bonne mesure, la directrice financière de Huawei, Meng Wanzhou, était arrêtée début décembre 2018 au Canada sur demande de l’Etat américain sous l’accusation de vol de données technologiques et d’avoir fourni du matériel à l’Iran malgré l’embargo décrété par les Etats-Unis contre ce pays. Relâchée fin 2021 après 3 années de prison, elle vient d’être relaxée par un tribunal US.

L’offensive n’a cessé de s’accentuer, ajoutant les embargos aux embargos. En octobre dernier, une nouvelle liste d’interdictions (135 pages !) concernant la production de semi-conducteurs a été publiée par l’administration du commerce extérieur qui la justifie ainsi : « La Chine a déversé d’immenses ressources pour développer des capacités de calcul à haute performance et cherche à devenir le leader mondial dans l’intelligence artificielle en 2030. Elle utilise ces moyens pour suivre, traquer, surveiller ses propres citoyens et accélérer la modernisation de son armée. Il en va de notre sécurité nationale » …

Compte tenu de la puissance de rétorsion dont dispose l’administration américaine, il est impossible pour les groupes européens de braver ces interdictions, sous peine d’être définitivement exclu du marché américain. Ils se retrouvent ainsi victimes de la politique protectionniste que les USA disent mener prioritairement contre la Chine mais frappe en réalité l’ensemble de leurs concurrents, « amis » comme « ennemis ».

L’« ami européen », dans l'étau des rivalités USA – BRICS

Exemples parmi d’autres des conséquences de la politique protectionniste US sur l’économie européenne : l’entreprise néerlandaise AMSL qui fabrique les seules machines de gravure au monde capables d’obtenir la finesse requise par les puces électroniques de dernière génération, se voit fermer l’immense marché chinois, en pleine expansion ; l’industrie chimique allemande subit de plein fouet les hausses du prix de l’énergie et envisage, pour y faire face, de délocaliser ses productions aux Etats-Unis afin de profiter des bas prix du gaz US… vendu 5 fois plus cher en Europe ; divers constructeurs automobiles, en particulier allemandes, n’auront pas d’autre choix, s’ils veulent conserver leurs marchés aux USA, que d’y fabriquer leurs modèles électriques…

Devant cette perspective, les dirigeants européens paniquent et protestent. Le Maire s’insurge contre la multiplication par 5 du prix du GNL (gaz naturel liquéfié) importé des Etats-Unis. Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, a menacé d’en appeler à l’OMC contre l’IRA, pour pratique concurrentielle illégale… Et, à peine Macron revenu de son opération de charme auprès de Biden, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen montait au créneau. Elle appelait l’Union européenne à réagir face aux « distorsions de concurrence » causées par l’IRA, déclarant que tout « en travaillant avec les Etats-Unis pour résoudre les aspects les plus problématiques du plan, nous devons ajuster nos propres règles pour faciliter les investissements publics dans la transition environnementale et nous devons réévaluer le besoin de financements européens ».

Mais pas plus d’improbables négociations avec les USA, que les protestations de Le Maire, les menaces de Thierry Breton ou un nouveau plan de relance ne permettront à l’Union européenne d’échapper à la tenaille dans laquelle elle est prise, la rivalité sans merci qui oppose les USA aux puissances dites émergentes, principalement la Chine, mais aussi la Russie de Poutine avec laquelle la guerre est ouverte depuis plusieurs mois en Ukraine. Cette guerre est tout autant sinon plus le fruit des provocations des USA et de leur armée supplétive de l’Otan que de la paranoïa grand russe de Poutine. La prétendue alliance de l’Otan cache en réalité une relation d’assujettissement des vieilles puissances européennes aux USA dont Trotsky, dès le lendemain de la 1er Guerre mondiale, décrivait les origines dans une série de textes regroupés sous le titre « Europe et Amérique » [2]. Démontant l’hypocrisie des discours diplomatiques et autres protestations d’amitié, il y montrait la logique impitoyable de la loi du plus fort, expliquant comment les USA, devenus première puissance mondiale, allait réduire les vieilles puissances européennes à la « portion congrue » du pillage des ressources de la planète.

Le régime de libre échange qui régnait tant bien que mal pendant la période de mondialisation libérale a permis à l’Europe de la finance de tirer sa part de profit de l’expansion du capitalisme à l’ensemble de la planète. L’Union européenne pouvait apparaître comme faisant jeu égal, du point du vue commercial, avec les Etats-Unis et la Chine. Mais avec l’entrée dans la crise, l’exacerbation de la concurrence qui en résulte, sa faiblesse congénitale, son impuissance face au choc qui oppose les Etats-Unis aux puissances émergentes apparaissent au grand jour.

Il lui faut se soumettre au pouvoir américain qui l’entraîne dans sa politique guerrière avec en corollaire une course à l’armement désastreuse sur le plan budgétaire et dont les principaux bénéficiaires sont les marchands de canons américains, bien devant leurs concurrents européens.

Il lui faut subir de plein fouet les conséquences désastreuses sur le plan économique des sanctions prises contre Poutine, en particulier l’augmentation sans précédent des prix de l’énergie qui sape la compétitivité des entreprises européennes par rapport à celle des Etats-Unis et de la Chine.

Il lui faut encore subir les conséquences dévastatrices des embargos et autres mesures protectionnistes décidées par Wall Street…

Guerres énergétiques, concurrence et guerre mondialisée

Certains commentateurs voudraient voir dans la crise que connaît aujourd’hui l’Union européenne l’occasion d’un sursaut volontariste vers la constitution de ce qu’ils disent lui manquer, un Etat central souverain capable d’imposer l’intérêt général face aux intérêts nationaux divergents des Etats membres, une armée européenne à la hauteur de enjeux géopolitiques du moment. L’UE pourrait alors faire jeu égal avec ses concurrents américains et asiatiques, cesser de subir… Encore faudrait-il, pour qu’une telle hypothèse ait un sens, que les conditions puissent en être réunies. Et tout semble indiquer au contraire que, face à l’offensive US, ce soit le chacun pour soi qui prévale.

Et c’est surtout oublier que cela ne réglerait en rien la question de fond, la crise globale dans laquelle le capitalisme financiarisé mondialisé est plongé, sa marche inéluctable à la faillite. Mercredi 7, dans une chronique des Echos intitulée « L’inévitable krach », l’économiste Nouriel Roubini écrivait : « L'économie mondiale vacille, menacée par la convergence sans précédent d'une crise économique, d'une crise financière et d'une crise de la dette, après l'explosion des déficits, de l'emprunt et de l'endettement au cours des dernières décennies. » L’exacerbation de la guerre commerciale entre les USA et la Chine, les effets destructeurs qu’elle a sur le reste du monde, dont l’industrie européenne, sont une conséquence de cette dégradation globale de la situation économique mondiale, situation qu’elle contribue à aggraver.

Guerres de l’énergie, guerre des puces électroniques, sont autant de terrains sur lesquels se joue cette concurrence, écrasant les plus faibles, dans une escalade mortifère porteuse de la mondialisation de la guerre.

Les premières victimes en sont les populations, les travailleur.es surexploités, les jeunes, les femmes, tous les laissés pour compte d’une société à l’agonie. C’est dans leur révolte contre cet état de fait que réside la seule force capable de mettre un coup d’arrêt à cette marche à la catastrophe, la seule force capable de changer le monde.

Le mûrissement des conditions objectives de la révolution socialiste nourrit les évolutions subjectives, les prises de conscience

La santé du mode de production capitaliste se dégrade de semaine en semaine, rendant toujours plus urgent un changement révolutionnaire de la société, sa prise de contrôle par celles et ceux qui la font fonctionner. Les conditions objectives de la révolution socialiste mûrissent à grand pas. Ce mûrissement s'exprime dans les évolutions de conscience, du facteur subjectif de la révolution, la prise de conscience mondialisée de l'impasse dramatique où conduit la politique des classes dominantes. Cette prise de conscience n'en est pas encore pour la grande majorité du prolétariat à celle de la nécessité de la prise du pouvoir politique pour l’instauration de son propre pouvoir de classe, mais le processus de la révolution est à l’œuvre.

La régression sociale et démocratique que les reculs économiques d’un système économique et social en déroute entraînent se traduisent immanquablement par l’idée que cela ne peut plus durer, qu’il faut et qu’il est possible de faire quelque chose, de s’y opposer. C’est ce qui se produit un peu partout dans le monde, à une échelle inédite, une mondialisation de la révolte à la pointe de laquelle se trouvent aujourd’hui les femmes iraniennes en lutte pour leur liberté, comme les dizaines de milliers d’ouvriers chinois qui s’opposent frontalement à la politique de Xi Jinping. Dans leur lutte pour la dignité, la liberté, la démocratie, les moyens de vivre décemment, toutes et tous remettent en cause les pouvoirs en place, posant implicitement les jalons de l’étape suivante, la conscience que le seul pouvoir en mesure de répondre à leurs exigences ne peut être que leur propre pouvoir.

Préparer un mouvement d'ensemble pour les salaires et les retraites

Ici, la dégradation annoncée de la situation des entreprises sous les coups de l’inflation, des crises énergétiques et des politiques protectionnistes des USA prépare une dégradation sans précédent de la situation sociale. Aux vagues de licenciements qui menacent, s’ajoutera l’accentuation du taux d’exploitation par lequel les patrons chercheront à compenser leur perte de compétitivité, tandis que l’Etat poursuivra ses offensives antisociales. Tout comme ils nous expliquent que la réforme des retraites est inévitable dans le contexte économique du moment, patrons et gouvernement nous expliquent qu’il est impossible d’augmenter les salaires, que cela ne pourrait qu’accentuer l’inflation.

C’est un mensonge dont bien des travailleurs sont conscients, la multiplication des grèves pour les salaires le prouve, comme elle prouve que la révolte et les aspirations existent pour un mouvement d’ensemble, seul capable de faire reculer patrons et gouvernement sur les retraites et les salaires. Beaucoup savent aussi qu’il n’y a rien à attendre des directions syndicales, engluées dans le « dialogue social », pas plus que de la gauche institutionnelle, la Nupes, dont le député Roussel vient de demander l’organisation d’un référendum sur les retraites pour nous éviter dit-il, reprenant un thème du candidat Mélenchon, de manifester pour rien...

A nous, travailleur.es, jeunes, militant.es de prouver l’inverse, en préparant sur nos lieux de travail, nos quartiers, un mouvement d’ensemble pour exiger, par la grève et les manifestations, un revenu permettant à chacun de vivre décemment, travailleur actif comme sans emploi ou retraité, indexé sur le coût de la vie, sans nous laisser arrêter par la propagande patronale et gouvernementale.

Daniel Minvielle

1 Lettre de DR n°187 : https://www.npa-dr.org/index.php/9-article-lettre/568-revolution-fiscale-de-biden-plans-de-relance-impot-mondial-ou-le-renflouement-du-capitalisme-et-la-crainte-d-explosions-sociales

2 Trotsky, Europe et Amérique : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/europeameric/eur.htm

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