A son dixième mois depuis le 24 février, la guerre déclenchée par Poutine contre l’Ukraine n’a eu d’autre résultat que des souffrances inouïes pour la population ukrainienne et pour les soldats des deux armées. L’état-major russe a ordonné le 9 novembre le retrait de ses troupes de la rive droite du Dniepr, évacuant tout à fait au sud du pays la ville de Kherson, dans laquelle l’armée ukrainienne est entrée triomphalement le 11 novembre et abandonnant les territoires que l’armée russe avait occupés à partir du 24 février. Contraint par la contre-offensive ukrainienne à renoncer - provisoirement ? - à ses plans d’invasion, Poutine a ordonné le bombardement des villes ukrainiennes, des tirs de missiles meurtriers, qui détruisent les infrastructures indispensables à une vie normale, privant les civils d’eau et d’électricité. Près de la moitié des infrastructures énergétiques ont ainsi été mises hors d’état, 10 millions d’Ukrainiens, le quart de la population restée dans le pays, puis 6 millions, ont été privés d’électricité et de chauffage alors que les températures commencent à baisser très fortement avec l’arrivée de l’hiver et qu’elles pourraient atteindre jusqu’à - 20° dans certaines régions. Poutine espère par cette politique de terreur sinon réduire la population à sa merci par le froid et la famine du moins sauver la face si on peut dire et avoir les moyens de continuer une guerre qu’il est incapable de gagner.

Le bilan de la guerre à cette étape est déjà terrible, 100 000 morts parmi les combattants de chaque camp, 40 000 parmi les civils ukrainiens, des millions d’Ukrainiens déplacés, essentiellement des femmes et des enfants. Sinistre résultat, terrifiant, d’une guerre absurde.

Contre cette barbarie, la solidarité est évidente, on ne peut que vouloir la défaite de Poutine pour les peuples d’Ukraine, pour les peuples de Russie eux-mêmes et pour l’ensemble de la planète, tant pèse sur cette guerre la menace d’une extension du conflit, de dérapages pouvant conduire à une utilisation des armes nucléaires. Mais d’où peut venir une fin démocratique et respectueuse des droits des peuples d’une guerre à laquelle chacun des protagonistes met comme condition la défaite de l’autre et dont ceux qui prétendent lutter pour le droit des peuples non seulement n’ont jamais et de quelque façon que ce soit cherché à ouvrir la moindre porte vers une telle issue mais portent la responsabilité de l’escalade diplomatico-militaire qui a conduit à la guerre ?

La guerre, un piège sanglant pour les peuples

Il est impossible à Poutine de reconnaître l’échec de sa folle aventure guerrière, poussé maintenant dans sa fuite en avant par la crainte de perdre son pouvoir alors qu’une partie de l’opinion en Russie se retourne contre lui comme l’ont montré les résistances à ses ordres de mobilisation, de courageuses protestations malgré la répression ou l’exil volontaire en dehors de la Russie de nombreux jeunes hommes russes qui en ont les moyens matériels. Poutine semble d’autant moins enclin à ouvrir la possibilité de négociations que dans le camp de l’État ukrainien, il n’en est pas question.

Zélensky s’est ainsi empressé d’accuser la Russie d’être responsable du tir de missile tombé sur un village de Pologne où il a tué deux personnes, le 16 novembre - « Aujourd’hui, a-t-il déclaré, des missiles russes ont frappé la Pologne, le territoire d’un pays allié » - inquiétant une partie de ses soutiens occidentaux. L’Otan et l’armée américaine ont rapidement annoncé pour désamorcer l’escalade possible qu’il s’agissait d’un missile de la défense anti-aérienne ukrainienne ayant raté son but, un dommage collatéral et involontaire semble-t-il.

Un épisode qui montre comment la logique interne des rapports de force dans une situation donnée peut entraîner ses acteurs ou une partie d’entre eux au-delà de ce qu’ils veulent faire. Les Etats-Unis et l’Otan apportent un soutien indéfectible à Zélensky pour, comme l’avait dit Biden il y a quelques mois, mettre la Russie à genoux, ils ne veulent pas pour autant, aujourd’hui du moins, un engagement direct des troupes de l’Otan contre la Russie, ce à quoi les déclarations intempestives de Zélensky auraient pu conduire.

Ce même jour, le 16 novembre, le chef d’état-major américain, le général Mark Milley déclarait qu’il était souhaitable de chercher à ouvrir des discussions car il serait très difficile aux Ukrainiens de chasser les Russes de tout le pays y compris de la Crimée annexée par Poutine en 2014. Il a mis en garde publiquement les deux protagonistes sur les risques d’enlisement de la guerre, comparant la situation militaire actuelle à celle de la guerre de 14-18 qui fit 20 millions de morts pendant l’horrible guerre des tranchées après la stabilisation des lignes de front peu de temps après son déclenchement.

Deux jours plus tard, Biden faisait savoir officiellement que c’était Zélensky et Zélensky seul qui pourrait décider en dernier ressort de la possibilité ou non d’ouvrir des négociations. Il s’est empressé de faire voter le déblocage d’une nouvelle aide à l’Ukraine de près de 38 milliards de dollars dont 21,7 milliards en armements et équipements militaires qui s’ajoutent aux 19 milliards de dollars déjà versés.

Aux origines de la guerre sans fin

Zélensky s’est déjà engagé auprès de son entourage, auprès des chefs de l’armée ukrainienne et de l’opinion publique comme de ses commanditaires de l’Otan à chercher à récupérer les territoires perdus par l’État ukrainien en 2014. Car la guerre actuelle s’inscrit dans la continuité de ce conflit entre l’État ukrainien et Poutine -par le biais des séparatistes russes-, pour la possession du Donbass et de ses richesses minières, un conflit qui a fait, depuis, 14 000 morts. Les accords de Minsk auxquels avaient abouti les négociations entre les différents protagonistes, chapeautées par la France et l’Allemagne, en mars 2015, ont échoué d’autant plus facilement que l’Union européenne, arrimée à l’Otan, a depuis longtemps renoncé à promouvoir une organisation de la sécurité en Europe prenant en compte les intérêts de la Russie.

La guerre de 2014 était elle-même le résultat de l’histoire des rapports entre la Russie et les puissances occidentales depuis 1991. L’Otan, alliance militaire créée par les Etats-Unis pendant la guerre froide contre l’URSS ne s’est pas dissoute lors de la disparition de celle-ci, elle s’est au contraire étendue aux pays de l’ancien bloc « soviétique ». D’abord en accord et en dialogue avec la Russie dans les années 1991-2000, puis clairement malgré l’opposition de celle-ci. Le fait que de mars à juin 99, l’Otan ait mené contre la Serbie une offensive de bombardements intensifs dans le même temps qu’elle intégrait la Pologne, la Hongrie et la République tchèque dans ses rangs, puis que les États-Unis et la Grande Bretagne aient lancé en 2003 une nouvelle guerre contre l’Irak sous l’égide de l’Otan ont contribué à faire considérer celle-ci comme une menace pour la sécurité de la Russie. Menace qui devint plus pressante quand l’Otan intégra en 2004 les pays baltes et lorsqu’en 2008, elle se dit favorable à l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine, deux autres Etats aux frontières mêmes de la Russie. Ces décisions furent suivies par une intervention militaire russe en 2008 en Géorgie, puis en Ukraine en 2014. Personne n’ignorait parmi les dirigeants des puissances occidentales que les déclarations répétées en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE ou à l’Otan seraient considérées comme des provocations par Poutine et qu’il serait poussé à la faute tôt ou tard.

Dire cela n’est en rien une justification de son agression réactionnaire contre l’Ukraine. Poutine ne cherche qu’à préserver son pouvoir dictatorial qui s’appuie sur les sentiments nationalistes d’une partie assez large de la population russe, dont l’opinion, après ses échecs, pourrait bien se retourner contre lui et ce serait bien sûr la meilleure des choses qui pourrait se produire.

Malheureusement, cette issue est pour l’instant peu probable et il est à craindre que la guerre en Ukraine dure encore longtemps, une guerre sans fin comme la guerre en Syrie où les populations ont été transformées en soldats des intérêts des différentes puissances -et pas seulement la Russie comme on le laisse entendre aujourd’hui mais aussi l’Iran, la Turquie, les Etats-Unis et leurs alliés européens- engagées dans une guerre économique sociale et militaire à travers laquelle se gèrent et se négocient les rapports de forces internationaux ou régionaux. Chaque conflit local, aujourd’hui principalement la guerre en Ukraine, est le cadre où se gèrent et se jouent les rapports de forces entre puissances internationales, régionales ou locales. Ils sont condamnées à durer tant que perdurera l’ordre international capitaliste dominé par la loi du plus fort ou des plus forts et leurs rivalités. De la mondialisation armée, nous sommes passés à la guerre mondialisée dont témoigne la course aux armements.

Les livraisons d’armes à l’armée ukrainienne ont été tellement massives que les Etats-Unis et plusieurs autres États dont la France viennent de déclarer que leurs stocks militaires étaient devenus insuffisants et qu’il était nécessaire d’accélérer la production d’armements. Des commandes de matériels militaires, de missiles, d’engins de mort sont passées aux multinationales de l’armement tandis que la régression sociale fait des ravages. C’est ainsi que l’économie de guerre s’installe partout dans le monde, il serait aveugle et stupide de croire que sauf intervention directe des travailleurs et des peuples, ces armes n’accompliront pas leur terrifiante œuvre destructrice.

Les grandes puissances contre les droits des peuples

Le droit des peuples d’Ukraine, dont se revendiquent les États-Unis, l’Otan, l’Union européenne, l’État français, ne peut être défendu par ces représentants des classes dirigeantes qui soumettent l’ensemble des populations et du monde à leur exploitation et à leur pillage économique, concurrents d’autres prédateurs pour l’instant moins puissants que sont la Russie et la Chine. Cela fait plusieurs années que l’économie ukrainienne après avoir été saignée par les oligarques issus de l’ancien régime est en voie de libéralisation complète par le biais des institutions financières et l’Union européenne, une prédation légalisée, présentable, sous les apparences d’un régime démocratique servant les intérêts des anciens oligarques et des multinationales.

Aucun de ces défenseurs des droits des peuples n’a élevé d’ailleurs la moindre protestation contre les bombardements meurtriers déclenchés par le dictateur turc Erdogan contre les bases Kurdes en Syrie et en Irak à la suite de l’attentat terroriste qui a fait 6 morts à Istanbul le 13 novembre et qui a été attribué sans preuves au Parti des travailleurs kurdes, le PKK. Pas plus qu’ils ne se sont un jour souciés des droits des Palestiniens piétinés depuis des décennies.

Il est beaucoup question aujourd’hui des menaces, réelles, que font courir les volontés d’annexion de Taïwan par la Chine continentale mais pas plus qu’en Ukraine, les préoccupations des grandes puissances ne sont les droits démocratiques de la population taïwanaise, sa liberté de choix, qui sont mis en avant pour préparer les opinions publiques à une éventuelle intervention des États-Unis ou de leurs alliés, un affrontement sur le terrain militaire dans le prolongement de la concurrence économique à laquelle se livrent les Etats-Unis et la Chine, leur principale rivale. Là encore, la propagande officielle claironne qu’il s’agit de défendre « nos » valeurs, le « modèle démocratique » contre le modèle dictatorial qu’est le régime de Xi Jinping.

Pour l’heure, Xi jinping et Biden calment le jeu tout en affirmant leur guerre économique et Taïwan reste dans ce jeu meurtrier, économiquement et socialement un conflit à travers lequel se joue le bras de fer.

Laisser planer la moindre ambiguïté sur le fait que l’Otan et ses alliés, dont le gouvernement français défendraient un tant soit peu les droits et la liberté des peuples d’Ukraine ou de Taïwan face à la Russie ou à la Chine serait tourner le dos à la lutte pour la paix, justifier même involontairement la propagande de l’Otan et des classes dirigeantes en concurrence pour l’accaparement des richesses naturelles, agricoles, minières ou énergétiques, de populations à exploiter. Un aveuglement lourd de danger, la dénonciation de « l’impérialisme russe » au nom de la défense de l’Ukraine en taisant la responsabilité des USA, de l’Otan dont la France constitue un passage obligé pour ne pas être mis au ban de la communauté nationale !

Pour la paix et les droits des peuples, la lutte internationaliste contre notre propre bourgeoisie

Le 9 novembre, devant un parterre de haut gradés, Macron présentait la « Revue nationale stratégique 2022 », document qui fixe la stratégie militaire de l’Etat français pour les années à venir, à l’horizon 2030.

La bourgeoisie et l’État français emboîtent le pas au Pentagone pour qui « le danger le plus profond et le plus grave pour la sécurité nationale des États-Unis, ce sont les efforts coercitifs et de plus en plus agressifs de la Chine ».

Le document évoque les tensions autour de Taïwan, les concurrences en Afrique, Moyen orient, Océan indien, le positionnement de la Chine par rapport à la Russie, la possibilité qu’elle gagne en influence auprès des pays dits émergents, la « désinhibition de puissances globales et régionales » : un passage en revue des différentes crises susceptibles de dégénérer en conflit et qui justifie que l’État se prépare au « passage à une économie de guerre ».

Depuis des années, des hauts gradés exigent publiquement davantage de moyens pour l’armée. Aujourd’hui, ils appellent à s’adapter au changement stratégique. De Villiers, ancien chef d’Etat-major, revendiquait récemment le passage d’une armée d’opérations extérieures limitées, à une armée pour faire face à « une guerre de haute intensité ».

Dans le même sens, la Revue annonce le renforcement des alliances dans l’OTAN et l’augmentation des budgets militaires. Des 2 % du PIB pour les armées promis par Macron pour 2025 (environ 1,7 % aujourd’hui), on pourrait aller vers 2,5 %, alors que le budget s’élève déjà à 43,9 milliards d'euros, 11,5 milliards de plus qu'en 2017.

C’est bien un état de guerre permanent que les dirigeants de la bourgeoisie envisagent. Cette guerre sans fin est la conséquence de la logique destructrice de la concurrence capitaliste sans fin qui exacerbe les tensions entre les Etats et trouve de nouvelles sources de profit dans la militarisation de l’économie.

Pas plus que l’inflation, la crise écologique ou l’anarchie de l’économie, la guerre qui en est une composante ne peut trouver de réponse dans le cadre des rapports de concurrence capitaliste mondialisée qui pille le travail humain et la nature. Toute politique contre la guerre suppose une totale indépendance vis-à-vis de l’opinion dominante et face à notre propre État et notre propre bourgeoisie, elle suppose de n’accorder aucun crédit à sa propagande, ses discours mensongers, être affranchi de tout nationalisme, de tout chauvinisme.

Notre solidarité avec les populations d’Ukraine, de Russie exige de nous d’être à la hauteur de celles et ceux qui bravent l’opinion et la répression pour dénoncer la guerre ou refuser l’instrumentalisation de la révolte des peuples d’Ukraine.

Il n’y a pas d’autre moyen de lutter pour la paix que la lutte et la solidarité des travailleurs par-delà les frontières contre tous les fauteurs de guerre, à quelque fraction des classes dirigeantes du capitalisme mondialisé qu’ils appartiennent.

Galia Trépère

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