Au terme d'une campagne dominée par la violence et les provocations verbales et physiques de l’extrême droite, les résultats de l’élection présidentielle au Brésil ont placé Lula en tête avec 48,2 % des voix, contre 43,30 % pour Bolsonaro. Un deuxième tour aura lieu le 30 octobre alors que, la veille même du premier, les sondages donnaient Lula élu. « La lutte continue jusqu’à la victoire finale. C’est juste une prolongation, nous allons remporter cette élection », a-t-il déclaré minimisant le revers. Sur les 156 millions de Brésiliens appelés aux urnes, près de 32 millions d’entre eux, 20,9 % de l’électorat, se sont abstenus bien que le vote soit obligatoire, le plus haut niveau depuis 1998. Une statistique qui exprime le rejet croissant d’un système social et politique inégalitaire, injuste et corrompu.
Bolsonaro, qui en est l’incarnation la plus brutale brandissant l’étendard « Dieu, Famille, Patrie », donné perdant, a atteint son objectif, éviter une défaite dès le premier tour qui aurait été une déroute. « Nous avons vaincu les mensonges » a-t-il clamé flattant le complotisme de ses soutiens, les mensonges des sondages, de Lula et de ses soutiens, des juges de la cour suprême et de la presse... Son parti, le Parti libéral (PL), a réussi à gagner de solides positions aux élections pour les députés, sénateurs, gouverneurs et représentants à l'assemblée des 27 États qui se déroulaient en même temps. Huit anciens ministres sont élus au Parlement dont Eduardo Pazuello, criminel ministre de la santé durant la pandémie ou encore Ricardo Salles, l’ex-ministre de l’environnement, destructeur de la forêt amazonienne, et le PL y constitue le groupe le plus important avec 99 députés. L’ensemble de la droite et de l’extrême-droite aura 273 députés sur 513. Au Sénat, le PL a obtenu 14 sièges contre seulement 8 pour le Parti des travailleurs (PT) et y devient la première formation.
Les bolsonaristes sont en tête dans 13 des 27 États dont certains des plus importants, tels que ceux de Sao Paulo, de Rio de Janeiro et le district de Brasilia. Dans ces deux derniers, ils l’emportent même dès le premier tour avec plus de 51 % des voix.
Si Bolsonaro subit un revers, il garde une large influence et ancre son mouvement dans les institutions et la population. Il s’appuie sur une fraction de l’armée, les réseaux très puissants des évangélistes et de leurs différentes chapelles et ce qu’il appelle « son armée », des milices d’extrême droite. Il avait déjà laissé entendre qu’il pourrait, comme son modèle Trump, remettre en question le scrutin avec l’appui des militaires et de l’appareil judiciaire. Le deuxième tour ouvre à l’ancien petit capitaine, admirateur et nostalgique de la dictature militaire, la possibilité de s’appuyer sur ses succès du premier tour pour mobiliser et galvaniser ses troupes, 4 semaines de campagne pour les préparer à un éventuel coup de force et à la suite si Lula l’emporte, le plus probable.
La politique au service de la bourgeoisie de Lula désarme le camp progressiste
La politique de Lula et du PT lui laisse malheureusement le terrain après une campagne plus soucieuse de donner confiance au patronat qu’à mobiliser ses propres troupes, les travailleurs et les classes populaires. Si son capital de popularité acquis durant ses deux premiers mandats assure à Lula un électorat fidèle, sa politique intégrée au libéralisme a nourri aussi une profonde méfiance. Il y a le lourd passé des accusations de corruption -le scandale de Petrobas qui a conduit Lula en prison et à la destitution de Dilma Rousseff en 2016- qui nuisent à sa popularité et donnent prise au slogan de Bolsonaro contre « les voleurs » alors que les pratiques clientélistes et de corruption sont une composante de la vie politique brésilienne.
Lula entend maintenir l’opposition à l’extrême-droite sur un terrain électoral, institutionnel et multiplie pour cela les alliances avec la droite traditionnelle. Il a fait de Geraldo Alckmin son vice-président, cet ancien gouverneur de São Paulo, un des dirigeants historiques du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), la formation conservatrice et néolibérale qui a longtemps régné sur la droite brésilienne. Ce dernier avait affronté Lula au second tour de la présidentielle en 2006. En le choisissant, Lula envoie un message sans équivoque au grand capital, il se place sous sa dépendance et la menace d’un nouveau « coup d’État constitutionnel » si, sous la pression de la tourmente capitaliste mondiale, le grand patronat changeait de politique.
Lula et le PT veulent gouverner en s’alliant aux représentants de la bourgeoisie pour défendre leurs intérêts. La page du développement et de la transformation économique du Brésil des années où Lula était au pouvoir de 2003 à 2010, qui lui a permis de mener une politique sociale visant à éliminer la faim et la misère, est tournée. Il n’aura plus le choix que d’assumer la politique de régression sociale et de destruction de l’environnement dans laquelle Bolsonaro a entraîné le pays, qui répond aux intérêts du capitalisme brésilien tout en développant des programmes sociaux pour garantir la paix sociale. Il se veut le candidat de la réconciliation nationale déclarant dans un clip de campagne : « J’ai 76 ans, j’ai vécu tout ce qu’un homme peut vivre dans la vie. Je n’ai pas de place pour la haine, pour la vengeance, pour ne pas croire que demain sera meilleur ». Il cherche à attirer les électeurs et électrices bien au-delà de la gauche sur la base d’un programme nationaliste et pro-patronal pour « reconstruire et transformer » le Brésil.
Il vient de passer des accords avec les partis du centre et espère ainsi assurer sa victoire. Le patronat de Sao Paulo, la capitale économique du pays, et la grande presse, en particulier le puissant groupe des médias Globo, vont certainement continuer leur campagne contre Bolsonaro. La grande bourgeoisie brésilienne voit encore en Lula un homme qui, disposant d’un soutien dans les couches populaires, peut apaiser les tensions sociales et mieux faire passer sa politique. Mais la tourmente dans laquelle est plongé le capitalisme mondial rendra la tâche impossible d’autant qu’une fraction de cette même bourgeoisie peut être amenée à changer son fusil d’épaule.
Bolsonaro ou le terrorisme des peurs et des haines nourries du désordre capitaliste
Bolsonaro a été en fait, indépendamment des antipathies qu’il peut susciter parmi une partie de la grande bourgeoisie de par son complotisme, son caractère illuminé, ses relations peu recommandables avec la pègre et les maffieux ou son irresponsabilité face à la pandémie du covid, l’exécuteur de la politique du capital : accentuer l’exploitation du travail et de la nature pour maintenir les profits, sauver le système.
Il a fait adopter en octobre 2019 une réforme des retraites extrêmement violente prévoyant près de 20 milliards de dollars d’économies par an pendant dix ans. La Constitution a été changée pour réduire les dépenses de l’État, près de 23 milliards de dollars d’actifs publics ont été privatisés et une nouvelle vague de dérégulation a été imposée. Le gouvernement a utilisé la crise du coronavirus pour réduire les droits des travailleurs.
Cette politique n’a pas réussi à relancer la croissance et a produit un affaiblissement global de la société qu’a mis au grand jour la pandémie. Bolsonaro a géré la crise sanitaire en sacrifiant la population aux impératifs économiques du patronat au nom de la croissance, sans rien faire face à l’état désastreux des structures sanitaires du pays ravagées par les politiques libérales.
Non seulement le Brésil, avec 686 000 morts, est le pays qui a payé le plus lourd tribut au Covid après les États-Unis, mais le chômage est monté jusqu’à 15 % et les effets sociaux de la pandémie sont durables. Selon le Réseau national de recherche sur l’alimentation et la souveraineté et sécurité nutritionnelle, en 2022 près de 33 millions de personnes, soit près de 15 % de la population, souffrent de la faim, dans l’une des grandes puissances agroalimentaires du monde.
Cette régression n’est pas la conséquence des seules improvisations irresponsables et criminelles de Bolsonaro, elle est aussi la logique de la politique à l’échelle internationale des multinationales. Le début du XXIe siècle a été décrit comme l'ère de l'émergence de nouvelles puissances comme le Brésil. Mais Leur croissance était entièrement dépendante de la financiarisation de l’économie où tout, et en particulier les matières premières, devenait objet de spéculation.
Après l'éclatement de la bulle des matières premières, le Brésil a commencé à afficher une dette élevée, un chômage de masse, des faillites en cascade et a subi un coup d'État avec l'arrivée de l'extrême droite au pouvoir. Processus qui a aggravé le harcèlement social des femmes, des noirs, des indigènes et des petits producteurs ruraux. Aujourd’hui, l’inflation réduit possibilités de remboursement des ménages au moment même où les taux ont été fortement remontés par la Banque centrale et où la dette va donc coûter beaucoup plus cher. La récession mondiale va frapper de plein fouet les exportations du pays. Déjà, au deuxième trimestre, leur croissance sur un an n’était plus que de 0,9 % contre 8,1 % au trimestre précédent. Le Brésil a exporté pour 88 milliards de dollars vers la Chine en 2021, et pour 33 milliards de dollars vers les États-Unis. Mais l’économie de la Chine ralentit et les États-Unis vont entrer en récession, sans doute comme la zone euro.
Le sous-investissement chronique a conduit à un violent déclin industriel qui rend le pays de plus en plus dépendant de la manne des exportations agricoles en premier lieu et pétrolières. Selon les données de la Banque mondiale, la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée totale est passée de 34 % à 10 % entre 1984 et 2021.
Quand la manne des matières premières n’est plus là, la seule issue pour le capital est une pression croissante sur les travailleurs et sur l’environnement, puisque la productivité est absente et que les ressources du pays sont faibles.
Bolsonaro s’est fait l’agent de cette fuite en avant par la dévastation de l’Amazonie, tant de la nature que des peuples indigènes victimes d’une violence raciste. Cette politique criminelle obéit aux impératifs d’un capitalisme prédateur et destructeur.
Et celui qui n’a de cesse de dénoncer le « voleur » Lula, « menteur, ancien prisonnier et traître à la patrie », a créé le plus grand mécanisme de détournement de l’argent public au profit d’intérêts politiques privés et de la corruption, s’attachant une troupe de généraux réactionnaires assoiffés de pouvoir et de privilèges.
Bolsonaro partage et flatte leurs préjugés, un élitisme raciste et nationaliste, machiste et homophobe, admirateur de l’armée et fanatiques des armes, antiavortement, invoquant la famille et la religion, un ciment qui, sur terre, ne coûte pas cher et rapporte à ceux qui l’instrumentalisent comme les évangélistes. Ils influenceraient 30 % de la population et leurs différentes chapelles se font les propagandistes actifs de la réaction la plus brutale. L’épouse de Bolsanero en est une membre fervente et influente.
Il y a cependant au sein d’une large fraction des classes populaires un profond rejet de Bolsonaro qui, en 2018, avait devancé le candidat du PT de 17 points au premier tour et de 11 points au second, un rejet du racisme, du sexisme, de l’obscurantisme de l’extrême-droite, de sa nostalgie affichée pour la dictature militaire, de sa politique. Mais ce rejet a besoin d’une politique offensive pour contrer la campagne agressive de Bolsonaro qui utilise les faiblesses de Lula pour occuper le terrain et se préparer à l’échec annoncé d’un probable futur gouvernement Lula en 2023. Ce dernier et le PT, prisonniers du respect des institutions et du système, seront une proie facile pour les forces de la réaction menant leur offensive contre les forces progressistes, les travailleurs, les femmes, les noirs pour le compte des classes dominantes.
Les droits sociaux et démocratiques, les idées progressistes dépendent de la lutte des travailleurs, des femmes, des jeunes
L’offensive des classes dominantes frappe les plus fragiles de plein fouet. Si le chômage vient de passer sous la barre des 10 % en juin, les salaires ont globalement baissé et le travail informel représente plus de 40 % du marché du travail. La régression sociale à laquelle fait face la classe ouvrière s’est profondément aggravée. Des dizaines de millions de personnes ont été poussées sous le seuil de pauvreté.
La lutte contre Bolsonaro et les menaces putchistes ne peut se limiter à la défense des institutions bourgeoises au nom de la défense de la démocratie. Elle nécessite un programme qui associe la lutte pour l’abrogation de toutes les réformes anti-ouvrières, comme la réforme du travail et de la sécurité sociale, pour les droits de l’ensemble de celles et ceux que l’extrême-droite attaque, à une lutte démocratique révolutionnaire pour la conquête par les travailleurs et les classes populaires du droit de contrôler la marche de la société.
La classe ouvrière brésilienne est une force sociale massive qui a une longue histoire de lutte contre le capitalisme, et une profonde tradition d’indépendance de classe.
Et si on ne peut que souhaiter la défaite de Bolsonaro, ce n’est pas le bulletin de vote qui protégera de l’avancée, des agressions, de la menace des forces fascistes mais bien la propre organisation, la propre mobilisation des travailleur.es et des classes populaires. La défense des droits sociaux et démocratiques est incompatible avec le système qui engendre les monstres bolsonaristes.
Yvan Lemaitre