Le 4 septembre, par un vote obligatoire, une large majorité (62 %) a rejeté la Constitution rédigée par la Convention Constitutionnelle. Une déception pour des millions de Chiliens voulant ainsi en finir enfin avec la Constitution dite de Pinochet. Et aussi, surtout, un revers pour le gouvernement de la nouvelle gauche de Gabriel Boric. Un échec et le désaveu de sa politique qui, tout en disant défendre une Constitution au contenu progressiste, recherche le compromis avec les forces du centre et de droite, avec l’État et la bourgeoisie, une politique qui a contribué à la victoire du camp de la réaction et des pinochétistes.

Nous comprenons la déception et la colère de toutes celles et ceux qui voulaient, enfin, tourner la page sanglante de la dictature de Pinochet. Mais la nouvelle Constitution ne représentait de garantie que pour les classes dominantes qui n’ont cependant pas accepté les quelques acquis démocratiques issus de la rue qu’elle portait.

L’illusion d’une nouvelle mouture de gauche pouvant transformer profondément le pays se déchire, développant la conscience de l’affrontement nécessaire pour en finir non seulement avec la dictature, mais avec ce que des milliers de révolté-e-s en 2019 ont appelé les « 30 ans » de gestion loyale du capitalisme par tous les successeurs de droite et de gauche de Pinochet.

A quelques jours du vote, le gouvernement Boric a emprisonné le leader indigène mapuche Héctor Llaitul pour délit d’opinion, « propager des doctrines tendant à altérer par la violence l’ordre social ou la forme républicaine et démocratique de gouvernement ». Cet assistant social gréviste de la faim demandait juste à ne pas être jugé comme un terroriste. Il est devenu le premier prisonnier politique de Boric, ce que Piñera n’avait osé faire…

Le soir des résultats, Boric a commencé par remercier les forces armées et la police. Et pour lui, la première « demande urgente de la population à satisfaire » était « l’insécurité, la violence dans le Sud », c’est-à-dire contre le mouvement indigène mapuche dont tous les droits sont bafoués !

La politique de cette nouvelle gauche ne pouvait convaincre les hésitants (dont 20 % ont voté nul), empêtrée dans la recherche d’accords avec les partis qui ont assuré la perpétuation des transformations libérales opérées par la dictature.

Une période d’instabilité politique s’ouvre. Le gouvernement ne compte déjà pas de majorité au Parlement (le Congrès) dans un contexte social et économique dégradé et explosif. En donnant une suite au processus constitutionnel, l’ensemble des partis veut, d’une façon ou d’une autre, opposer une forme d’union nationale à la menace d’une nouvelle explosion sociale et politique.

Pour le monde du travail, les jeunes, l’enjeu est de se donner les moyens de défendre leurs propres intérêts en toute indépendance de classe.

Une Convention pour canaliser la révolte populaire et de la jeunesse…

En effet, la Convention et sa Constitution sont le produit du dévoiement de la lutte des classes vers le terrain institutionnel. Lorsque la rébellion populaire des lycéens d’octobre 2019 menaçait de s’étendre à la classe ouvrière, sous la menace d’une grève générale le 12 novembre, Boric s’est empressé de rassembler tous les partis « des 30 ans » et même la droite au pouvoir autour de « l’Accord pour la paix sociale et la Constitution » du 15 novembre.

Ils ont ainsi réussi à sauver le régime de droite extrême de Piñera en dévoyant la colère profonde du mouvement populaire dans la rédaction d’une nouvelle Constitution à l’initiative du même Piñera. Les partis de pouvoir ont tenté de la confier au Congrès. Mais la pression de la rue était trop forte. Elle a donc été dévolue à une Convention élue au suffrage universel, processus constituant nouveau qui a permis l’intervention de militants reflets des luttes en cours féministes, écologistes, indigènes.

Cependant, dès le départ, ce processus était encadré par l’ancienne Constitution et chapeauté par des membres du PS et d’anciens partis gouvernementaux de centre voire de droite modérée (ex Concertación) en alliance avec la gauche proche du PC de Boric.

Lorsque les rues se sont vidées, un premier plébiscite en approuva le principe à 78 % en octobre 2020, avec une abstention pouvant atteindre 60 % dans certains quartiers pauvres. Beaucoup d’acteurs de la révolte de moins de 18 ans n’avaient pu ni voulu voter. Mais ce résultat révélait malgré tout la volonté populaire de ne plus laisser la politique aux seuls partis de pouvoir.

Ce dont furent aussi le reflet les élections à la Convention de mai 2021, où 56 constituants sur 155 étaient des militant.e.s proches de l’anticapitalisme, avocats, étudiants, journalistes ou professeurs, une majorité de femmes, et des représentants des peuples indigènes dont le peuple mapuche en rébellion, victime d’une loi martiale. Pas un ouvrier ni un syndicaliste, le principal syndicat, la CUT, étant totalement inféodé au système.

Dès le départ, cette Convention a été marquée par le dévoiement de la colère de la rue dont elle était issue. Les anciens partis au pouvoir, avec la complicité de ceux qui voulaient y accéder comme Boric ou le PC, en ont fait un organe uniquement destiné à rédiger une Constitution et non une Assemblée populaire Constituante, libre et souveraine. Ils ont imposé la règle des 2/3 pour adopter les décisions censurant toute proposition de loi contre l’ordre établi. Elle ne devait pas toucher aux traités internationaux, et se dissoudre aussitôt sa tâche accomplie.

De juillet 2021 au 4 juillet 2022 ont donc eu lieu les débats à la Convention qui a rédigé un « brouillon » de Constitution présenté au gouvernement. Malgré l’opposition tenace des plus à droite, il y figurait des éléments progressistes (le droit de grève, à l’avortement, de vote à 16 ou 17 ans, la reconnaissance des peuples indigènes et des minorités sexuelles, de l’eau comme bien commun et même le respect des animaux…), reflets de la profondeur et du dynamisme démocratique du mécontentement populaire.

Mais c’était un supplément d’âme dans la Constitution car sans aucun moyen pour les imposer ni les financer. La nationalisation du cuivre et du lithium, l’expropriation des propriétaires terriens et des sociétés forestières, la fin des retraites par capitalisation (AFP), ou la liberté des prisonniers de la révolte et indigènes, ont été rejetés. Pas seulement par les élus du centre ou de droite mais par des partis de gauche comme le PS ou le Frente Amplio proche de Boric.

… pour une Constitution sous l’égide de l’État chilien pour garantir l’ordre

Car les gouvernements post-dictature avaient gouverné avec la Constitution dite de Pinochet qui interdisait quasiment le droit de grève, entre autres, en ne la modifiant que légèrement. Pendant que la Convention était présidée par deux femmes mapuche, l’occupation militaire de la région indigène, le Wallmapu, a continué. Les prisonniers de 2019 sont restés en prison.

Et la Convention s’est engagée dès le début à confier au Congrès (Chambre des Députés et Sénat dominés par la droite) l’application de la future Constitution. Boric a été à l’initiative, la veille du vote, avec le soutien de Michelle Bachelet, d’un appel à l’unité nationale quel que fût le résultat du plébiscite, dans le même sens que ce que disait Piñera auparavant : « Ce plébiscite n’est pas une fin en soi. C’est le début d’un chemin que nous devons parcourir ensemble pour donner une nouvelle Constitution au Chili (...) Jusqu’à présent, la Constitution nous a divisés. A partir d’aujourd’hui, nous devons tous collaborer pour que la Nouvelle Constitution soit le grand cadre d’unité, de stabilité de d’avenir », paroles d’un Président millionnaire et réactionnaire, éborgneur de manifestants…

Le gouvernement appelait à « à approuver pour réformer » la nouvelle Constitution, montrant ainsi son ouverture à l’avance à la « cuisine », aux arrangements avec les partis de pouvoir en cas de victoire du Non. Et si le Oui l’avait emporté, toute loi aurait dû avoir non seulement l’aval du Congrès pour être adoptée, ce qui devrait prendre au moins 2 ans, mais ne serait pas applicable avant 2026, fin de l’actuel mandat présidentiel.

Aucune Constitution bourgeoise n’a jamais changé le sort des travailleurs à leur place. Ce n’est pas le vote massif du Non à Pinochet au plébiscite qui a mis fin à la dictature en 1988 mais la révolte démarrée dès 1983 dans les quartiers populaires à l’origine de ce même plébiscite.

Vers une union nationale pour une nouvelle Constitution ?

Il ne reste plus au pouvoir, comme Boric s’y est tant engagé, qu’à chercher l’unité avec toutes les composantes de l’ordre pour un vague nouveau processus constituant que la droite combattra ragaillardie par le succès du Non, sur le dos de masses déçues, dépitées par le gouvernement.

Le rejet de la Constitution a conforté les milieux réactionnaires dans la défense de leurs intérêts de classe, tant de droite et d’extrême droite que du centre, celui-ci contribuant à donner à son vote Non un caractère plus « moderne » que les tenants de Pinochet. Une droite extrême déjà renforcée par l’offensive capitaliste de ces dernières années et le discrédit des partis de l’ex-Concertación qui ont permis qu’aux présidentielles de 2021, le candidat d’extrême droite José Antonio Kast soit en tête au 1er tour, avec une énorme abstention populaire. Boric a fini par être élu contre lui comme un moindre mal.

Son gouvernement n’a ensuite fait que décevoir voire mettre en colère ceux qui n’en attendaient déjà pas grand-chose. Ils ont vu dans le vote pour la Constitution une approbation de sa politique et de celle de sa coalition de gouvernement (comprenant le Frente Amplio -Front Large-, le PC, le PS -dont le Ministre de l’économie, ex gouverneur de la Banque du Chili- à des postes clé), ceux-là même qui ont capitulé devant les fonds de pension, tergiversé sur le droit à l’avortement, instauré des états d’exception dans le Sud en alliance avec les partis des 30 ans. C’est pourquoi de larges milieux populaires, votant pour la première fois comme des jeunes ou des Mapuche, ont aussi voté contre.

Boric a répondu en traitant les demandes populaires urgentes tout à la fin de son discours le soir des résultats. Parlant de « mal être persistant », « d’inégalités et d’abus » sur le coût de la vie, la condition des femmes, il s’est bien gardé de ne serait-ce que promettre quoi que ce soit. Par contre, il a clairement annoncé que le « principal protagoniste de ce nouveau processus sera le Congrès » dont il a aussitôt convoqué les présidents de groupe.

Ceux de droite ont alors annoncé qu’ils mettraient des conditions pour « une Constitution moderne, qui n’engendre pas de différences odieuses entre les Chiliens, qui garantisse de manière incontestable le droit de propriété ». Après avoir grassement financé une campagne accusant la nouvelle Constitution d’exproprier tous les propriétaires d’une maison, de priver les retraités de pensions voire d’encourager les « déviances sexuelles », des membres de cette droite font de la surenchère réactionnaire en appelant maintenant à un délit de « blasphème » au drapeau ou à l’hymne national !

Par sa politique, Boric propose et offre donc la possibilité à la droite de poursuivre son offensive politique et sociale. Les travailleurs et les jeunes n’ont rien à attendre du monde politique des 30 ans réconcilié sous l’égide de l’État chilien dont l’ancienne et la nouvelle Constitution garantiront le droit à spolier les peuples, à exploiter les travailleurs et à réprimer ses opposant.e.s.

Un programme pour une politique de classe indépendante des manœuvres constitutionnelles et parlementaires

Aucune des revendications essentielles de la population n’a été satisfaite depuis qu’il y a la démocratie.

Le monde du travail a besoin d’une stratégie pour comprendre la situation, pour agir, s’organiser, combattre les nervis pinochétistes mais aussi contrer les pièges du pouvoir et de ses faux amis de gauche sauvant le régime mis à mal par les révoltes. Il a besoin d’un programme d’urgence face à l’inflation et à l’explosion de la précarité et du travail informel, pour ses luttes aujourd’hui et sa prise du pouvoir demain.

Face à la course effrénée au profit des classes dominantes dont quelques familles possèdent presque tout le pays, exiger les droits des travailleurs est, comme le disait Piñera en 2019, une « guerre » de classe sans merci. Le capitalisme aux abois ne peut plus rien concéder, ni aux partis traditionnels de gestion libérale du système, ni aux apprentis bureaucrates issus des nouveaux mouvements écologistes, féministes, antiracistes subordonnant leur activité aux institutions bourgeoises protégées par la police et l’armée républicaines, les mêmes que sous la dictature.

Les grandes entreprises minières et forestières, dont celles qui spolient les Mapuche, doivent être expropriées sans indemnisation sous contrôle des travailleurs et de leurs organisations, de même que les services fondamentaux de l’eau, l’électricité et le carburant. Il faut réinstaurer un système de retraites par répartition en excluant les fonds de pension AFP.

Les travailleurs organisés imposeront l’augmentation générale et immédiate des salaires et des pensions indexés sur l’augmentation du prix des produits alimentaires, la réduction de la journée de travail et la répartition du travail entre les travailleurs et les chômeurs sans réduction de salaire. Ils prendront en mains une banque unique permettant d’aider les petits artisans, agriculteurs et auto-entrepreneurs victimes des crédits bancaires.

Le droit à l’avortement doit être instauré et les réactionnaires de tout poil, dont ceux des églises, mis hors d’état de nuire aux droits des femmes, des minorités sexuelles et des enfants.

Les travailleurs instaureront leur propre contrôle sur les Carabiniers et les corps armés qui sévissent toujours, en finiront avec l’occupation militaire du Sud, se battront aux côtés de leurs frères indigènes, des migrants haïtiens, vénézuéliens, en une seule classe d’exploité-e-s sans frontières.

Leur organisation par la démocratie directe, en assemblées, cabildos sur les lieux de travail, d’études et de vie multipliés dans les luttes ces dernières années, réorganisera la société en fonction des intérêts de la majorité de la population.

Ces mesures ne pourront être réellement mises en œuvre que par un gouvernement des travailleurs, de la « première ligne » militante et travailleuse, seule capable de faire tourner la société en se débarrassant de la propriété capitaliste et de l’oppression qui la maintient. Les jeunes de 16 et 17 ans n’auront pas le droit de vote promis par la nouvelle Constitution. Mais dès le 6 septembre, ils étaient à nouveau dans la rue, prennent et prendront leur avenir en main autrement que par le vote, avec les travailleurs en lutte.

Mónica Casanova

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