Discuter des enjeux auxquels le mouvement révolutionnaire est confronté face à la situation sociale et politique commence par prendre la mesure du tournant en cours, sa signification et sa portée. Les propos de Macron en cette rentrée, - « la fin de l'insouciance et de l’abondance », « Nous sommes en guerre » - au-delà du personnage et de sa mise en scène, donnent à voir la façon dont les classes dominantes abordent la situation politique prenant acte, à leur façon, du tournant majeur qui s'est opéré à l'échelle internationale. Après le Covid, la guerre en Ukraine joue le rôle de révélateur et d'accélérateur des bouleversements en cours, des enchaînements irréversibles engendrés par la politique des classes dominantes en réponse à la crise mondiale du capitalisme financiarisé mondialisé, sa marche à la faillite.

Nous avons besoin d'une appréciation de la dimension inédite, spécifique du stade historique de développement du capitalisme et de ses conséquences sur les évolutions de la société, sur le déroulement de la lutte de classes.

Cette rentrée, les semaines et mois qui viennent seront un moment important où vont se constituer pour la période qui vient les courants politiques autour des prises de positions et des orientations défendues face à la guerre, à l'inflation et au développement de la déroute économique en cours, à la catastrophe écologique comme de la tentative de réveiller les fantômes de la gauche plus gouvernementale que réformiste.

Il nous est difficile d’anticiper comment les différents éléments qui se combinent dans la situation sociale et politique vont agir, dans le sens de la passivité ou de la colère. L’instabilité actuelle laisse ouvertes bien des possibilités mais se dégagent des lignes de forces qui définissent ce qui doit être notre préoccupation centrale.

Ces lignes de force sont la résultante des logiques opposées et contradictoires à l’œuvre à travers la crise historique du capitalisme en cours, les effets des réponses que tente d’y apporter la bourgeoisie et les évolutions de conscience au sein du monde du travail, le renouveau de la lutte de classes en réponse à la régression sociale, globale. Le développement du mouvement gréviste en Angleterre nous indique le chemin de l'avenir mais aussi ses embûches et traquenards, la gauche gouvernementale, les directions syndicales, auxquels nous répondons par une politique de classe indépendante, démocratique, la construction au cœur même des mobilisations et des grèves d'un courant révolutionnaire unifié capable de rassembler les forces dispersées disponibles pour le combat de classe.

Nous ne sommes pas en mesure de pronostiquer les rythmes mais c’est dans ce cadre que nous devons penser nos tâches, un cadre international et internationaliste. Quels que soient ses rythmes et ses étapes, nous préparer à un affrontement d'ensemble.

La spécificité historique de la crise actuelle du capitalisme sénile

Le capitalisme n'offre plus aujourd'hui à plus ou moins long terme d'autre avenir possible à l'humanité qu'une régression sans fin sur une planète asphyxiée ou sa propre destruction. Dire cela n'est pas une anticipation catastrophiste mais bien le prolongement de l'évolution d'ores et déjà engagée. Depuis la grande dépression de 2008-2009 jusqu’à la guerre en Ukraine, l'inflation mondialisée, la crise de l'énergie, l'emballement du réchauffement climatique en passant par la pandémie du Covid, le système est entré dans une phase aiguë d'une maladie chronique.

Cette maladie atteint son moteur même, l’accumulation du capital. Devenu pléthorique, ce dernier étouffe sous son propre poids. Il n'a plus les moyens de satisfaire sa boulimie insatiable de profits. L'exploitation du capital vivant, du travail humain, ne produit plus assez de plus-value au regard des investissements qu'elle exige, le marché se rétrécit tandis que la masse de capitaux explose grâce à l'intervention des États et des banques centrales pour sauver le système de la faillite en subventionnant les profits, opérant ainsi un gigantesque transfert de richesses. Ces capitaux ne trouvent plus assez d'opportunités d'investissements dans la production capables de satisfaire leurs appétits sans limite et n'ont d'autre issue que d'accentuer l'exploitation du travail humain et de la nature, une économie prédatrice et destructrice. Les gains de productivité ne répondent plus aux besoins du capital qui n'a d'autre choix que d’extorquer toujours plus de plus-value absolue par la surexploitation, la violence et le pillage.

L’ère de l'impérialisme décrite par Lénine il y a plus de cent ans est révolue. Le capitalisme n'est plus en mesure aujourd'hui de répondre à sa crise d'accumulation, de valorisation et de reproduction du capital par une politique d'expansion géographique, de conquête militaire de nouveaux territoires et de nouveaux marchés. Il a généralisé le marché et la concurrence à l'échelle de la planète, il est à bout de souffle, de plus en plus parasitaire et prédateur, destructeur.

Les réponses des dirigeants économiques ou politiques sont soumises aux impératifs à courte vue de la sauvegarde du système, des intérêts des classes dominantes et de leur propre pouvoir face à un mécontentement croissant des classes populaires. Elles convergent pour aggraver la situation, et de façon accélérée. Leur système est hors contrôle.

Le réchauffement climatique et la catastrophe écologique en cours en sont la démonstration la plus globale. La crise énergétique, l'inflation mondialisée et la récession planétaire latente en sont une autre comme la guerre en Ukraine et la militarisation sans fin dans laquelle la concurrence plonge le monde. Cette offensive politique et économique n'a qu'un seul but, diminuer le coût du travail, surexploiter la nature, inventer des expédients pour vainement tenter de pallier les méfaits qu'elle engendre. L'offensive économique et sociale se combine sur le plan politique et idéologique à une offensive réactionnaire qui alimente la montée de l'extrême droite en position aujourd'hui de pouvoir diriger la première puissance mondiale.

Offensive capitaliste, recul social et perspectives révolutionnaires

Cette offensive libérale, guerrière et militariste des classes dominantes constitue pour le mouvement ouvrier une dégradation du rapport de force. Il serait cependant erroné de voir ce recul à travers des lunettes qui idéaliseraient le passé et masqueraient la réalité pour justifier les démoralisations et abdications d’une génération dépassée. La situation, les rapports de force dont héritent les nouvelles générations sont le fruit d'une histoire dont il faut tirer les leçons. Les échecs, les défaites des luttes d'émancipation ne sont en rien la faillite des idées du socialisme et du communisme, bien au contraire, elles participent de leur histoire et préparent l'avenir. Il s'est avéré que le capitalisme a continué à développer les forces productives à travers les luttes de classes, les guerres mondiales et les révolutions. C'est un fait qui ni n’efface ni ne masque les erreurs, les reniements, les trahisons et les faillites politiques mais souligne l'importance de la nouvelle période qui s'ouvre devant le mouvement ouvrier et révolutionnaire.

Bien des militant.e.s, des travailleurs, intègrent cette psychologie politique du recul qui conduit à l'adaptation aux rapports de force. Elle vient justifier des adaptations politiques de différents courants d'extrême gauche soit sous forme de sectarisme, un propagandisme abstrait, soit l’adaptation et l’opportunisme vis-à-vis de la gauche politique et syndicale traditionnelle paralysant toute discussion sur une stratégie révolutionnaire jugée illusoire. Un jour peut-être...

Les divisions du mouvement sont une des conséquences de cette situation dans laquelle le mouvement révolutionnaire s'enferme lui-même, prisonnier de son propre moralisme volontariste où chacun rend responsable l'autre des échecs sans même chercher les voies et moyens d'une réponse collective à une situation objective dont aucun courant révolutionnaire n’est en lui-même coupable ni responsable. C'est bien l'ensemble du mouvement révolutionnaire qui est confronté à ses limites au regard de la nouvelle période. La séquence des élections présidentielles en est l'illustration. Elle nécessiterait un bilan critique plutôt qu'une autosatisfaction combinée au sectarisme.

D'une certaine façon, le mouvement trotskyste s’est arrêté au cadran de l’horloge voire voudrait la faire tourner à l’envers comme s’il était plus juste de prétendre reconstruire la IV que de se proclamer Quatrième internationale. Affirmer notre continuité historique, la légitimité et l'héritage politique du trotskysme n'a rien à voir avec le fétichisme.

Reconstruire l’unité entre programme et stratégie révolutionnaire

Le livre d’Emilio Albamonte et Matias Maiello « Marxisme, stratégie et art militaire : Penser la révolution au XXIème siècle »[1], apporte au sujet de « L’impérieuse actualité de la stratégie » un éclairage intéressant à la discussion en soulignant les conséquences du recul qu’a connu le mouvement révolutionnaire à travers une longue période qui a vu des moments forts de la lutte de classes sans que ne s’engagent de réels processus révolutionnaires prolétariens. « C’est dans ce contexte difficile que l’unité entre programme et stratégie se rompt. Le résultat de cette rupture est une adaptation croissante à d’autres formes de stratégie, qui sont, elles, en plein essor après la guerre » écrivent-ils. Il y a là une idée centrale pour comprendre nos propres limites et définir nos tâches. Loin des accusations sectaires dont le mouvement révolutionnaire est coutumier, nous avons besoin de comprendre notre propre histoire de façon critique pour y trouver les explications de l'état actuel du mouvement ainsi que les éléments d'une réponse, d'une politique pour redonner à un mouvement révolutionnaire bien vivant une nouvelle dynamique répondant au besoin du moment.

« Reconstruire le marxisme révolutionnaire au XXIème siècle exige à la fois de déconstruire l’amalgame entre stalinisme et communisme », écrivait Daniel Bensaïd, et « retrouver l’unité et la cohésion entre un programme marxiste et une stratégie révolutionnaire ». Le chantier est, en fait, en friches car il suppose une révolution culturelle au sein des différents courants du trotskysme qui exige une difficile rupture avec son propre passé, un bilan critique nécessairement douloureux.

La situation nous l'impose de façon « impérieuse ». Notre politique doit changer d'échelle. Nous avons besoin de penser collectivement une politique pour contribuer à l'émergence d'un mouvement ouvrier révolutionnaire, nous donner l’instrument nécessaire à la convergence des luttes ainsi qu'au développement d’une conscience socialiste, communiste, dépasser nos propres limites, celles du mouvement révolutionnaire tel que le passé l’a façonné et dont personne ne peut s’extraire.

Face à un nouveau populisme de gauche, populariser un programme et une stratégie révolutionnaires

Force est de constater que le mouvement révolutionnaire n'a pas été en mesure de faire sa mue au lendemain de la chute du mur et de l'effondrement de l'URSS, quand la social-démocratie et le stalinisme, ou ce qu'il en restait, étaient déconsidérés aux yeux de la grande majorité des travailleurs.

Depuis 20 ans, il a perdu de l’influence. Alors qu'il réalisait, avec trois candidats, LO, LCR et PT, plus de 10 % des voix à la présidentielle de 2002 après qu'Arlette Laguiller ait réalisé plus de 5 % des voix en 1995 et que LO et la LCR, ensemble, aient eu 5 élus au Parlement européen en 1999, il est à moins de 1,5 % vingt ans plus tard. Fermer les yeux sur cet échec sous couvert que nous ne sommes pas électoralistes relève d'un aveuglement ou d'un mensonge à soi-même et surtout de directions repliées sur elles-mêmes plus soucieuses de justifier leur politique que de pensée critique et démocratique.

Comment ne pas nous poser aussi la question de nos propres responsabilités, au sens politique et à notre niveau, dans la montée de l'extrême-droite face à laquelle une partie du mouvement révolutionnaire appelait à un front unique impuissant avec la gauche pendant que d'autres le condamnaient au nom de la lutte de classe sans qu'aucun ne se pose pratiquement la question de la possibilité de dépasser nos divisions pour construire un instrument à la hauteur des enjeux. Les proclamations antifascistes ont démontré leur impuissance mais elles continuent de suppléer à l'indigence politique.

Ce bilan explique que ce soit l’Union Populaire de Mélenchon puis la Nupes qui ont temporairement canalisé sur un terrain électoral et institutionnel le renouveau des luttes qui remettaient pourtant en cause les trahisons de la gauche politique et syndicale et cherchaient des réponses radicales à la catastrophe capitaliste.

Là encore, ce serait se mentir que d’expliquer cette situation par les illusions réformistes des masses pour ne pas voir notre incapacité à formuler un programme de transformation radicale, c’est-à-dire révolutionnaire de la société, construire l’unité « programme marxiste-stratégie révolutionnaire », lui donner une crédibilité, la populariser. La campagne « pour une gauche de combat » de Philippe Poutou d’un côté et de l’autre les leçons révolutionnaires de Nathalie Arthaud ne pouvaient répondre aux aspirations anticapitalistes de celles et ceux qui se sont tournés vers Mélenchon parce qu'il a su donner aux illusions réformistes qu'il vend la forme d'un programme anticapitaliste radical, le temps d'une élection. Même si l’affluence dans les meetings de nombreux jeunes traduisait l’attirance pour les idées de la contestation et de la révolution…

Nous avons l'impérieuse nécessité de tirer des bilans pour être en mesure, face à l’impasse de la Nupes et aux potentialités de la lutte des classes, de donner crédibilité à une stratégie et un programme révolutionnaires adaptés aux besoins de la période.

Cette refondation nécessite de prendre en compte l'ensemble du mouvement révolutionnaire, de ses fractions, tendances et courants, de toutes celles et ceux, les plus nombreux, qui en sont les militant.e.s sans se retrouver dans aucune de ses organisations tout autant que celles et ceux qui ont voté Mélenchon et sont aujourd'hui déçus et cherchent une politique.

C'est aussi s'adresser aux milliers de militant.e.s influencé.es par les autres orgas ou qui sont sans orga et donc aussi mener la discussion, agir ensemble dans les mobilisations et luttes, sur les lieux de travail et les quartiers. La fermeté politique est l'inverse du sectarisme, elle permet au contraire confiance, ouverture, démocratie.

Ce fut l'ambition du NPA à sa fondation en 2009 malgré ses faiblesses politiques. La démarche reste pleinement d’actualité à condition de trancher les débats stratégiques laissés en chantier, de la refonder.

Préparer une lutte sociale et politique d'ensemble est indissociable d'une politique d'unité des révolutionnaires

Le plus souvent la propagande révolutionnaire appelle à la mobilisation, dit aux travailleurs ce qu'il faudrait faire, voire fait la leçon plutôt que de discuter politique, d'éclairer les consciences, d'armer les volontés en fonction du rapport de forces réel et surtout de nos propres moyens d'agir. Les révolutionnaires, par-delà leurs divisions et incompréhensions réciproques, se considèrent trop souvent comme ceux qui savent. Le manque d'esprit critique à notre propre égard se masque derrière une autoaffirmation permanente comme si être une direction consistait à connaître par avance l'issue des combats plutôt que de réfléchir, discuter collectivement du mouvement pour contribuer à l'organisation et à la direction des luttes par les travailleur.es eux-mêmes ainsi que de leurs propres organisations, à commencer par les syndicats, contre des directions qui cherchent par tous les moyens à contenir la lutte et la radicalité.

Poser les questions n’implique pas d’avoir une réponse toute faite mais indique la méthode, la voie et les moyens pour sortir, collectivement, de l’autoproclamation et des divisions.

Notre première tâche est sans doute de prendre en compte modestement ou plutôt lucidement l'état des forces, notre propre réalité pour développer, à tous les niveaux, ensemble en acceptant et discutant nos désaccords, une politique de construction des réseaux militants capables d’intervenir en indépendance des appareils dans les journées d'action et les luttes à venir ou en cours, de mener la bataille d’idées. C'est ainsi que nous pourrons au mieux dépasser les divisions pour répondre aux aspirations de la nouvelle génération, l’encourager à prendre les choses en main, nous réinventer nous-mêmes pour penser un mouvement démocratique et révolutionnaire, enraciné dans la classe ouvrière et la jeunesse, riche de ses débats entre courants et tendances et trouvant son unité et sa cohérence dans sa politique d’indépendance de classe, sa stratégie révolutionnaire, une politique communiste.

Trame de l’intervention d’Yvan Lemaitre à l’université d’été de Révolution permanente

[1] Marxisme, stratégie et art militaire : penser la révolution au XXIe siècle, Emilio Albamonte & Matias Maiello, Ed. Communard.E.S

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