D’importantes manifestations ont lieu aux États-Unis depuis une semaine suite à la fuite dans la presse d’un projet de décision de la Cour Suprême visant à casser l’arrêt « Roe versus Wade » qui, depuis 1973, légalise et encadre le droit à l’avortement. Un droit obtenu dans le contexte des mobilisations des années 60 et 70 pour les droits démocratiques, en particulier ceux des femmes, et qui n’a cessé depuis d’être combattu par tout ce que la première puissance mondiale compte de réactionnaires, créationnistes et autres militant.es catholiques et évangélistes.

Dès 1991, ce droit était entravé par un autre arrêt qui autorise les États à décider de leur propre législation et ainsi réduire le droit à l’IVG, même s’ils ne peuvent théoriquement à ce jour l’interdire totalement. 23 États, dirigés par les Républicains, restreignent déjà la possibilité d’avoir recours à une interruption de grossesse. Dans nombre d’entre eux, les embûches se sont multipliées, de l’obligation qui est faite aux femmes de pratiquer une échographie du fœtus pour écouter ses battements cardiaques avant d’avorter à l’obligation pour les médecins de leur lire un texte culpabilisateur… Et les opérations coups de poings des « pro-life » devant les cliniques où se pratiquent des IVG sont devenues monnaie courante, tentant d’intimider, allant jusqu’à s’en prendre physiquement aux médecins dont certains ont été assassinés.

L’offensive se renforce depuis des années en même temps que la fuite en avant économique et sécuritaire des classes dominantes. En décembre dernier, l’État du Texas interdisait l’avortement au-delà de 6 semaines de grossesse et une première femme vient d’être arrêtée pour « homicide » après avoir avorté. Cette semaine, l’Oklahoma s’engouffrant dans l’appel d’air, a voté une loi interdisant l’avortement « dès la fécondation » après l’avoir réduit à six semaines au début du mois… Et la Cour suprême doit se prononcer bientôt sur une loi très restrictive adoptée par le Mississippi. Les premières touchées sont les femmes noires, dont plus de la moitié vivent dans les États du sud les plus opposés à l’avortement alors qu’elles ont cinq fois plus recours à l’IVG que les femmes blanches, et les hispaniques deux fois plus. Cela alors qu’en parallèle la couverture santé des plus pauvres et des plus vulnérables ne cesse de se réduire.

Le processus engagé par la Cour suprême, que les dernières nominations par Trump ont fait basculer dans le camp anti-IVG, marque une nouvelle étape. Selon l’Institut Guttmacher, qui défend le droit des femmes à l'IVG, « si la Cour suprême des États-Unis affaiblit ou annule 'Roe v. Wade', 26 États sont certains ou susceptibles d'interdire l'avortement ». Quelle que soit l’issue, que l’arrêt soit totalement annulé ou non, le recul est en cours, un encouragement pour les réactionnaires du monde entier. Alors même que, selon les Nations Unies, la moitié des grossesses dans le monde ne sont pas intentionnelles.

Les femmes sont touchées de plein fouet par la régression qu’engendre la crise globale du capitalisme, le déferlement obscurantiste qui l’accompagne. Les classes dominantes ne maintiennent leur domination qu’en tentant de museler les aspirations démocratiques, en flattant les préjugés, dont les préjugés sexistes, le machisme qui imbibent toute la société.

La liberté des femmes, l’aspiration à l’émancipation fichent la trouille aux classes dominantes, à leurs représentants politiques et à leurs Églises. Ils craignent la solidarité des femmes en lutte, leur courage, leur dévouement et leur capacité d’organisation qui découlent de leur place même dans la société et leur donne une force subversive immense.

Le rôle central des femmes dans les luttes pour l’émancipation

Le renouveau des luttes féministes, la place qu’ont pris et prennent les femmes dans les combats sociaux, politiques, économiques, contre la guerre, dans tous les soulèvements et les combats pour l’émancipation, sont un élément de la période.

Ces derniers jours, en même temps que les dizaines de milliers de manifestantes défilaient dans toutes les villes américaines au cri de « Pas touche à nos corps ! », en Afghanistan, des femmes continuaient à défier le pouvoir, manifestant à visage découvert face aux Talibans en armes, contre l’obligation du port de la burqa ou du nikab dans l’espace public. Au Mexique, de très nombreuses femmes sont descendues dans les rues pour dénoncer l’impunité des auteurs de féminicides (plus de 1000 chaque année) après l’assassinat de Debahni Escobar qui a bouleversé la population, une jeune femme de 18 ans dont le corps a été retrouvé plus de 10 jours après sa disparition du fait de l’indifférence de la police. En Croatie, la mobilisation de milliers de femmes derrière des banderoles « Assez du cléricalisme dans les cliniques gynécologiques » a fini par obtenir qu’une mère de famille, dont le fœtus de 6 mois était atteint d’une tumeur au cerveau, puisse avorter alors que quatre hôpitaux l’avaient refusé.

Ces luttes pour les droits élémentaires, contre l’arriération et pour l’émancipation des femmes et, à travers elles, de l’ensemble de la société, sont dans le prolongement de celles qui secouent le monde depuis des années gagnant pas à pas de nouveaux droits sans cesse remis en cause. En 25 ans, elles ont réussi à faire bouger la législation dans une cinquantaine de pays, avec une accélération ces dernières années. En 2018, le droit à l’IVG a ainsi été gagné en Irlande ; en 2019 en Corée du Sud et dans l’État australien de Nouvelle-Galles du Sud ; en 2020 en Argentine et en Nouvelle-Zélande ; en février 2021 en Thaïlande ; en septembre 2021 au Mexique ; en octobre 2021 au Bénin, un des très rares pays d’Afrique à avoir légalisé l’IVG ; en février dernier en Colombie…

Contrôler le corps des femmes

Mais l’IVG reste encore totalement interdite dans une vingtaine de pays, dont en Europe l’Andorre, l’État du Vatican ou encore Malte, dont une des députées, Roberta Metsola, membre du parti nationaliste et farouchement anti-IVG, a été élue en janvier dernier Présidente du Conseil européen avec près de 75 % des voix des député.es... Au Honduras, où la législation s’est encore durcie et où l’avortement est interdit y compris en cas de viol, d’inceste, de malformation grave du fœtus ou quand la vie ou la santé de la mère sont menacées, de nombreuses jeunes femmes ont été traînées devant les tribunaux et emprisonnées pour des fausses couches, libérées grâce aux seuls mouvements de solidarité. En Pologne, le gouvernement populiste a étendu l’interdiction de l’IVG même en cas de malformation grave du fœtus. Et de nombreux autres pays le limitent à des motifs extrêmement restrictifs. Sans compter le délabrement des services de santé et le manque de médecins acceptant de pratiquer des avortements qui le rendent inaccessible à de nombreuses femmes. C’est le cas, entre autres, de l’Italie où les pressions de l’Église et de l’extrême-droite et la « clause de conscience » avancée par de nombreux médecins (près de 80 % dans certaines régions) empêchent concrètement les femmes d’avorter, malgré la loi.

L’offensive réactionnaire touche toute la planète, avec une remobilisation de mouvements anti-avortement comme en France la prétendue « Marche pour la vie » ou « Les Survivants » qui se répandent sur les réseaux sociaux et le net. Le machisme imprègne les classes dirigeantes, en France comme ailleurs. Le maintien de Dupont Moretti au ministère de la Justice et de Darmanin à l’Intérieur, ou la nomination d’Abad ministre des « solidarités » alors que l’Observatoire des violences sexistes et sexuelles en politique a fait à son propos un signalement pour suspicion de viols… sont tout un symbole ! De même le nombre d’hommes de pouvoir ou y aspirant condamnés pour violences sexuelles, sans parler de la crasse et de la haine des femmes qu’un Zemmour a pu étaler sur tous les écrans en toute impunité.

Cette oppression, ces violences, ce mépris institutionnalisé des femmes réduites à la fonction de reproductrices en même temps que source de plaisir des hommes qui s’approprient leur corps, sont indissolublement liés au patriarcat et au capitalisme. La femme est enfermée dans un rôle d’épouse et de mère de famille, soumise à l’autorité et au bon vouloir des hommes dont elle est censée garantir la descendance... et la transmission du capital aux héritiers, du moins pour la minorité possédante. L’évolution de la société, y compris des classes dominantes, a dépassé et rendu caduque la propriété privée des femmes, le mariage, mais le conservatisme réactionnaire soucieux de maintenir un ordre établi condamné voudrait imposer sa loi, ses mœurs à l’ensemble de la société, la soumettre, pour perpétuer un vieil ordre rétrograde qui craque de toutes parts.

Une lutte révolutionnaire contre tous les rapports de domination

Toute l’évolution récente, la marche même du capitalisme a transformé la situation des femmes, détruit les familles traditionnelles. Elle a poussé les femmes du monde entier dans les métropoles, les a arrachées du foyer et de l’arriération pour les jeter dans les ateliers industriels. L’ouverture à marche forcée de toutes les régions du monde au marché, l’extension de l’exploitation capitaliste ont en même temps ouvert la voie à la circulation des idées, des connaissances, des aspirations, des contestations.

La violence de l’exploitation, la misère ont amené de nombreuses femmes à prendre une part active aux luttes sociales dans le monde, ouvrières du textile du Bangladesh ou d’Ethiopie, paysannes indiennes, ouvrières mexicaines des maquiladoras, femmes de chambres immigrées des grands hôtels occidentaux, travailleuses de tous pays… changeant le regard de nombreuses femmes sur elles-mêmes. Elles ont fait naître des aspirations nouvelles, encourageant à revendiquer le droit à disposer de son corps, décider de sa vie, le droit à l’avortement. Elles ont conquis une place déterminante dans les luttes d’émancipation de tous les opprimés, des hommes qu’elles obligent à rompre avec leurs préjugés, le sexisme et le machisme.

Ces exigences remettent en cause les fondements de la société, l’ordre social établi et la propriété capitaliste dont le patriarcat est un pilier. Elles s’inscrivent dans une lutte globale contre les oppressions et discriminations, contre tous les rapports de domination qui eux-mêmes découlent des rapports d’exploitation.

Par la solidarité internationale qui s’y exprime, l’énergie des jeunes générations qui font face aux réactionnaires et aux obscurantismes, les luttes féministes sont un puissant ferment subversif et révolutionnaire qui porte la perspective d’une société débarrassée du patriarcat et du capitalisme, une libre association et coopération de femmes et d’hommes, respectueuse des aspirations, des désirs, des choix de chacune et chacun, dont nous avons bien du mal sûrement à imaginer aujourd’hui tous les possibles.

Isabelle Ufferte

Submit to FacebookSubmit to Google PlusSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn