La guerre en Ukraine, en plus des dizaines de milliers de victimes, des innombrables déplacé.es, des destructions sidérantes qu’elle cause sur place, s’accompagne de reculs économiques, de désorganisations, de régressions sociales qui touchent des milliards de personnes dans le monde. Elle n’en est pas la seule cause. Elle est, comme la pandémie de Covid, un produit et un facteur aggravant de la dégénérescence du capitalisme mondialisé. C’est lui qui est la cause première d’un creusement sans précédent des inégalités sociales qui fait que la quasi-moitié de l’humanité, 3,3 milliards de personnes, vivent aujourd’hui sous le seuil moyen de pauvreté, 5,5 dollars par jour, selon l’ONG Oxfam qui vient de publier un rapport intitulé « D’abord la crise, puis la catastrophe ».

« La crise des inégalités extrêmes » et l’inflation qui touche la nourriture et l’énergie, accélérées par la guerre en Ukraine et la COVID-19, sont en train de créer une catastrophe d’une ampleur inouïe. Dans le monde, le nombre de personnes extrêmement pauvres flambe : 860 millions de personnes vivent avec moins de 1,9 dollar par jour, 250 millions de plus que lors du dernier rapport. C’est le produit de l’action combinée d’un système économique prédateur par lequel les fortunes incommensurables d’une poignée de parasites se nourrissent de la misère du plus grand nombre ; de la pandémie de Covid qui a frappé durement les populations les plus pauvres et est loin d’être jugulée, comme le montre la situation en Chine ; et des effets inflationnistes de la guerre en Ukraine sur le prix du pétrole, du gaz et des denrées alimentaires.

D’autres s’inquiètent de ces évolutions dramatiques, ou plutôt des conséquences néfastes qu’elles auront sur leurs « affaires ». Pour le FMI, « faible croissance et inflation, le cocktail est explosif » … Au Sri Lanka, des milliers de manifestants se mobilisent contre la hausse du prix des carburants et pour exiger la démission du président. Mardi 19, la police a tiré sur les manifestants, tuant l’un d’entre eux. « Le Sri Lanka s’enfonce dans une crise économique et politique inédite », titrait Le Monde… Inédite si on oublie les multiples révoltes sociales qui ont explosé cette dernière décennie et qui ne peuvent que se multiplier du fait de la dégradation générale des conditions de vie. Comme au Pérou, où des milliers de manifestations ont eu lieu ces semaines passées dans de nombreuses villes, blocages de routes, voies ferrées, aéroports… L’objectif de ces mobilisations, dont la répression a fait six morts, est l’exigence du blocage des prix des carburants et des produits alimentaires de base. A quoi s’ajoute la revendication de la démission du congrès et de l’abolition de la constitution réactionnaire mise en place par l’ex-président Fujimori, en prison pour corruption, deux des promesses sur lesquelles le président « progressiste » Pedro Castillo s’était fait élire en juillet dernier, qu’il s’est avéré incapable de mettre en œuvre.

« Nous vivons une époque dangereuse » s’inquiète le FMI. Les classes dominantes et leurs larbins politiques paniquent à l’idée que cette poussée de révoltes populaires fasse tache d’huile. L’Union européenne, les pays du G7 et diverses institutions dont l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) ont lancé fin mars un projet intitulé FARM (Food & Agriculture Resilience Mission) censé « enrayer ce qui risque de devenir une très grande crise alimentaire mondiale ». Selon la FAO, 280 millions de personnes se trouvent déjà au bord de la famine dans le monde, et il manque 9 milliards de dollars pour financer le Programme alimentaire mondial…

Concrètement, ce projet voudrait compenser la perte des ressources en blé de l’Ukraine qui en produisait avant la guerre suffisamment pour nourrir 400 millions de personnes. Le ministre de l’agriculture français pontifie : « il faut une alimentation suffisante pour les plus vulnérables, à des prix acceptables, sans perturber le marché mondial ». Pour la présidente de l’OMC, « une des grandes batailles est d’éviter les restrictions aux importations et les phénomènes de surstockage » … D’autres mots pour ne pas dire spéculation, et une « grande bataille » perdue d’avance tant qu’on se refuse à « perturber le marché mondial ».

L’inflation ou la logique du profit et des spéculations

Après avoir considéré, comme bien d’autres, l’inflation comme un phénomène passager, le FMI prévoit désormais qu’elle « restera élevée pendant bien plus longtemps. » Alors que la croissance ralentit, la hausse des prix dans les pays riches pourrait quasiment doubler cette année et atteindre 5,7 % en moyenne contre 3,1 % en 2021. En mars, elle était de 7,4 dans la zone euro, dont 7,8 pour les produits alimentaires et 44 pour l’énergie. La situation est bien plus grave dans les pays pauvres, où l’augmentation des prix des produits alimentaires de base a atteint 50 % depuis 2021, avec des conséquences d’autant plus dramatiques que l’alimentation y constitue en moyenne 60 % des dépenses.

Cette augmentation des prix est liée à des pénuries bien réelles, conséquence en particulier de la guerre en Ukraine, mais qui résultent également des perturbations du système de production et de transport, des désorganisations consécutives aux mesures contre la pandémie de Covid, par ailleurs loin d’être terminée. Par le jeu de l’offre et de la demande, de la logique des profits, les prix augmentent. Ce serait « naturel », nous dit-on…

Mais ce phénomène est démultiplié par la spéculation, l’opportunité saisie par les requins de la finance qui règnent sur les marchés pour acheter massivement des marchandises, les « sur-stocker » en attendant, pour les revendre, que les prix s’envolent. D’autres, tels les pays producteurs de pétrole, organisent ce que la directrice de l’OMC appelle des « restrictions à l’importation ». Au grand bénéfice des multinationales comme Total qui a dégagé 16 milliards de dollars de bénéfice net en 2021 contre une perte de 7,2 milliards en 2020, et cela alors que la production a baissé de 2 % sur la même période !

L’Oxfam écrit : « Les grandes entreprises semblent exploiter un environnement inflationniste pour accroître leurs bénéfices aux dépens des consommateurs : la flambée des prix de l’énergie et des marges porte les bénéfices des compagnies pétrolières à des niveaux record, tandis que les investisseurs s’attendent à ce que les entreprises agricoles deviennent rapidement plus rentables avec la flambée des prix des denrées alimentaires ».

En réalité, les multinationales et les « investisseurs » font bien plus que « sembler » exploiter l’inflation. Ils l’organisent, dans une fuite en avant qui précipite des millions de personnes dans une misère terrible.

Tout comme elle contribue à freiner la croissance, à entraîner l’économie mondiale dans son ensemble vers la stagflation, un mélange de stagnation économique et de hausse des prix.

La fuite en avant de la dette vers le krach

Aux conséquences de l’inflation que les populations des pays pauvres subissent de plein fouet s’ajoutent les menaces liées à l’endettement de ces pays, dont 60 % risquent le défaut de paiement. Le Sri Lanka vient de se déclarer en défaut de paiement. Il est, avec le Ghana, le Pakistan et le Nigéria, un des pays où la charge des intérêts de la dette publique consomme plus de la moitié des recettes fiscales. Pour l’Egypte, cette charge se situe à peine en dessous…

Les niveaux d’endettement ont explosé avec la pandémie, tandis que les déficits publics s’aggravaient. Tant que les taux d’intérêts restaient faibles, la situation semblait indolore, il suffisait d’emprunter de nouveau pour rembourser les échéances précédentes. Mais la situation est en train de changer brutalement. Confrontée à une inflation qui s’avère difficile, voire impossible à juguler à court terme, la banque centrale américaine a commencé à augmenter ses taux directeurs. Du fait de la prédominance du dollar dans le système financier mondial, cette hausse se répercute sur les taux d’intérêts imposés aux pays qui ont besoin d’emprunter. Ces taux sont d’autant plus élevés que le pays est « à risque ». C’est ainsi qu’ils sont actuellement de l’ordre de 4,5 % pour les pays émergents ou en développement exportateurs de produits agricoles, de 6,6 % s’ils sont importateurs. La boulimie de profit des marchés obligataires conduit ainsi les pays les plus défavorisés à l’asphyxie financière. La charge de la dette absorbe une part de plus en plus importante de leurs ressources, conduisant à l’effondrement de ce qui reste de services publics. Cela alors que ces pays sont confrontés à des pénuries alimentaires terribles auxquelles ils ne peuvent faire face qu’en empruntant toujours plus, à des taux de plus en plus élevés, jusqu’à l’insolvabilité.

Tandis que des millions d’individus sont ainsi condamnés au manque de soins médicaux, à la famine, pour le système financier mondial, c’est la perspective d’un remake de 2008-2009 en bien pire.

La crise était alors celle de la dette privée aux USA et dans les pays riches. Le système bancaire mondial, dont les coffres étaient pleins de titres sans valeur, avait été sauvé de la ruine par le soutien massif des Etats. L’endettement de ces derniers avait débouché, deux ans plus tard, sur la crise de la dette publique européenne. Crise à laquelle les banques centrales, en particulier la FED et la BCE, avaient répondu en réduisant leurs taux directeurs jusqu’à les rendre négatifs et en mettant sous perfusion le système financier privé par un flux continu de milliards et de milliards d’argent gratuit. Confrontées à l’inflation, à la stagnation économique, à un endettement public démesuré et au bord de l’effondrement, elles paraissent aujourd’hui totalement impuissantes face au krach d’une ampleur sans précédent qui menace.

Les grandes manœuvres autour des sources d’énergies

L’arme des sanctions économiques déployées par les puissances regroupées autour de Biden contre la Russie est une autre illustration de l’absurdité du mode de production capitaliste, de la contradiction entre le niveau de socialisation atteint par l’organisation économique du monde au cours des décennies de mondialisation libérale, et la soumission de cette organisation économique aux intérêts privés de multinationales concurrentes, aux affrontements qu’elles se livrent, y compris par les armes.

La question de l’approvisionnement en pétrole et en gaz russe des pays de l’UE par des oléoducs et des gazoducs traversant l’Ukraine, le champ de bataille de cette guerre, est une démonstration particulièrement manifeste de cette absurdité. La « logique » des sanctions réciproques serait que l’UE cesse de s’approvisionner en Russie, tout comme elle serait que la Russie coupe les robinets… Mais celle-ci s’en garde bien, comme elle se garde de détruire le réseau ukrainien d’oléoducs et de gazoducs. Et si les USA et la Grande Bretagne ont décidé d’un embargo sur le pétrole et le gaz russe, l’UE ne s’y est pas associée, devant l’impossibilité pour certains de ses membres, dont l’Allemagne, de se passer de ces ressources. C’est un trou dans le mur des sanctions, contraint par des exigences économiques devant lesquelles reculent les velléités guerrières. Trou qui permet par ailleurs aux fournisseurs russes et étrangers implantés en Russie, comme Total, de bénéficier de la flambée des cours et d’engranger des fortunes…

L’embargo américain, les risques que fait peser la guerre sur les approvisionnements à partir de la Russie, génère en même temps de multiples réorganisations entre clients et producteurs. La Chine, dont le principal fournisseur en pétrole était la Russie, vient de passer des accords avec l’Arabie Saoudite, assortis de la possibilité de se passer du dollar pour ses transactions et de payer en yuan, la monnaie chinoise…

De la guerre financière vers des bouleversements monétaires et commerciaux

Ces manœuvres autour des ressources en énergie ne sont qu’un des aspects de la guerre financière en cours, entre principalement et avant tout les USA et la Chine, son principal concurrent. Un des enjeux de cette guerre est monétaire. Le dollar, parce qu’il est de loin la première monnaie utilisée dans les échanges internationaux, est un atout puissant entre les mains des Etats-Unis. Un « privilège exorbitant » qui est contesté par la Chine, mais aussi par l’UE. Et de fait, la part du dollar dans les échanges internationaux est passée de 72 % à 60 % depuis le début du siècle. La guerre en Ukraine pourrait être un accélérateur de ce phénomène, produisant ce que Martine Orange appelle, dans Médiapart [1], une « tectonique des plaques monétaires ». L’accord récent passé entre la Chine et l’Arabie Saoudite pour l’achat de pétrole payable en yuan en est un des signes.

Ces bouleversements monétaires accompagnent les bouleversements qui se produisent dans les réseaux commerciaux mondiaux. Pour l’OMC, le conflit en Ukraine, en plus d’« effacer la moitié de la croissance du commerce mondial » mène à une « désintégration de l’économie mondiale en blocs distincts », organisés selon des considérations géopolitiques, entre « pays amis ». La globalisation se transformerait en fragmentation, la structuration d’un monde désormais multipolaire, l’échec de la politique des USA à la reconquête de leur hégémonie sur une économie mondialisée.

Quels seront ces blocs, comment ils évolueront ? Ce qui est certain, c’est qu’ils seront le terrain d’une concurrence d’autant plus effrénée et violente que la crise économique et politique ne peut que s’approfondir. Concurrence entre blocs, mais aussi en leur sein, entre « pays amis », cette guerre économique et sociale qui engendre les guerres.

La marche à la faillite du capitalisme financier accélère…

« Confrontés aux soubresauts de l’économie mondiale, les dirigeants politiques ressemblent aux plombiers des dessins animés. Dépourvus d’outils pour colmater une fuite d’eau, ces derniers utilisent leurs mains… mais le liquide finit toujours par rejaillir ailleurs. Déflation ou bulles spéculatives, inflation ou récession, la plomberie néolibérale ne répare rien, elle déplace les problèmes », peut-on lire dans le Monde diplomatique de mars, en introduction d’un article revenant sur les causes de l’inflation et ses conséquences.[2]

Oui, chacune des mesures prises par les dirigeants politiques, comme par les institutions financières (banques centrales, FMI, Banque mondiale…) pour tenter de remédier aux « soubresauts de l’économie mondiale » ne règlent rien, révèlent de nouveaux aspects de la crise globale du système et en fin de compte l’aggravent.

Mais ça n’est pas, comme l’écrit l’auteur, parce que le plombier est « néo-libéral », suggérant par là qu’une autre politique, antilibérale, permettrait de rompre le cercle vicieux sans remettre en cause le capitalisme. « Néo-libéral » ou « antilibéral », le plombier est impuissant. C’est l’ensemble de la plomberie, le mode de production capitaliste, qui est pourri, irréparable. La fuite en avant vers la catastrophe, accélérée depuis quelques semaines par la guerre en Ukraine comme elle l’avait été précédemment par la pandémie de Covid-19, n’est qu’une des expressions d’une réalité qui s’impose : le capitalisme financier s’enfonce dans sa propre faillite, entraînant avec lui l’humanité vers la catastrophe.

Un programme de transition vers le socialisme pour faire face à la faillite du capitalisme mondialisé

La force capable de rompre ce cercle vicieux existe. Elle est portée par les milliers de travailleurs, de jeunes, de femmes qui se dressent aujourd’hui au Sri Lanka, en Inde, au Pérou… Leurs luttes s’inscrivent dans la continuité de la « mondialisation de la révolte » qui, commencée avec les printemps arabes, s’est poursuivie pendant toute la décennie et ne peut que s’accentuer. Ce renouveau international de la lutte des classes répond à la guerre économique et sociale de plus en plus violente que mènent des classes dominantes aux abois, empêtrées dans une crise globale dont elles sont incapables de sortir et qui les conduit à la guerre tout court. Sur le plan intérieur, ici comme ailleurs, la guerre de classe menée par l’Etat pour le compte de sa bourgeoisie se traduit par le renforcement de l’arsenal répressif, juridique et policier, ainsi que par une offensive idéologique réactionnaire, nationaliste, cherchant à justifier l’autoritarisme, le pouvoir fort au nom d’un prétendu intérêt national qui serait d’autant plus menacé que la guerre fait rage en Europe. C’est un piège qui nous est tendu, le piège de l’union nationale, désarmer les travailleurs, les subordonner aux classes dirigeantes.

Lutter contre ce piège, c’est tout d’abord dire clairement qu’aucun gouvernement qui ne remet pas en cause les fondements mêmes du mode de production capitaliste ne peut que se plier aux diktats de la finance. Qu’il n’y a pas de raccourci, de « révolution par les urnes » possibles. Que l’évolution en cours vers la catastrophe ne peut être stoppée que par une révolution sociale, le renversement du mode de production capitaliste failli, son remplacement par une autre organisation sociale et économique, débarrassée de la propriété privée des moyens de production et d’échange, des lois destructrices et mortifères des marchés et de la concurrence.

Le programme de cette révolution, c’est tout d’abord garantir les droits sociaux par la remise en cause du pouvoir de la finance qui pousse des milliards d’individus dans la misère extrême. En finir avec la spéculation et la course à l’endettement qui conduit tout droit au krach. C’est abolir les marchés financiers, annuler les dettes publiques comme privées, exproprier toutes les institutions financières privées, les regrouper au sein d’une institution financière publique ayant le monopole du crédit et de la politique monétaire, placée sous le contrôle de la population.

Ce contrôle des investissements est indissociable de la prise de contrôle par les travailleurs de l’appareil de production et d’échange. Ce dernier est aujourd’hui structuré pour une grande part autour des multinationales et de leur réseau de filiales et de sous-traitants. Prendre le contrôle de la production et des échanges, c’est exproprier les patrons et actionnaires de ces multinationales. C’est une condition nécessaire pour organiser la production en vue de la satisfaction des besoins de tous, à travers une planification démocratique. Cela mettrait fin aux gaspillages considérables générés par la concurrence que se livrent les entreprises capitalistes, et cela constitue le seul moyen capable de stopper la fuite en avant vers une catastrophe écologique.

Lutter pour la mise en œuvre d’un tel plan, préparer les affrontements de classe que cela suppose est infiniment plus réaliste que de croire que le bulletin de vote pourra construire un autre monde et nous protéger de l’extrême droite et de la catastrophe. Une telle issue, la seule progressiste, est inscrite dans le développement de la lutte de classe internationale pour en finir avec les désastres humains et écologiques terribles, la mondialisation de la guerre que le capitalisme sénile sème autour de lui. C’est bien la mondialisation de la révolte dont nous sommes aussi les acteurs qui représente l’avenir de l’humanité.

Daniel Minvielle

 

[1] https://www.mediapart.fr/journal/economie/140422/russie-ukraine-la-finance-comme-arme

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/2022/03/LEMAIRE/64440

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