Un mois après son déclenchement par Poutine le 24 février dernier, l’offensive meurtrière de l’armée russe en Ukraine s’enlise face à la résistance des troupes et de la population ukrainiennes, des informations faisant état d’un nombre élevé de morts parmi les soldats russes, le siège de la capitale Kiev par les troupes au sol s’avérant être un échec. Engagé dans une fuite en avant folle et barbare, Poutine a fait redoubler les tirs d’artillerie, de missiles et les bombardements aériens sur de nombreuses villes comme Kharkiv et Odessa. Marioupol et Mykolaïev au sud du pays sont pour ainsi dire rasées. Chaque jour de cette guerre aggrave le bilan des morts et des blessés dont une majorité de civils, des destructions d’immeubles résidentiels et des infrastructures, privant d’eau, d’électricité et de produits alimentaires la population des villes assiégées, contrainte pour survivre de se terrer dans les sous-sols ou de fuir comme l’ont déjà fait plus de 13 millions de réfugié.es.

Acculé par la catastrophe engendrée par son agression, les conséquences tragiques de son impasse militaire, Poutine annonce vouloir concentrer son attaque sur le Donbass. Peut-être cherche-t-il une issue qui puisse déboucher sur des négociations rendues jusqu’alors impossibles par la logique guerrière engagée par la Russie contre l’Ukraine et par l’Otan contre la Russie. Quels que soit ses réels objectifs, il est bien peu probable que cette annonce puisse déboucher sur de réels pourparlers. Les enjeux de la guerre ne sont pas les destins du Donbass ou de l’Ukraine mais des enjeux internationaux, les rapports de force entre puissances mondiales, en particulier la place dans ces rapports de force des USA et de leurs alliés de l’Otan, l’Union européenne.

Cette guerre n’est pas le produit de la seule folie de l’autocrate grand russe, ou du moins cette folie est le produit d’une folle rationalité historique, un enchaînement d’événements résultant des luttes de classe, de pouvoir, des rapports de force entre les États, leurs intérêts économiques et sociaux, ceux des classes dominantes, de la concurrence capitaliste mondialisée. Et plus précisément, des luttes entre puissances à l’échelle internationale depuis l’effondrement de l’URSS en 1991, au centre desquelles se trouve la politique des USA pour élargir ou préserver leur domination sur le monde.

C’est dans ce cadre que le président des États-Unis Biden s’est invité à la présidence des sommets de l’Otan, du G7 et du Conseil de l’Europe qui avaient lieu jeudi et vendredi dernier avant d’aller en Pologne où il a tenu un discours qui ne laisse guère de doute sur ses objectifs, en finir avec le régime de Poutine, soumettre la Russie sous couvert de défendre la démocratie. « Nous sommes ici face à un très long combat. [...] L'Ukraine a lutté avec bravoure pour défendre des principes démocratiques », a-t-il déclaré. « Nous sommes à vos côtés », en clair vous vous êtes battus pour nous, pour défendre la démocratie, nom de code de la domination des USA sur le monde. Et d’ajouter que Poutine ne devait « pas rester au pouvoir ». La Maison blanche a certes cru bon de nuancer le propos, il n’en reste pas moins qu’il y a quelques raisons de penser que Biden, la Maison blanche et le Pentagone ont les mêmes objectifs, en enrôlant l’armée ukrainienne et en étranglant économiquement la Russie, que Bush en Irak contre Saddam Hussein en 2003.

« C'est le moment où les choses changent. Il va y avoir un nouvel ordre mondial et nous devons le diriger », avait tweeté Biden au moment de son arrivée à Bruxelles le 23 mars au soir. Ces propos avaient pour fonction de mettre les sommets qui ont suivi sous la coupe des USA, de définir leur objectif, mettre en œuvre au rythme du développement de la guerre le renforcement de l’offensive américaine dont l’agression de Poutine contre l’Ukraine fournit l’occasion et la justification.

Alors que beaucoup voyaient en lui un anti Trump, dont la propre paranoïa est elle aussi un des visages de la folle rationalité de leur monde barbare, il continue la politique de celui-ci, la défense de l’hégémonie américaine, « America is great » ! ou plutôt en l’occurrence « America comes back ». Ses propos sont plus maîtrisés mais sa politique constitue une étape dans l’escalade diplomatique et militaire de la première puissance mondiale après sa déroute en Afghanistan.

Un marathon diplomatique en forme de conseils de guerre

Le sommet de l’Otan, l’Alliance militaire dirigée par les Etats-Unis a tout de suite donné le ton, un conseil de guerre. Son directeur général Stoltenberg a détaillé les nouveaux déploiements de troupes dans les pays membres de l’Otan proches de la Russie, Pologne et Pays baltes, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, et Slovaquie, ce qui porte le nombre de ces soldats sous commandement direct de l’Otan à 40 000, appuyés par des groupes aériens et maritimes du Grand Nord jusqu’à la Méditerranée.

A ces 40 000 soldats venant de plusieurs pays de l’Otan, il faut ajouter les soldats états-uniens. « Guerre en Ukraine : le grand retour des Américains en Europe »[1], titrait le journal Le Monde, le même jour, détaillant la présence de ces troupes basées en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Belgique et en Pologne : « Avant la guerre en Ukraine, l’armée américaine, qui est une armée de masse (1,4 million de soldats d’active), avait ainsi quelque 67 000 soldats positionnés de manière permanente en ces divers endroits – chiffre auquel s’ajoutaient 13 000 hommes d’unités en rotation complémentaires. Ces effectifs ont été grossis cette année de 20 000 soldats supplémentaires. » Au total, ce sont ainsi 100 000 soldats américains qui sont positionnés en Europe

Macron, pour sa part, a introduit sa conférence de presse qui suivait les réunions du 24 mars, par un passage en revue des effectifs de soldats et de moyens militaires français déployés en Europe : 3200 soldats dans le cadre des manœuvres de l’Otan « Cold Response » en Norvège (impliquant en mars-avril 30 000 soldats), 350 en Estonie, 550 en Roumanie, un dispositif aérien de surveillance en Pologne, un groupe aéronaval au large de la Bulgarie, de la Roumanie, et aussi de la Bosnie. Il a souligné la volonté des Vingt-Sept de l’UE d’avoir une « Europe de la Défense », qui soit une « composante de l’Otan », « et en aucun cas ni un substitut ni un concurrent », bien loin de ses déclarations du 7 novembre 2019 dans The Economist où il plaidait pour une Europe de la défense autonome parce que, disait-il, l’Otan est en « état de mort cérébrale ».

En réalité, cette Europe de la défense qui permettrait à l’Union européenne de jouer sa propre partition dans les relations internationales est un mythe. Les différents États européens sont bien trop jaloux de leurs prérogatives pour se donner une défense unifiée d’autant que pour les USA celle-ci ne peut être que sous leur autorité et leur direction, c’est-à dire-dans le cadre de l’Otan sortie pour leurs besoins de sa dite léthargie.

Celle-ci était d’ailleurs toute relative. L’Otan n’a pas disparu après l’effondrement en 1991 de l’URSS contre la prétendue menace de laquelle elle avait été créée. Dans les années 1990, ses objectifs stratégiques avaient été reformulés par les Etats-Unis de façon à légitimer leur droit d’intervenir militairement de façon unilatérale afin de « garantir un accès sans entrave aux marchés essentiels, aux approvisionnements énergétiques et aux ressources stratégiques ». Elle est intervenue en Irak en 1999, dans l’ex-Yougoslavie en bombardant la Serbie la même année, en Afghanistan en 2001, en Libye en 2011… Elle compte aujourd’hui 30 pays membres dont les États-Unis, le Canada et 28 pays européens et plus de 3 millions de soldats. A partir de 1999, elle s’est élargie à 12 pays de l’Est, anciennement sous influence de l’URSS, malgré les protestations de la Russie.  

Biden ranime l’Otan et l’UE pour ses propres objectifs et intérêts

Trump sommait sans y parvenir les Etats européens d’augmenter leur budget militaire à hauteur de 2 % de leur PIB, Biden l’a obtenu et bien au-delà. Avant l’annexion de la Crimée, en 2014, seuls trois pays de l’Alliance consacraient 2 % de leur PIB au budget de la défense. Aujourd’hui, ils sont 11 sur 30. La Finlande se dit prête à rejoindre l’Otan et elle a conclu un contrat pour l’achat d’une soixantaine d’avions de combat américains F-35. La Suède pourrait bien la suivre elle aussi. Le pas le plus important -et le plus sinistre- dans cette escalade guerrière est l’engagement qu’a pris l’Allemagne, jusqu’alors dans une position de non engagement militaire, d’augmenter son budget de la défense à hauteur de ces 2 % du PIB et d’y injecter dès maintenant plus de 100 milliards dans les 5 années à venir. Elle a déjà commandé 35 avions de chasse F-35 au grand dam des avionneurs français, contrainte, dit-elle, de suivre la règle imposée par les Etats-Unis selon laquelle leurs armes nucléaires américaines ne peuvent être transportées que par des avions américains.

Le sommet de l’Union européenne portait sur les sanctions contre la Russie et leurs conséquences, le besoin de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement entre autres en énergie. Les Etats-Unis qui ont décrété, de même que le Canada et le Royaume-Uni un embargo contre le pétrole et le gaz russes, auraient voulu que l’Union européenne s’y soumette également. Mais l’accord ne s’est pas fait sur cette question parmi les Vingt-Sept, à cause notamment de l’opposition de l’Allemagne et de la Hongrie, gros consommateurs de gaz russe.

La Russie, 2ème producteur mondial, fournit 25 % du pétrole importé en Europe et 40 % pour le gaz dont elle est le premier producteur mondial. Une forte pression a été exercée, en vain jusqu’à présent, sur les Etats de l’OPEP pour les convaincre d’augmenter leur production afin de contourner le pétrole et le gaz russes et, également, faire baisser les prix qui ont explosé à cause d’une forte demande et de la spéculation qui a boosté les profits des compagnies pétrolières. Ce n’est pas pour rien que les USA ont rouvert des négociations avec l’Iran et le Venezuela ainsi que, en sous-main, avec le prince dictateur d’Arabie Séoudite, Mohammed ben Salmane (MBS).

Il est donc particulièrement difficile de trouver de nouvelles sources d’approvisionnement d’autant que de très grandes quantités de pétrole et de gaz sont achetées par la Chine, le Japon et l’Inde aux pays producteurs à travers des contrats de long terme.

Mais ce 25 mars, Biden a pu annoncer au cours d’un point de presse aux côtés de la présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyden, que les pays de l’Union européenne s’étaient entendus pour des achats en commun, qu’ils avaient conclu avec les Etats-Unis un accord pour la fourniture de 15 milliards de mètres cube de gaz naturel liquéfié, GNL, et que ce volume pourrait être porté bientôt à 50 milliards de mètres cube, soit le tiers de la quantité de gaz russe arrivant en Europe. Outre que le GLN états-unien est pour une bonne part du gaz de schiste dont la production par fracturation hydraulique saccage les sous-sols et les nappes phréatiques, quelles bonnes affaires en perspective pour les groupes capitalistes américains !

Pour la paix et le droit des peuples, la solidarité internationale, l’Europe des travailleurs

« Un nouveau monde est en train de naître, écrivait le journaliste Thomas Wolf dans le Financial Times le 21 mars dernier. L’espoir de relations pacifiques s’estompe. Au lieu de cela, nous avons la guerre de la Russie contre l’Ukraine, des menaces d’Armageddon nucléaire, un Occident mobilisé, une alliance d’autocraties, des sanctions économiques sans précédent et un énorme choc énergétique et alimentaire. Personne ne sait ce qui va se passer. Mais nous savons qu’un désastre s’annonce. »

Si on rajoute à ce tableau d’autres conséquences du capitalisme en faillite, catastrophe climatique et écologique accélérée, crise économique et alimentaire due aux ruptures d’approvisionnement à cause de la pandémie de covid et maintenant de la guerre, effondrement du système financier par l’éclatement de ses bulles financières hypertrophiées, exacerbation de la concurrence qui débouche sur la multiplication des conflits, guerres entre puissances capitalistes régionales et préparation à travers celles-ci de l’affrontement à venir entre les Etats-Unis et la Chine, il y a de quoi non pas « prier pour un miracle à Moscou » comme le conseille le journaliste à la fin de l’article mais de s’atteler à la compréhension de ce désordre mondialisé capitaliste pour changer le monde maintenant.

Et d’abord se convaincre qu’une page est tournée, celle d’une paix relative dans la partie du monde -Europe, Amérique du Nord, Japon et Australie- dont les bourgeoisies sont les plus grands fauteurs des guerres qui ravagent le reste de la planète.

« Les dépenses militaires mondiales ont atteint 2000 milliards de dollars en 2020, ce qui représente une augmentation de près de 80 % (en dollars constants) depuis 1995, écrit Claude Serfati[2]. […] L’agression de l’impérialisme russe ne doit pas masquer que plus de 50 conflits armés ont lieu dans le monde, dont près de la moitié déchirent le continent africain. Ces ’’nouvelles guerres’’ sont des composantes permanentes de la ‘’mondialisation’’ et les pays développés y participent par différents canaux : présence des grands groupes industriels qui exploitent les ressources naturelles, grandes banques qui recyclent les fortunes des élites nationales dans leurs paradis fiscaux, vente d’armes qui attisent les conflits, etc. Nous sommes plus que jamais à l’ère de la ‘’mondialisation armée’’ ».  

Cette réalité commence à se faire jour largement aujourd’hui dans les consciences même si la propagande unilatérale et belliciste tétanise et impose sa censure, faute aussi d’une réponse indépendante du mouvement ouvrier qui reste sans réaction, empêtré dans le nationalisme et l’absence de perspectives de transformation de la société. Les travailleurs, les populations ont les moyens de faire obstacle à l’escalade guerrière en développant une solidarité internationale contre tous les fauteurs de guerre, les multinationales et les États à leur service, en affirmant leur communauté d’intérêts par-delà les frontières comme nous pensons qu’elle existe entre les peuples d’Ukraine et ceux de Russie, entre les réfugiés ukrainiens et les réfugiés, les migrants du monde entier. C’est à eux qu’il revient de renverser Poutine, eux seuls sont en mesure d’ouvrir ainsi une perspective progressiste.

Nous ne savons pas quelle forme prendront les mouvements de révolte contre la guerre, contre la misère et les inégalités, contre la dictature de la recherche effrénée du profit au détriment des êtres humains et de la nature mais l’Union européenne, que l’Otan dominée par les États-Unis veut enrôler dans la préparation à la guerre au nom d’une sympathie et d’une compassion toutes naturelles pour la population ukrainienne agressée, sera probablement une arène de ces luttes comme elle l’a été au moment de la crise économique de 2008-2009 et de la crise de la dette à partir de 2011 en Grèce. Des liens peuvent se tisser entre les mouvements sociaux de différents pays confrontés, au-delà de leur propre État, aux autorités de l’Union européenne, à la BCE, des jalons dans la renaissance d’un mouvement ouvrier socialiste international.

Le combat pour la paix est indissociable de la perspective du renversement du capitalisme à l’échelle internationale, de la mise hors d’état de nuire de l’oligarchie financière et parasitaire qui mène le monde et l’humanité à leur perte.

Une Europe démocratique, une Europe de la paix, l’Europe des travailleurs, en sera un levier indispensable. Prendre toute notre place dans ce combat, rassembler les forces qui s’y reconnaissent sont au cœur de notre solidarité avec les populations d’Ukraine et de Russie.

Galia Trépère

 

[1] Le Monde du 25 mars 2022, « Guerre en Ukraine : le grand retour des Américains en Europe », Jean-Pierre Stroobants et Elise Vincent

[2] Mondialisation capitaliste et militarisation de l’Europe. Entretien avec Claude Serfati, Contretemps, 23 mars 2022

https://www.contretemps.eu/mondialisation-armee-militarisation-entretien-serfati/

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