Jeudi 27, des dizaines de milliers de militant.es, de travailleur.ses en grève, de jeunes ont manifesté dans tout le pays pour dénoncer la dégradation des conditions de vie et de travail de l’immense majorité de la population, la précarité et les bas salaires alors que l’inflation s’emballe et qu’explosent les inégalités.

Le lendemain, l’intersyndicale a dressé un vague calendrier intégrant la journée mondiale des femmes le 8 mars, une probable énième « journée d’action » et… le 1er mai. Mais quelles perspectives au-delà de ces journées, dans quel plan de bataille s’inscrivent-elles face à l’offensive du Medef et de ceux qui le servent et aspirent à le servir, quelle politique pour unifier les luttes, les mobilisations en cours ? L’intersyndicale se garde bien ne serait-ce que de poser ces questions qui ne peuvent recevoir de réponse qu’en dehors du dialogue social et des institutions.

Le décalage est grand entre les inquiétudes, la colère, le début de reprise de confiance dans la lutte collective qui s’expriment dans les mobilisations, souvent encore sectorielles ou locales, et l’impasse de la politique de la « gauche » institutionnelle, syndicale et parlementaire.

Les luttes se multiplient sur la question des salaires, de l’emploi, des conditions de travail, dans le privé comme dans le public, chez Dassault, à la FNAC, chez Sanofi, parmi les travailleur.ses de la santé, de l’éducation, les AESH, les postier.es, les salarié.es d’EDF, parmi les communaux… Au sein des mobilisations, des collectifs de salarié.es grévistes, des jeunes, des gilets jaunes, des équipes militantes qui cherchent à s’organiser de façon démocratique pour construire des convergences, le débat se mène sur la nécessité d’apporter une réponse globale à la guerre sociale que mènent les classes dominantes pour leurs profits.

La question des salaires, celle de l’exploitation

La semaine dernière, l’Oxfam révélait qu’en 19 mois de pandémie, la fortune des milliardaires a plus augmenté qu’au cours des dix dernières années. « Avec les 236 milliards d’euros supplémentaires engrangés en 19 mois par les milliardaires français, on pourrait quadrupler le budget de l’hôpital public ou distribuer un chèque de 3500 euros à chaque Français-e. », écrivait l’ONG. C’est cet enrichissement spectaculaire des « premiers de cordée », ceux-là qui, nous expliquait Macron, hissent la société vers les sommets, que les travailleurs et les classes populaires payent brutalement. Un enrichissement alimenté par des torrents d’argent magique, les « aides publiques » que les capitalistes, sitôt reçus, investissent massivement dans la spéculation. Entre autres dans « l’or gris », le business de la dépendance dont les sites spécialisés vantent la « rentabilité », telle celle du leader mondial des Ehpad, le groupe Orpéa, dont le bénéfice net pour le premier semestre 2021 était en hausse de 40 %, à 102,4 millions d'euros, pour un chiffre d'affaires en progression lui de 8,7 %. La publication du livre Les Fossoyeurs vient de mettre en lumière la source de ce petit miracle : les conditions dégradantes imposées aux personnes âgées, la maltraitance institutionnelle et les conditions de travail des salarié.es ultra-précaires, sous-payé.es et en sous-effectif permanent. Une situation que les salarié.es des Ehpad et leurs syndicats n’ont cessé de dénoncer au cours de multiples mouvements de grève. La fausse indignation aujourd’hui de tout le petit monde patronal et politicien n’en est que plus cynique.

Les conséquences de la rapacité des classes dominantes, la guerre sociale qu’elles mènent, révoltent chaque jour davantage avec, parmi les questions centrales, celle des salaires.

La baisse des salaires réels, la précarisation croissante du travail sont telles que l’ensemble des candidats à la Présidentielle -à part Macron- promettent des augmentations. Un peu trop même au goût du patronat, qui vient de rappeler à l’ordre Pécresse qui s’était engagée, lors de la primaire, à une hausse des salaires de 10 % jusqu'à 2,2 SMIC dans le privé (en mettant les cotisations salariales vieillesse à la charge des entreprises). Elle a réajusté le tir : il n’est plus question maintenant que d’une baisse des cotisations salariales de 2,4 % dont le coût serait pour l’essentiel pris en charge par l’Etat, la suite restant floue.

La « gauche », elle, affiche son sens des responsabilités : Mélenchon et Taubira promettent un SMIC à… 1400 € net (soit une hausse de 131 €), Hidalgo à 1450 €, Roussel et Jadot à 1500 €… tous prévoyant d’asseoir Etat, patrons et syndicats autour d’une table pour discuter salaires.

Même Le Maire a été jusqu’à envisager des augmentations « dans les secteurs en tension » sans bien sûr le moindre engagement concret. Pour gouvernement et patronat, aucune augmentation générale des salaires n’est d’actualité. C’est bien pour l’écarter que Castex distribue l’aumône « indemnité inflation » de 100 euros ou vient de promettre une dérisoire revalorisation de l’indemnité kilométrique. Et pour qui insisterait, les économistes de la bourgeoisie l’assurent : une hausse des salaires ferait s’emballer l’inflation. Le gouverneur de la banque de France assure qu’il « faut éviter le retour d’une spirale générale prix-salaires, qui serait perdante pour tous »… et Geoffroy Roux de Bézieux prévient : « Une augmentation des salaires, c’est aussi une augmentation des prix ». Sans blague ? L’inflation vient d’atteindre 5 % sur un an dans la zone euro, le niveau le plus haut depuis 1997… alors que les salaires n’y ont augmenté que de 1,5 %, niveau le plus bas depuis dix ans.

Partout, la pauvreté s’accroît comme en Espagne où l’inflation a atteint 6,7% sur un an, provoquant une multitude de grèves et des explosions de colère. En France, où la presse se réjouit cette fin de semaine d’une prétendue baisse historique du chômage et d’une croissance du PIB de 7 %, après une baisse de 8 % l’an dernier, ces annonces ne peuvent masquer que la seule croissance qui soit est celle des profits et que la baisse des chiffres officiels du chômage s’accompagne d’une hausse tout aussi « historique » de la précarité.

« Agir sur la répartition entre les revenus du capital et du travail », c’est contester la propriété capitaliste

Les classes dominantes et le capitalisme ne peuvent se survivre qu’en amplifiant toujours plus l’exploitation, en baissant les salaires réels, en précarisant et en plongeant dans la pauvreté des fractions toujours plus grandes de la population pour la défense de leurs profits. Il ne peut y avoir de partage « raisonnable » des richesses. La lutte pour les salaires est, de fait, une lutte contre l’oppression, elle ne peut se mener sans contester la propriété capitaliste et le « droit » des classes dominantes de s’accaparer le fruit du travail de la majorité.

Dans une conférence faite pour l’Association internationale des travailleurs en 1865, publiée sous le titre Salaire, prix et profit (1) Marx expliquait « il règne actuellement sur le continent une véritable épidémie de grèves et, de tous côtés, on réclame, à grands cris, des augmentations de salaires […] Vous devez, vous qui êtes à la tête de l'Association internationale, avoir un point de vue net sur cette très importante question ». Prenant le contre-pied de ceux qui expliquaient aux ouvriers qu’ils se trompaient de combat car des hausses de salaire entraineraient celle des prix, Marx appelait à les soutenir sans réserve. Décrivant les mécanismes de l’exploitation capitaliste par l’extorsion de la plus-value, il montrait que la lutte pour les salaires était au centre de la lutte de classe pour prendre sur la part des profits, tout en invitant les travailleurs à ne « pas se laisser absorber exclusivement par les escarmouches » :

« En même temps, et tout à fait en dehors de l'asservissement général qu'implique le régime du salariat, les ouvriers ne doivent pas s'exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne. Ils ne doivent pas oublier qu'ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu'ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu'ils n'appliquent que des palliatifs, mais sans guérir le mal. Ils ne doivent donc pas se laisser absorber exclusivement par les escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiétements ininterrompus du capital ou les variations du marché. Il faut qu'ils comprennent que le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société. Au lieu du mot d'ordre conservateur: "Un salaire équitable pour une journée de travail équitable", ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d'ordre révolutionnaire: "Abolition du salariat" ».

Il est clair qu’il est rare aujourd’hui de trouver ce mot d’ordre sur les drapeaux syndicaux… Et si le communiqué de l’intersyndicale du 28 janvier affirme de façon quelque peu ampoulée que « l’évolution des revenus par rapport à l’inflation […] est un levier essentiel pour le pouvoir d’achat des ménages et pour agir sur la répartition entre les revenus du capital et du travail », elle se garde bien d’en indiquer les voies et les moyens au-delà de ses « journées de mobilisations ».

C’est pourtant bien les questions qui sont au centre des préoccupations des militants du monde du travail, au cœur des interrogations de la jeunesse, de toutes celles et ceux qui veulent construire un autre monde, débarrassé de l’exploitation, de la mise en concurrence de tou.tes contre tou.tes, des violences sociales insupportables que subissent quotidiennement les classes populaires, les travailleur.ses, les jeunes …

Leur système ne peut connaître aucune régulation, aucun « bon sens » autre que celui de l’intervention des exploité.es eux-mêmes. Toute exigence d’une vie digne remet en cause la logique du profit, l’organisation de la production et de la société, la propriété capitaliste. Poser la question de la « répartition entre les revenus du capital et du travail », de l’échelle mobile des salaires, du contrôle des prix, du partage du travail entre toutes et tous, c’est poser la nécessité du contrôle de la société et de la production par les travailleurs, la jeunesse, la population.

Isabelle Ufferte

(1) https://www.marxists.org/francais/marx/works/1865/06/km18650626a.htm

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