Les premières manifestations, au début de l’année, du soulèvement le plus important survenu au Kazakhstan depuis des décennies ont eu lieu à Janaozen, une ville à l’ouest du pays proche de la mer Caspienne, région où sont situées les exploitations pétrolières et gazières. Dès l’annonce le 1er janvier de l’augmentation -jusqu’à être doublé- du prix du gaz liquéfié, GPL, le carburant de très loin le plus utilisé par les automobilistes, une cinquantaine d’ouvriers se sont rassemblés et ont transmis aux autorités locales un message vidéo exigeant, au nom de la population, l’annulation de cette hausse.
Le lendemain, le dimanche 2 janvier, des manifestants plus nombreux occupaient un rond-point dans la même ville tandis que dans la soirée, à Aktaou, une ville proche sortie de terre avec l’exploitation à partir de 1960 des gisements pétroliers de la Caspienne, des milliers de travailleurs se rassemblaient devant l’hôtel de ville, annonçaient le début de la grève pour le lendemain et scandaient le slogan : « Dehors, le vieux ! ». Etait ainsi visé Noursoultan Nazarbaïev, l’ancien président, dictateur en place depuis 1990, dont la famille et le clan ont mis la main sur toutes les richesses du pays, en particulier les revenus tirés du gaz et du pétrole. Nazarbaïev avait donné sa démission en mars 2019 tout en restant au pouvoir dans les coulisses, à la tête notamment d’un « Conseil de sécurité ». Le nouveau président Tokaïev lui avait fait allégeance, allant jusqu’à renommer Astana, la capitale politique du pays, de son prénom, Noursoultan.
Intervention des troupes russes, répression sanglante
Le 4 janvier, la grève et les manifestations se sont étendues à tout l’ouest du pays et ont gagné la capitale historique et économique Almaty (l’ancienne Alma-Ata), au sud-est. Les forces de police et les militaires interviennent violemment, sont parfois bousculés par les manifestants et dans quelques endroits, semble-t-il, il y a des fraternisations.
Des informations ont fait état que l’aéroport était alors occupé par un « ballet aérien » « des jets privés évacuant l’élite d’affaires proche de l’ex-président ».
Le 5 janvier, des vidéos de particuliers montrent des images de manifestants tués à Almaty. Dans la ville proche de Taldykorgan (500 000 habitants), une statue de Nazarbaïev est déboulonnée, et dans plusieurs villes, des bâtiments officiels sont occupés ou incendiés, l’aéroport d’Almaty est aux mains des insurgés. Le même jour, Tokaïev annonce le blocage des prix du gaz pendant 6 mois, la démission du gouvernement et la destitution de Nazarbaïev de son poste à vie de président du Conseil de Sécurité. Il décrète dans le même temps l’état d’urgence sur tout le territoire tandis que l’accès à Internet est suspendu.
Le jeudi 6 janvier, le Comité national de sécurité (KNB, la police politique) annonce que son ancien directeur, Karim Massimov, un fidèle de Nazarbaïev, a été placé en détention, accusé de « haute trahison ». Tokaïev fait état de plusieurs policiers tués et blessés, il accuse des « terroristes », dont beaucoup seraient étrangers, de semer la terreur, au nom de quoi il demande l’aide de Poutine et de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective regroupant Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan et Tadjikistan). Le jour-même, les troupes essentiellement russes sont aéroportées, 3000 parachutistes et soldats des forces spéciales, puis déployées pour reprendre tous les endroits stratégiques et les « sécuriser ».
Le vendredi, 7 janvier, Tokaïev intervient publiquement pour annoncer une répression sanglante, « jusqu’à la destruction totale des manifestants » et il donne pour consigne aux policiers et militaires d’ouvrir « le feu sans avertissement ». Les manifestants sont traités de « bandits », ils seraient selon lui 20 000 avec un « plan clair » et un « haut niveau de préparation au combat ».
« Des groupes d’éléments criminels battent nos soldats, les humilient, les traînant nus dans les rues, agressent les femmes, pillent les magasins. »
On estime le bilan de la répression du « janvier sanglant » comme il est nommé sur les réseaux sociaux à plus de 160 morts, des milliers de blessés et 10 000 arrestations.
Cette semaine, Tokaïev a annoncé le départ des troupes russes d’ici à une dizaine de jours et garanti à la population que les richesses qui lui avaient été volées par le clan Nazarbaïev lui seraient rendues. Le cynisme et les mensonges de ces dictateurs sont sans limites. Qui pourrait le croire à part les bénéficiaires de la future distribution des richesses volées aux travailleurs qui les produisent ?
Les raisons de la colère, la misère due à l’accaparement des richesses, la dictature
Le Kazakhstan est le pays le plus riche de l’Asie centrale. Premier producteur mondial d’uranium, il détient aussi d’importants gisements de pétrole, de gaz naturel, de charbon, minerais, de grandes quantités de métaux précieux comme le manganèse, le chrome, le potassium, le titane ou le zinc. Du temps de l’URSS, les revenus tirés de ces richesses extraites en grande partie par les déportés du goulag étaient captés par les cadres dirigeants de la bureaucratie. Après 1990, le clan Nazarbaïev a continué à s’engraisser en vendant l’exploitation de ces ressources aux multinationales, nombreuses dans le pays.
Tandis que la plus grande partie de la population survit avec des salaires misérables (500 euros de salaire moyen) dans les villes et que les campagnes sont laissées au sous-développement, une oligarchie richissime -certaines fortunes du pays figurent dans le palmarès mondial- étale son train de vie luxueux en particulier dans la capitale Anasta dont l’architecture est tout aussi tape-à-l’oeil.
Une dictature féroce préserve ces privilèges, surveille étroitement la population, interdit les syndicats et organisations indépendantes, étouffe toute liberté et intervient avec une violence extrême dès qu’une protestation, susceptible de créer une brèche par où pourraient s’engouffrer le mécontentement et les aspirations à vivre mieux et librement, se fait jour.
Dans le passé, deux grands soulèvements ont été férocement réprimés. En 1986, une révolte de la jeunesse, des étudiants et des ouvriers d’Alma-Ata, espérant des changements démocratiques avec l’arrivée à la tête de l’URSS de Gorbatchev. Il y eut 174 morts, des milliers de blessés et d’arrestations. En mai 2011, les ouvriers des industries pétrolières à Janaozen, point de départ du soulèvement actuel, se mirent en grève pour des revendications de salaire, la compagnie publique licencia mille d’entre eux. Les ouvriers installèrent un campement sur la place centrale de la ville et y restèrent 6 mois. Le 16 décembre, la police ouvrit le feu à balles réelles sur le campement. 15 personnes furent tuées, officiellement, et probablement plusieurs dizaines en réalité.
Du tsarisme au stalinisme, la continuité de l’oppression russe
La Russie a commencé à conquérir le Kazakhstan dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et l’a soumis entièrement à la fin du XIXe. Le tsarisme a utilisé ces immenses territoires pour y favoriser l’installation de paysans russes à partir de 1881 et de façon plus massive après la première révolution, en 1906. Un million de paysans s’y installèrent. Une « réforme agraire » au goût des grands propriétaires puisqu’elle ne touchait pas un cheveu de leurs intérêts.
La révolution de 1917 a fait éclater la prison pour les peuples qu’était l’empire russe, mais ce ne fut qu’un intermède, très court, puisque, à la fin de la guerre civile, dès 1922, Lénine dénonçait la brutalité « d’argousin Grand Russe » de Staline dans « l’affaire géorgienne » au moment de la constitution de l’URSS. Il rompait avec lui sur la question du droit des peuples.
La révolution étouffée par la bureaucratie naissante, puis les éléments révolutionnaires réprimés et liquidés consciemment et de façon systématique une fois Staline au pouvoir, le Kazakhstan connut tous les fléaux de la dictature de la bureaucratie stalinienne : collectivisation forcée en 1931-33 qui provoqua des famines et la mort d’un tiers de la population ; relégation de prisonniers politiques puis véritables camps de concentration, goulags, à Karaganda que l’écrivain Soljenitsyne décrivit dans son roman Une journée d’Ivan Denissovitch ; déportation des peuples lors de la Deuxième guerre mondiale, de centaines de milliers de personnes, qui font aujourd’hui du Kazakhstan un pays multi-ethnique et multiculturel (Allemands de la Volga, Tchétchènes, Coréens…) ; désastres écologiques (assèchement de la Mer d’Aral à cause de la culture intensive du coton, zone d’essais nucléaires irradiée ainsi que sa population dans le polygone de Semipalatinsk).
Nazarbaïev et Poutine pouvaient se vanter à bon droit d’avoir une même admiration pour le petit Père des peuples, le vainqueur de la Grande Guerre patriotique, un tyran de leur espèce. La Russie, en outre, est toujours propriétaire du cosmodrome de Baïkonour d’où partent ses fusées et satellites ainsi que, nouvelle mode des multimillionnaires partout où c’est possible, des excursions touristiques en orbite de la Terre !
Convoitises et rivalités internationales autour des richesses du sous-sol, union contre les travailleurs et les peuples.
Au XIXe, l’Asie centrale était une zone de conflit entre la puissance qui dominait le monde, l’Angleterre, et la Russie. Ce fut ensuite, sur cette région du monde, une domination sans partage de l’URSS. Après l’effondrement de celle-ci, à partir de 1990, Nazarbaïev a mené une diplomatie qu’il appelle « multivectorielle », cultivant des alliances avec plusieurs puissances et leurs multinationales. C’est ainsi que le Kazakhstan est membre de l’OMC, de l’OSCE, en même temps que de l’OTSC (organisation de la sécurité collective autour de la Russie).
Au cœur de la mondialisation capitaliste, l’oligarchie dirigeante profite par différents biais comme les commissions et dessous de table de fructueux marchés conclus avec les multinationales du pétrole et du gaz, ENI, Chevron, Texaco, ou de l’uranium, en particulier avec le Français Orano, ex-AREVA.
La Chine y possède de très forts intérêts puisque le Kazakhstan est traversé par les routes de la soie lancées il y a quelques années par le dictateur Xi Jiping.
Tandis que l’Union européenne, l’ONU et l’État français ont appelé, dès les premiers jours de la répression à la « modération », à « s’abstenir de toute violence », renvoyant dos à dos les responsables de la répression et leurs victimes, les travailleurs et les jeunes, Xi Jiping s’est félicité de la promptitude de la répression, avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il y a au Kazakhstan une forte minorité Ouighour, martyrisée en Chine. « Vous avez pris de manière décisive des mesures fortes à des moments critiques et avez rapidement calmé la situation, montrant ainsi votre responsabilité et votre sens du devoir en tant qu’homme politique (…) », a-t-il déclaré.
Quant aux liens tissés entre l’oligarchie dirigeante et l’État français et ses multinationales, ils sont très importants. L’industrie aéronautique, Total pour le pétrole et le gaz, Orano (ex-Areva) pour l’uranium dont le Kazakhstan, premier producteur d’uranium du monde, est un des premiers fournisseurs des centrales nucléaires françaises. Orano a rasé par exemple une forêt protégée pour développer sa production, suite à un accord conclu en juillet 2019 entre Bruno Le Maire et l’État du Kazakhstan.
La lutte pour la paix et la démocratie sont inséparables de la lutte pour en finir avec l’exploitation capitaliste.
Avec ses traits particuliers forgés par son histoire, l’histoire du monde et de ses tragédies, le Kazakhstan est au cœur des conflits du XXIe siècle, tout proche d’ailleurs de l’Afghanistan dont la population a subi les ravages de plus d’un siècle de conquêtes et de guerres. Le soulèvement de sa classe ouvrière, de sa jeunesse, s’inscrit dans les bouleversements provoqués par la crise de sénilité du capitalisme. Il s’est étendu aussi rapidement parce que la population subit la dégradation de son niveau de vie suite au ralentissement de l’économie chinoise et plus globalement de l’économie mondiale désorganisée par l’accélération de la recherche effrénée de profits à court terme et la pandémie.
Son histoire et l’intégration des peuples déportés montre que ce ne sont pas les peuples eux-mêmes qui sont la cause des guerres, mais les classes possédantes qui accaparent les richesses produites par les travailleurs, et mènent une lutte acharnée, une concurrence permanente, pour se les disputer.
Notre solidarité n’est pas seulement une empathie et une solidarité avec les souffrances d’un peuple. Nos sorts sont liés par l’action ravageuse des multinationales.
La solution ne peut être que globale, elle aussi mondialisée, l’action des travailleurs et des peuples, sur toute la planète, en vue de conquérir une véritable démocratie, le contrôle sur l’économie, sa planification en fonction des besoins de l’humanité et de la nature.
Galia Trépère