Il y a 150 ans, la Commune de Paris était proclamée. Pour la première fois de l’Histoire, le prolétariat exerçait directement son pouvoir, pendant 72 jours.

Ils étaient « montés àl’assaut du ciel » pour reprendre l’expression de Karl Marx, montrant qu’il était possible de prendre le pouvoir, trouver une forme d’Etat pour réaliser l’émancipation politique et sociale : « Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution entre ses propres mains ; quand de simples ouvriers, pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs ‘supérieurs naturels’, les possédants, et, dans des circonstances d'une difficulté sans exemple, accomplirent leur œuvre modestement, consciencieusement et efficacement […] le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du travail, flottant sur l'Hôtel de Ville ». (Karl Marx, La Guerre civile en France, mai 1871)

Les communard-e-s ont osé écrire leur histoire, et au-delà d’eux ils ont apporté une pierre irremplaçable à l’histoire des luttes de la classe ouvrière. Depuis 150 ans, cette histoire a été méthodiquement combattue par la bourgeoisie dont le pouvoir avait été ébranlé. Pendant ces 72 jours, le gouvernement de la République, de Gambetta à Thiers, prépara sa vengeance, la « semaine sanglante » dont les massacres furent à la mesure de la peur des possédants.

150 ans après, les ennemis de la Commune continuent à exprimer leur mépris et leur haine de classe, comme cet élu LR : « Pourrez-vous encore dénoncer les casseurs après avoir honoré en grande pompe ceux qui ont choisi de brûler les Tuileries, le Palais-Royal, le palais d’Orsay, les synagogues et notre hôtel de ville ? » ou cet autre, soi-disant prêt à en reconnaitre les « idées généreuses »… mais ne pouvant pas accepter de commémorer « la confiscation des moyens de production. ». Leurs réflexes de classe ne les trompent pas. Quant à Macron, c’est bien le 4 septembre qu’il a choisi de commémorer Gambetta et les 150 ans de la République, honorant ainsi le pouvoir qui écrasera quelques mois plus tard la Commune. Dans la droite ligne de l’hypocrisie d’un Thiers, au nom de la fraternité et du patriotisme, c’est là qu’il a annoncé sa loi contre le séparatisme, « confortant le respect des principes républicains », une campagne réactionnaire et raciste visant à diviser et affaiblir le camp des travailleurs.

Aujourd’hui encore, la remise en cause de la propriété privée capitaliste et de l’Etat qui la défend, c’est-à-dire la transformation révolutionnaire de la société, réveille leurs peurs et leur hargne pour défendre leur ordre établi au nom de leur république et de la patrie… d’autant plus que la fuite en avant du capitalisme, ce vieux monde en déroute, provoque un renouveau des luttes et de la contestation et redonne toute leur actualité aux questions soulevées par les Communards il y a 150 ans.

Quand les républicains de gauche usurpent l’histoire…

Quelle mauvaise farce que ce débat au Conseil de Paris, il y a quelques semaines, où une adjointe d’Hidalgo prétendait que « La Commune porte toutes les valeurs qui sont les nôtres aujourd’hui », tandis qu’un autre adjoint prétendait « réconcilier ces deux histoires », celle des bourreaux et des victimes…

Il ne manque pas d’admirateurs de la Commune… pour essayer de la démunir de sa portée révolutionnaire.

Roger Martelli, historien proche du PCF, va dans le même sens de vouloir réintégrer la Commune dans la République officielle, c’est-à-dire bourgeoise : « La Commune de Paris est un bien commun que la République se doit de célébrer […] pour crier ensemble, encore et toujours, le beau cri du Vive la Commune ! » (Le Monde 28/02/2021). Une envolée qui tombe à plat au moment où cette république des avenues Thiers, massacreur de la Commune, dévoile son visage de plus en plus autoritaire, défaisant elle-même ce mythe des « biens communs » entre exploiteurs et exploités, premiers de cordée et de corvées.

Mélenchon fait lui-aussi l’éloge de la Commune dans une longue interview à Politis, pour « éclairer les angles morts que j’avais hérités d’une certaine simplification marxiste »… et la ramener dans le cadre républicain. Sa « lecture de l’Histoire » prétend faire de la Commune un simple prolongement de 1789, une révolution populaire qui respecte la propriété bourgeoise. Il écrit à propos des Communards « ils buttent sur la même limite qu’en 1789 : que faire de la propriété ? Et la réponse est la même qu’en 1789 : la propriété est sacrée ». Certes, la question de la propriété a été un problème pendant la Commune, mais prétendre qu’elle l’aurait déclarée « sacrée » est une caricature mensongère qui voudrait la vider de son réel contenu révolutionnaire et effacer ce qu’elle a incarné de plus radicalement nouveau : la première révolution ouvrière qui remettait en cause cette propriété et l’État qui la protège. Et par-là, effacer son apport pratique et théorique que Marx et Engels ont mis en lumière.

Pour Mélenchon, sa « lecture », cette déformation, lui sert à inscrire la Commune dans « l’ère du peuple et de la révolution citoyenne ». Un argument pour appuyer les thèses populistes actuelles, où « le peuple » est venu se substituer au prolétariat… faisant disparaître au passage la portée révolutionnaire de l’affrontement des deux classes inconciliables de la société capitaliste.

C’est en fait le point commun de tout le courant des partisans des « biens communs » qui fait aujourd’hui l’éloge de la Commune, de son audace, du soulèvement populaire, de ses avancées démocratiques… mais qui ne discute pas, ou fait disparaître, la révolution, la question du pouvoir.

1848, 1871, 1917… un siècle de révolutions, la lutte des classes vers le premier pouvoir du prolétariat

Dans la même interview, Mélenchon dit : « Dans l’imaginaire des jeunes gens de la gauche marxiste dont j’étais, il y avait une sorte de voie sacrée de l’histoire faite de grandes étapes. […] Venait 1789 qui … pondait comme un œuf une république nécessairement bourgeoise. Celle-ci accoucherait du socialisme que la Commune préfigurait. On passait donc vite sur cette république bourgeoise, car elle ne collait pas au schéma linéaire et univoque de Marx … Ensuite on arrivait à « la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat » : la Commune de Paris de 1871 ! De là, on passait d’un seul bond à la révolution de 1917. … Puis la révolution suivait sa route avec les fourgons de l’Armée rouge ». Mélenchon reconnait lui-même qu’il caricature, mais pourquoi s’embarrasser ?

Pourtant, oui, il y a un fil rouge, une évolution de la lutte des classes, un combat qui s’est poursuivi tout au long du 19ème siècle, se transformant avec la société et les classes sociales. Il y a un lien et une rupture entre la révolution des « bras nus », la grande aspiration de 1789 pour l’égalité, et les révolutions qui ont fait naître les premiers pouvoirs des prolétaires, la Commune de 1871 à l’échelle d’une ville, le pouvoir des soviets en Octobre 1917 dans toute la Russie. Il n’y a ni « schéma linéaire » ni « bond » de 1871 à 1917, mais des luttes, avancées, défaites, des accumulations de forces et des ruptures, des évolutions de conscience et des organisations.

La « conjuration des égaux » en 1796 fut une des premières luttes pour l’abolition de la propriété privée, au sein de la Révolution bourgeoise de 1789. Réprimée, elle ne pouvait aboutir tant la place du prolétariat était encore faible dans la société industrielle à peine naissante.

Un demi-siècle de développement capitaliste plus tard, les classes populaires sont à nouveau la force principale de la révolution de février 1848 pour renverser la monarchie et proclamer la République. Mais l’aspiration à l’égalité sociale n’est plus seulement portée par un petit groupe de conjurés, elle s’est emparée de milliers d’ouvriers qui n’entendent pas se contenter d’une prétendue égalité des droits. Ils veulent l’égalité réelle, la « république sociale », sans bien savoir comment. La république bourgeoise à peine née exprime sans faillir son sens de classe : elle réprime dans le sang l’insurrection ouvrière de juin 1848. Discréditée par son crime, effrayée par ses conséquences, elle laisse le pouvoir politique au 2nd empire pour mieux prospérer à l’ombre du pouvoir autoritaire de Napoléon III : développement industriel, bancaire, dette publique, spéculation, corruption…

La lutte des classes poursuit son œuvre. Des travailleurs s’organisent dans de nombreuses organisations secrètes. Le Manifeste de Marx et Engels, écrit en 1847, trouve un écho grandissant. D’autres se reconnaissent dans les conceptions conspiratrices des blanquistes, dans le mutuellisme de Proudhon, dans l’anarchisme. Ces différents courants se retrouvent dans la première internationale ouvrière, l’Association Internationale des Travailleurs, fondée en 1864. La même année, sous la pression des luttes, Napoléon III est obligé de concéder le droit de coalition et de grève à une classe ouvrière qui s’accroit et dont les luttes se développent.

Pour sauver son régime, l’empereur est pris dans une fuite en avant de guerres et de conquêtes. En juillet 1870, il déclare la guerre à la Prusse. Cette dernière, avec Bismarck, réussit à coaliser avec elle la plupart des Etats germaniques pour réaliser l’unité allemande. En quelques semaines, c’est la débâcle. Le 2 septembre, Napoléon III est fait prisonnier.

Après le 4 septembre 1870, le « gouvernement de défection nationale »

Le 4 septembre, les ouvriers et les classes populaires de Paris s’insurgent, prennent l’Hôtel de ville et proclament la République. Comme en 1848, des politiciens bourgeois, comme Gambetta, se propulsent et prennent en main le gouvernement républicain. Sous la pression, ils promettent d’assurer « la défense nationale » face aux armées prussiennes aux portes de Paris.

Promesse hypocrite. « On ne pouvait défendre Paris, explique Marx, sans armer ses ouvriers, sans les organiser en une force effective, sans les discipliner par la guerre. Or, Paris armé, c’était la révolution armée. La victoire de Paris sur l’agresseur prussien, c’était la victoire de l’ouvrier français sur le capitaliste et ses parasites d’Etat ».

La bourgeoisie négocie la défaite avec Bismarck. Semaines après semaines, le gouvernement organise la défection, il rationne et affame la capitale. Les rodomontades politiciennes cachent de plus en plus mal la préparation de la défaite. La police et l’armée emprisonnent et répriment les contestataires. Plusieurs tentatives d’insurrections échouent.

Les tensions s’exacerbent. Le peuple armé pour défendre Paris est organisé en plus de 200 bataillons de la garde nationale, comptant des dizaines de milliers d’hommes. Ce sont autant de clubs politiques réunissant différentes couches de la société, plus ou moins prolétaires selon les arrondissements. Les faits et gestes du gouvernement y sont auscultés et discutés.

Le 28 janvier, le gouvernement signe l’armistice, accepte de verser 5 milliards à Bismarck et prévoit l’élection d’une Assemblée pour ratifier la défaite. L’imposture de ce « gouvernement de la France par la permission de Bismarck » (Marx) est définitivement levée. Les bataillons de la garde nationale élisent des délégués qui se réunissent en assemblées dès les premiers jours de février. L’idée d’assurer par eux-mêmes la défense de Paris fait son chemin. Le 15 mars, ils élisent leur « comité central », une direction élue à la tête d’une véritable armée, un embryon de pouvoir ouvrier et populaire face au gouvernement républicain de Thiers. Une situation de double pouvoir insupportable pour la bourgeoisie.

18 mars 1871, la conquête du pouvoir

Thiers ne peut plus reculer pour engager la guerre civile, sinon c’est laisser le pouvoir aux bataillons du Paris en armes. Il échoue dans sa tentative de désarmer la garde nationale en envoyant l’armée s’emparer de ses canons dans la nuit du 18 mars. Les femmes entourent les canons. La population se soulève. Les soldats fraternisent avec les gardes nationaux. Quelques heures plus tard, défaits, Thiers, son gouvernement et son armée doivent fuir à Versailles, suivis par une grande partie de la bourgeoisie parisienne.

Le comité central de la garde nationale devient de fait le gouvernement provisoire de Paris et proclame la Commune : « Les prolétaires de la capitale au milieu des défaillances et des trahisons des classes gouvernantes, ont compris que l'heure était arrivée pour eux de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques... Le prolétariat... a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir. » (21 mars 1871)

Cette prise de pouvoir par en bas ne correspond en rien aux plans déjà faits de ceux qui l’imaginaient, ou l’imaginent encore, par la voie électorale, ou celle des conspirations de petits groupes, de la grève générale, de l’extension progressive des mutuelles et des coopératives… A tous ces plans par en haut, les travailleurs apportaient leur réponse, leur organisation collective pour résoudre leurs problèmes.

La première préoccupation du comité central est de transmettre le pouvoir à une Commune élue. Il organise des élections de la Commune, dont les élus seront responsables et révocables à tout moment, instaurant une assemblée agissante, exécutive et législative en même temps. Plus de la moitié des élus sont des ouvriers et des artisans.

Chaque décision est rendue publique, affichée dans toute la ville… ainsi qu’autant d’appels à la population à agir par elle-même, à s’organiser, à s’engager dans la défense de la ville et dans son fonctionnement. Les femmes y seront particulièrement actives, organisées dans de nombreux clubs et associations, dont ceux animées par Louise Michel, ou par exemple dans « l’union des femmes pour la défense de Paris » créée par Nathalie Lemel et Elisabeth Dmitrieff qui revendique et obtient l’égalité des salaires et organisera des groupes armés.

Bien des hommages de la Commune rappellent l’audace des mesures prises : l’abolition de l’armée permanente, la suspension des loyers, la remise à leurs propriétaires des objets laissés en gage au « mont-de-piété », l’interdiction du travail de nuit pour les boulangers, la fin des amendes sur salaires… Pour instaurer un État « bon marché », la Commune appliqua aux élus et à la fonction publique les salaires d’ouvriers. La police est révocable et privée de ses fonctions de répression politique. Les églises sont dissoutes et expropriées, la religion chassée de l’école, les prêtres ne peuvent plus compter que sur les aumônes des fidèles. Tous les établissements d’instruction sont ouverts au peuple gratuitement.

Pour dénoncer « le chauvinisme », « le militarisme … et l’insulte permanente des vainqueurs aux vaincus », la Commune, sur une proposition du peintre Courbet, fait abattre la colonne Vendôme et sa statue de Napoléon. Elle montre son internationalisme en élisant des militants hongrois, italiens, polonais, Frankel, Garibaldi, Dombrowski, Wroblewski…

Au cours de ces à peine 72 jours, et alors que le siège se poursuivait et que les agressions des armées de Thiers se multipliaient, l’audace sans pareille de ce pouvoir n’a pu indiquer que « la tendance » de ce que pouvait faire « un gouvernement du peuple par le peuple » (Marx).

Dès sa défaite du 18 mars, Thiers n’a eu de cesse que de préparer l’écrasement, tout en prétendant négocier un compromis avec la Commune. Il a fait réprimer d’autres soulèvements communaux dans le pays. Et avec la complicité de Bismarck, il a reconstitué une armée dont la seule fonction était de reconquérir Paris et d’écraser la révolution. Du 21 au 28 mai, les combats font rage, barricade après barricade. La semaine sanglante est un véritable massacre. Les exécutions sommaires et massives, qui feront entre 20 et 30 000 morts, dont 4 000 femmes, parmi les Communards. Plus de 36 000 personnes sont arrêtées et jugées, 4700 condamnées à la prison, 4600 à la déportation et l’exil, 95 peines de mort prononcées…

La Troisième république, les 150 ans de la République commémorés par Macron, naissent de cet écrasement du premier pouvoir ouvrier. Il a été soutenu par un déferlement de haine des possédants revanchards, laissant libre cours à leur mépris et à la peur que le peuple leur avait inspirés.

Cette vague répressive sans précédent est soutenue par presque toutes les sommités intellectuelles de l’époque, à l’exception de Victor Hugo, ami de Louise Michel, et de Rimbaud et Verlaine. Hugo, bien qu’hostile à la Commune, a pris fait et cause pour les communards. Il dénonce en mai : « La réaction commet à Paris tous les crimes. Nous sommes en pleine terreur blanche » et il n’aura de cesse de réclamer l’amnistie des communards.

Du côté réactionnaire et catholique, on applaudit la tuerie : « Pitié, mon Dieu ! si votre main châtie… Un peuple ingrat qui semble la braver… Sauvez, sauvez la France – Au nom du Sacré-Cœur ». Mais aussi du côté des intellectuels « éclairés ». Edmond de Goncourt écrit « il est bon qu’il n’y ait eu ni conciliation ni négociation […] une telle purge, en tuant la partie combative de la population, reporte la prochaine révolution pour toute une génération ». George Sand : « La démocratie n’est ni plus haut ni plus bas après cette crise de vomissements […]. Ce sont les saturnales de la folie ». Ou Emile Zola « Le bain de sang qu’il [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d’une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur. » (3 juin 1871) 

L’atteinte à l’État et à la propriété libérait sans retenue la morgue et la haine de classe.

« Briser l’État ! » et la propriété privée capitaliste

En effet, le premier décret de la Commune élue, adopté le 29 mars, proclamait : « 1° La conscription est abolie ; 2° Aucune force militaire, autre que la garde nationale, ne pourra être créée ou introduite dans Paris ». Par cette décision, les travailleurs suppriment de fait l’armée permanente pour la remplacer par le peuple en armes. La portée de ce premier décret vise le cœur de l’Etat de la bourgeoisie : le corps armé, séparé des travailleurs, pour faire respecter l’ordre et le pouvoir.

Les débats au sein de la Commune montrent que la portée de cette décision était bien confuse, comme ses conséquences qui impliquaient l’affrontement avec Versailles. Pour certains, dont les militants proches de Marx, abolir l’armée allait dans le sens d’engager une offensive contre le gouvernement de Thiers à Versailles avant qu’il ne reconstitue son armée. Pour d’autres, il ne fallait pas aller plus loin qu’abolir la conscription, la Commune n’ayant pas la légitimité d’engager cette bataille contre l’armée du pays, puisqu’elle n’était le pouvoir élu que du seul Paris. D’autres avaient l’illusion que le pouvoir « communal » pouvait coexister avec la République.

Marx est le premier à tirer le plein enseignement de ces événements, à voir que les masses ont trouvé par elles-mêmes la forme de leur État : « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l'appareil d'État et de le faire fonctionner pour son propre compte ». Elle a commencé à briser la vieille machine et à la remplacer par la sienne, le peuple armé dans la garde nationale.

Cette leçon de la Commune, un acquis théorique du marxisme, est bien peu abordée dans les textes publiés récemment, voire clairement évacuée.

Roger Martelli, dans sa tribune du Monde, présente la Commune comme « la possibilité d’une démocratie moins étroitement représentative, plus directement citoyenne ». Comme si la Commune n’était qu’une amélioration de la république, un peu plus, un peu moins… Dans la dernière revue de Solidaires, Les Utopiques, consacrée à la Commune, il évoque la perspective de « désétatiser l’Etat »… Là aussi, une des leçons de la Commune est effacée, celle de l’affrontement révolutionnaire entre cette forme de gouvernement et l’État républicain.

Dans la même revue, Pierre Zarka, pointe la question du rapport aux institutions bourgeoises comme enseignement de la Commune : « cherchons-nous les solutions dans le cadre établi des pouvoirs institutionnels … ou commençons-nous à penser et agir en dehors de ce cadre ? », mais il n’est pas plus question ici de briser le cadre ! D’ailleurs, de nombreux articles de la revue contournent le problème, évoquant l’autogestion et la fédération comme moyens de construire l’émancipation, en évitant de poser le problème de l’affrontement avec l’Etat.

Le 29 mars 1871, le deuxième décret adopté exprime dans son introduction qu’il faut viser la propriété : « Considérant que le travail, l’industrie et le commerce ont supporté toutes les charges de la guerre, il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifices ». N’en déplaise aux défenseurs de la « propriété sacrée », plusieurs décisions ont été prises contre les possédants : suspension des loyers, report des expulsions des logements, réquisition des logements vacants. Un décret plus tardif permettait aux ouvriers de réquisitionner les ateliers abandonnés par leurs patrons.

Un article d’Eric Toussaint, La Commune de Paris, la banque, la dette, (février 2021) montre bien comment cette question du respect de la propriété privée capitaliste a traversé les débats de la Commune, notamment à propos de la Banque de France. Il raconte comment une majorité s’est opposée, notamment les proudhoniens, à toute atteinte aux coffres. D’après Toussaint, pendant les 72 jours, la Banque a prêté 7,3 millions de francs à la Commune, tandis que 315 millions étaient envoyés au gouvernement Thiers à Versailles.

Le communard Lissagaray écrivait : « la Commune resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie […] elle ne voyait pas les vrais otages qu’elle avait sous la main : la Banque, l’Enregistrement et les Domaines, la Caisse des dépôts et consignations, etc. »

« Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat. » (Engels)

« La Commune intellectuellement était sans contredit fille de l'Internationale » écrit Engels. L’Association internationale des Travailleurs organisait dans un même cadre collectif les militants, près de 70 000 rien qu’en France, de toutes les tendances du mouvement ouvrier, confrontant démocratiquement leurs opinions, unis par l’essentiel.

Dès le début de la guerre franco-prussienne, en juillet 1870, les militants de la section de Paris de l’Internationale publièrent un manifeste « aux ouvriers de toutes les nations » dans lequel ils déclaraient : « Frères d'Allemagne ! Nos divisions n'aboutiraient qu'à un triomphe complet du despotisme des deux côtés du Rhin... Ouvriers de tous les pays ! Quoi qu'il advienne pour le moment de nos communs efforts, nous, membres de l'Association internationale des travailleurs qui ne connaissons pas de frontières, nous vous adressons, comme gage d'une solidarité indissoluble, les vœux et le salut des ouvriers de France ! » Et la section de Berlin répondit : « Nous nous joignons solennellement à votre protestation... nous promettons que ni le son de la trompette ni le rugissement du canon, ni la victoire ni la défaite, ne nous détourneront du travail commun pour l'union des ouvriers de tous les pays. »

Au sein de la Commune, les divergences, les désaccords, se retrouvèrent au moment des actes décisifs face à l’État et à la propriété, la pratique obligeant chaque tendance à remettre en question sa « doctrine ».

Pour le courant marxiste, en 1891, vingt ans après, Engels rappelle que la Commune fut le principal événement qui a fait évoluer les idées du Manifeste du parti communiste de 1847, en donnant un contenu à la question du pouvoir ouvrier, de la dictature du prolétariat.

Il insiste sur « cette destruction de la puissance de l'État tel qu'il était jusqu'ici et son remplacement par un pouvoir nouveau, vraiment démocratique » pour lutter contre « cette vénération superstitieuse de l'État et de tout ce qui y touche, vénération qui s'installe d'autant plus facilement qu'on est, depuis le berceau, habitué à s'imaginer que toutes les affaires et tous les intérêts communs de la société entière ne sauraient être réglés que comme ils ont été réglés jusqu'ici, c'est-à-dire par l'État et ses autorités dûment établies. » Une vénération qui s’est doublée, pendant les décennies qui ont suivi, d’une véritable intégration de toute une partie du mouvement ouvrier à l’Etat… Il poursuit : « en réalité, l'État n'est rien d'autre qu'un appareil pour opprimer une classe par un autre, et cela, tout autant dans la république démocratique que dans la monarchie ». (1891- Introduction à une réédition de La guerre civile en France)

C’est le même raisonnement que reprendra Lénine, pendant la Révolution russe : « Les formes d'Etats bourgeois sont extrêmement variées, mais leur essence est une : en dernière analyse, tous ces Etats sont, d'une manière ou d'une autre, mais nécessairement, une dictature de la bourgeoisie. Le passage du capitalisme au communisme ne peut évidemment manquer de fournir une grande abondance et une large diversité de formes politiques, mais leur essence sera nécessairement une : la dictature du prolétariat. » (L’Etat et la révolution).

Aujourd’hui, ces enseignements bousculent encore bien des conceptions dans le mouvement social. La Commune a confirmé l’idée du Manifeste qu’il ne pouvait pas y avoir d’émancipation économique sans prise du pouvoir politique, indispensables pour renverser les bases économiques de l’exploitation, la propriété privée capitaliste, la domination des multinationales, des banques… Elle a montré que cette prise du pouvoir, la « dictature du prolétariat », était la forme de gouvernement la plus démocratique, « du peuple par le peuple », la conquête de la démocratie.

« Et gare à la revanche quand tous les pauvres s’y mettront ! »

On pouvait lire ces mots extraits du chant écrit par le communard Jean-Baptiste Clément, La semaine sanglante, sur des Gilets jaunes en 2019. Bien des analystes ont cherché des liens entre les deux révoltes, soulignant leur rupture similaire avec la gauche républicaine. Le lien, on le trouve dans la rue, sur les gilets, les pancartes, les tracts : « 1789, 1871, 1968, 2019 : le peuple est de retour », « démocratie directe, pouvoir au peuple », « Thiers ou Macron, Courbet déteste les Versaillais… », des initiatives comme la marche 1871-2021 qui prévoit d’arriver à Versailles fin mai, des hommages à Louise Michel dans les manifestations du 8 mars… La Commune retrouve vie dans les manifestations, la contestation.

« La classe ouvrière n'espérait pas des miracles de la Commune. Elle n'a pas d'utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances elles-mêmes. Elle n'a pas à réaliser d'idéal, mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre. »

Depuis ces paroles de Marx, bien des révolutions et contre-révolutions, luttes et défaites se sont succédé, au prix desquelles la bourgeoisie a réussi à maintenir sa domination.

1848, 1871, 1917, autant d’étapes des formidables progrès d’une classe internationale qui prenait conscience d’elle-même et de son rôle, à travers son développement et ses luttes qui se sont élargies de quelques villes à de nombreux pays dans la vague révolutionnaire des années 1920. Impuissantes cette fois à écraser la Révolution russe, les bourgeoisies n’ont pu la contenir qu’en lui infligeant une terrible guerre civile et en l’empêchant de s’étendre, provoquant la contre-révolution stalinienne, un carcan et un repoussoir pour des décennies. Le fascisme, les pouvoirs autoritaires, la marche vers la guerre, finissaient de mettre au pas les classes ouvrières et toute la société, au prix des millions de morts de la 2nde Guerre mondiale. Les guerres du 20ème siècle, mondiales et coloniales, sont les forfaits du capitalisme dans sa fuite en avant pour conquérir le monde. L’immense vague des révolutions des indépendances brisait la domination coloniale et ouvrait en même temps de nouveaux territoires à la libre concurrence du marché capitaliste, vers la mondialisation, une extension qui atteint ses limites et qui loin de résoudre ses crises les a exacerbées.

Avec ses guerres, sa violence, ses conquêtes, le capitalisme a vaincu la première vague des révolutions ouvrières… mais en se développant, il a préparé la suivante. « Les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre » n’ont jamais été aussi puissants, tant du point de vue des possibilités techniques et démocratiques, de la place du prolétariat dans tous les pays, que d’une nouvelle conscience qu’il fait naitre que le capitalisme qui exploite la Terre et les travailleurs est sans avenir. Une conscience qui va de pair avec la compréhension que les États sont nos adversaires de classe, se dégageant de la « vénération superstitieuse de l'État » comme disait Engels.

Une nouvelle période s’est ouverte qui remet la question de la révolution à l’ordre du jour et impose de réinventer la Commune, écrire à notre tour une nouvelle page, à travers le renouveau des prises de consciences et des luttes, qui ont pris une dimension internationale sans précédent. La situation exige que les révolutionnaires de toutes les tendances, celles et ceux qui veulent changer ce monde, s’attellent à écrire le programme de ces luttes, se coordonnent démocratiquement, jettent à nouveau les bases d’une nouvelle association internationale des travailleurs…

François Minvielle

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