Trump a fini par accepter que commence la transition de pouvoir avec Joe Biden sans pour autant reconnaître sa défaite. Il n’avait guère le choix que de se plier aux règles institutionnelles sans pour autant céder sur le fond, « notre lutte continue […] nous continuons à faire valoir nos droits, et je pense que nous l'emporterons ».

Depuis le 3 novembre, le mal élu de 2016 avec près de 3 millions de voix de moins que Clinton conteste la victoire des Démocrates obtenue avec près de 6 millions de voix de plus dénonçant le complot qui le viserait et viserait les USA. Farce et bouffonnerie dans la nature du personnage, oui, mais pas que. Sa persistance à contester les résultats de l'élection présidentielle alors que tous ses recours ont été rejetés par les tribunaux, faute de preuves, est un choix politique visant à délégitimer la nouvelle administration, à alimenter le rejet de l’establishment comme à plier le parti républicain à sa volonté même quand celle-ci remet en cause les traditions des institutions américaines qui visent à assurer la continuité du pouvoir d’État indépendamment de l’alternance du bipartisme.

Le refus de reconnaître sa défaite lui donne aussi une forme de légitimité à poursuivre sa politique pour laisser sa marque y compris dans ses formes les plus rétrogrades et abjectes comme faire exécuter des condamnés à mort, au mépris de la trêve habituellement respectée par temps de transition alors qu’il gracie ses proches, ou accélérer la cadence pour lancer des forages pétroliers dans un sanctuaire naturel en Alaska parce que tel est son bon vouloir. Au point même d’irriter le patronat en interrompant le programme de soutien à l’économie pour mettre Biden en difficulté.

Cependant, le 8 décembre, la désignation de la liste des grands électeurs aura bien lieu, puis le vote solennel du Collège Électoral le 14 décembre et, le 6 janvier, le Congrès validera le résultat du vote. Le 20 janvier, Joe Biden devrait donc être intronisé 46ème président des États-Unis d'Amérique.

La continuité institutionnelle sera respectée. Il était bien peu probable qu’elle ne le soit pas, mais la résistance de Trump n’est pas une simple « bouffonnerie ». Elle est un choix politique qui prépare la suite, leur monde d’après et cela quel que soit par ailleurs l’avenir personnel de Trump. Pas plus que son élection en 2016 n’était un simple accident électoral, la fin chaotique de son mandat n’est une simple bouffonnerie.

« L'Amérique est de retour, prête à guider le monde » !

Dans son éditorial du 25/11 Le Monde écrit « Les normes auxquelles il s’est attaqué sont celles qui faisaient jusqu’ici la fierté des États-Unis : l’acceptation de la victoire de l’adversaire et le transfert pacifique du pouvoir d’un parti à un autre ». Et de dénoncer « Cette politique de la terre brûlée » pour afficher un optimisme de circonstance : « L’entreprise dans laquelle s’est lancé Donald Trump ne pouvait qu’échouer. La démocratie américaine retrouvera son cours habituelle 20 janvier 2021, lorsque Joe Biden prêtera serment à l’ombre de la coupole du Congrès ».

Le Monde exprime ainsi les illusions des partisans de l’ordre qui veulent encore croire à la stabilité du capitalisme et de la première puissance mondiale qui en a été le garant. Ils espèrent pouvoir aussi continuer de faire l’éloge de cette démocratie capitaliste et pouvoir tourner la page de « l’apprenti factieux ». Biden tente de donner du crédit à ces illusions qui sont aussi les siennes, celles de bon nombre de ses soutiens et électeurs.

Les États-Unis sont « prêts à guider le monde », a-t-il affirmé en présentant les premiers vieux chevaux de retour de son équipe. « C'est une équipe qui reflète le fait que l'Amérique est de retour, prête à guider le monde et pas à s'en retirer » ! Great again façon Biden !

Il se défend dans le même temps de vouloir refaire « un troisième mandat Obama » comme pour rêver de revenir au temps d’avant la crise de 2008-2009. Le rêve américain voudrait remonter le temps pour ne pas voir sa mort, effacer Trump, fermer les yeux sur la décomposition sociale et politique engendrée par la faillite du capitalisme, pris d’effroi devant la crise de leur propre système ils en accélèrent la venue en tenant un discours sans fondement ni réalité. Leur monde d’après ne sera plus leur monde d’avant !

La démocratie parlementaire forgée à travers les luttes de classes pour assurer la domination de la bourgeoisie, soumettre les classes populaires

La prétendue démocratie qui ferait la fierté des classes dominantes américaines et de leurs amis n’est en réalité qu’une machine destinée à assurer la stabilité sociale et politique de la domination de Wall Street et la force de son État, une machine à soumettre les classes populaires au système.

Elle est née pour garantir les droits des blancs propriétaires contre les indiens et les esclaves, pour empêcher aussi les travailleurs et les simples agriculteurs d’avoir le moindre contrôle politique sur le pays. Les propriétaires d’esclaves ont obtenu des voix et des pouvoirs supplémentaires en faisant compter leurs « biens humains » (les esclaves) pour les trois cinquièmes d’une personne afin de leur donner une représentation supplémentaire au Congrès, aux tribunaux et à la Maison Blanche. Il aura fallu la guerre civile des années 1860, une nouvelle révolution inachevée, et des décennies de lutte pour généraliser le droit de vote tout en l’encadrant de sérieuses limites.

La Chambre des représentants est placée sous le contrôle du Sénat élu de façon particulièrement antidémocratique. Chaque État a deux sénateurs. L’État le plus peuplé, la Californie, près de 40 millions d’habitants, et l’État du Wyoming, 550 000 habitants, ont le même nombre de sénateurs, chacun 2 !

Quant au collège électoral, il est l’objet de toutes sortes de limitations qui visent à écarter les plus déshérités, en particulier les Afro-américains, du droit de vote. C‘est ce qui a permis à Trump de gagner en 2016 avec moins de voix que Clinton.

« Si l'on considère de plus près le mécanisme de la démocratie capitaliste », écrivait Lénine dans l’État et la révolution, « on verra partout dans les menus détails de la législation électorale, dans le fonctionnement des institutions représentatives, dans les obstacles effectifs au droit de réunion, dans l'organisation purement capitaliste de la presse quotidienne, on verra restriction sur restriction au démocratisme. Ces restrictions, éliminations, exclusions, obstacles pour les pauvres paraissent minces. Mais totalisés, ils excluent, éliminent les pauvres de la participation active à la démocratie... »[1]

Le règne mondialisé de la finance sape les bases de la démocratie parlementaire bourgeoise

Malgré toutes les garanties que la bourgeoise a su se donner pour gérer son ordre social en écartant les classes populaires de la discussion des affaires de la société, de la politique, tout en assurant un relatif consensus nécessaire à la paix sociale, l’évolution du capitalisme, l’exacerbation des tensions sociales qu’elle entraîne, remet en permanence en cause cet équilibre instable. Si la république rend plus complète la domination politique des classes dominantes, elle en mine en même temps les bases sociales en devenant le cadre de leur affrontement avec les classes opprimées qui prennent ainsi conscience de la nature même de cette république bourgeoise, masque de leur oppression.

Le développement du capitalisme financier mondialisé a accentué ces évolutions. En concentrant toujours plus de richesses entre les mains d’une minorité, en accentuant les inégalités, il vide la démocratie parlementaire de tout contenu démocratique pour révéler en elle la dictature de la classe dominante. On le voit ici en France comme aux USA.

Trump a été le produit de cette crise de la machine à duper le peuple. L’ambitieux démagogue a su sentir le mécontentement, la rupture avec l’establishment, c’est-à-dire avec la machine démocratique institutionnelle, afin de le capter au service de ses propres ambitions. Jusqu’à présent sa propre compréhension politique n’allait pas au-delà, elle est réflexe, marketing électoral, sens de classe et du pouvoir. Elle n’obéissait pas à un projet politique. Pour le moment, et de ce point de vue, elle représente un avertissement sans trop de frais, mais un avertissement qu’il faut prendre très au sérieux sans écouter les discours qui se veulent rassurants.

Dans un tout autre contexte historique, la société déjà a connu une telle logique de crise, celle qui, dans les années trente, a conduit au fascisme. Dans Où va la France ? Trotsky décrit la logique de la lutte de classe alors à l’œuvre : « Certes, en France, comme dans certains autres pays d’Europe (Angleterre, Belgique, Hollande, Suisse, pays scandinaves), il existe encore un parlement, des élections, des libertés démocratiques ou leurs débris. Mais dans tous ces pays la lutte des classes s’exacerbe dans le même sens qu’elle s’est développée auparavant en Italie et en Allemagne. Qui se console avec la phrase : « la France n’est pas l’Allemagne » est un imbécile sans espoir. Dans tous les pays agissent maintenant les mêmes lois ; ce sont celles de la décadence capitaliste. Si les moyens de production continuent à rester dans les mains d’un petit nombre de capitalistes, il n’y a pas de salut pour la société. Elle est condamnée à aller de crise en crise, de misère en misère, de mal en pis. Dans les divers pays les conséquences de la décrépitude et de la décadence du capitalisme s’expriment sous des formes diverses et se développent à des rythmes inégaux. Mais le fond du processus est le même partout. La bourgeoisie a mené sa société à une banqueroute complète. Elle n’est capable d’assurer au peuple ni le pain ni la paix. C’est précisément pourquoi elle ne peut supporter plus longtemps l’ordre démocratique. Elle est contrainte d’écraser les ouvriers à l’aide de la violence physique. Mais on ne peut pas venir à bout du mécontentement des ouvriers et des paysans par la police seule. Faire marcher l’armée contre le peuple, c’est trop souvent impossible : elle commence par se décomposer et cela s’achève par le passage d’une grande partie des soldats du côté du peuple. C’est pourquoi le grand capital est contraint de créer des bandes armées particulières, spécialement dressées contre les ouvriers, comme certaines races de chiens sont dressées contre le gibier. La signification historique du fascisme est d’écraser la classe ouvrière, de détruire ses organisations, d’étouffer la liberté politique à l’heure où les capitalistes s’avèrent déjà incapables de diriger et de dominer à l’aide de la mécanique démocratique. Son matériel humain, le fascisme le trouve surtout au sein de la petite bourgeoisie. Celle-ci est finalement ruinée par le grand capital. Avec la structure sociale actuelle, il n’y a pas de salut pour elle. Mais elle ne connaît pas d’autre issue. Son mécontentement, sa révolte, son désespoir, les fascistes les détournent du grand capital et les dirigent contre les ouvriers. On peut dire du fascisme que c’est une opération de luxation des cerveaux de la petite bourgeoisie dans les intérêts de ses pires ennemis. Ainsi, le grand capital ruine d’abord les classes moyennes, ensuite, à l’aide de ses agents mercenaires, les démagogues fascistes, il dirige contre le prolétariat la petite bourgeoisie tombée dans le désespoir. Ce n’est que par de tels procédés de brigand que le régime bourgeois est encore capable de se maintenir. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’il soit renversé par la révolution prolétarienne ».[2]

Pas de retour au monde d’avant…Trump

Il ne s’agit pas de crier au fascisme ni de se lancer dans l’incantation antifasciste. D’abord parce qu’il est clair que le seul antifascisme conséquent est la lutte du monde du travail pour ses droits et changer le monde et qu’ensuite la logique des rapports de classes telle qu’elle se déploie aujourd’hui n’est en rien une simple réplique de celle des années trente. Les raisonnements par analogie, copier/coller, sont vains et impuissants.

Sans rentrer dans l’analyse de la période actuelle, les bouleversements que connaît le monde aujourd’hui ne constituent pas une réplique des convulsions du monde impérialiste emporté dans des affrontements militaires et des guerres qui s’achèveront en fait avec la fin des guerres coloniales. Dire cela ne diminue en rien les dangers bien réels dès maintenant, ni n’atténue l’avertissement que représente pour le monde entier Trump, mais vise à éclairer les possibilités révolutionnaires qui se développent dans un contexte radicalement différent.

L’arrivée au pouvoir de Trump, comme la pantomime de sa défaite, sont l’expression de la crise politique des classes dominantes face au mécontentement croissant au sein des classes populaires. Trump a réussi à capter ce mécontentement d’une fraction de la petite et moyenne bourgeoise déclassée ou craignant de l’être comme au sein d’une partie de la classe ouvrière. Il a aidé l’extrême-droite. Mais cela ne doit pas cacher le réveil des forces démocratiques et progressistes au sein de la société américaine, les travailleurs, les femmes, les Afro-américains, la jeunesse.

La lutte de classe connaît une brutale accélération. Il n’y aura pas de retour en arrière et l’arrivée de Biden n’ouvre en rien une perspective de stabilité. Trump ne pouvait ni ne voulait affronter son propre appareil d’Etat mais il ne s’est pas incliné en raison d’une protestation démocratique dressée contre lui-même de la part des démocrates. Seuls quelques républicains ont reconnu du bout des lèvres la victoire de Biden tout en parlant du vainqueur « apparent », auquel il fallait se résigner pour le bien de l’Amérique. Comme l’a dit par la suite Trump lui-même.

Sa politique vise à maintenir son influence, à galvaniser ses troupes, à nourrir au sein de l’appareil d’Etat lui-même un état d’esprit putschiste, en un mot à préparer l’opinion à de futures aventures politiques. Jusqu’où Trump et ses conseillers conçoivent-ils leur projet, personne ne sait, sans doute eux-mêmes non plus, mais comme le notait un journaliste, « une bombe à retardement au cœur du système » a été installée.

Et ce n’est pas l’œcuménisme prêché par Biden, « un président qui rassemble et non pas qui divise », ou qui travaillera « aussi dur pour ceux qui n’ont pas voté pour moi, que pour ceux qui m’ont choisi » qui pourra la désamorcer.

Pour que se termine « cette sombre ère de diabolisation en Amérique », il faudra que les forces qui ont fait le succès de Biden ne se laissent pas déposséder de leur combat, le prennent en main sans en craindre les développements, l’affrontement avec cet appareil d’État rodé à la violence sociale et politique, aux coups de forces, aux guerres sociales et extérieures qui a toujours été le garant de la domination de Wall Street.

Une réelle démocratie ne peut être que révolutionnaire

L’avertissement vaut pour la France comme pour toute la planète non seulement parce que le déroulement de la lutte de classe aux USA conditionne pour beaucoup l’évolution du monde mais parce que la mondialisation de la lutte de classe a partout la même logique de fond même si cette logique s’exprime dans la diversité des histoires.

La politique de Macron, dans un climat d’inquiétude suscité par la pandémie et la débâcle économique, voire de peur face au terrorisme, vise à préparer l’appareil d’État et l’opinion non seulement à une répression accrue mais à une société de surveillance, de mise sous tutelle où, à défaut de prétendue démocratie républicaine, le parti de l’ordre contrôlera la vie sociale pour sauver les profits et la domination du capital.

L’aggravation des inégalités, conséquence inéluctable de la politique de la bourgeoise, nie l’égalité des droits, le droit de les défendre, la liberté de s’organiser, de s’informer, de s’assembler, de manifester, de revendiquer, de lutter et de protester.

La République invoquée tant par ceux qui veulent renforcer la domination du CAC 40 que par ceux qui veulent la défendre est un mythe. Nous ne sommes pas des défenseurs de cet ordre républicain mais nous sommes les défenseurs des droits et des libertés que les classes exploitées ont su imposer, conquérir contre les tenants de l’ordre qui partout, aujourd’hui, se font de plus en plus arrogants.

Ils révèlent ainsi le vrai visage de leur république, une machine à maintenir leurs privilèges et leur pouvoir.

Seuls celles et ceux qui ont conquis la démocratie et la liberté sans cesse limitées, bâillonnées, censurées et remises en cause par les classes dominantes, pourront les sauver pour mieux les faire vivre. L’histoire ne se répète pas mais les leçons du passé nourrissent nos idées et nos luttes comme cet avertissement formulé par Trotsky en mars 1935 dans Où va la France : « La lutte pour le pouvoir doit partir de l’idée fondamentale que, si une opposition à une aggravation future de la situation des masses sur le terrain du capitalisme est encore possible, aucune amélioration réelle de leur situation n’est concevable sans incursion révolutionnaire dans le droit de propriété capitaliste. La campagne du front unique doit s’appuyer sur un programme de transition bien élaboré, c’est-à-dire sur un système de mesures, qui - avec un gouvernement ouvrier et paysan - doivent assurer la transition du capitalisme au socialisme. Or, il faut un programme non pas pour tranquilliser sa conscience, mais pour mener une action révolutionnaire. […] Les programmes du fascisme sont fantastiques, mensongers, démagogiques. Mais le fascisme mène une lutte enragée pour le pouvoir. Le socialisme peut lancer le programme le plus savant ; mais sa valeur sera égale à zéro si l’avant-garde du prolétariat ne déploie pas une lutte hardie pour s’emparer de l’État. La crise sociale, dans son expression politique, est la crise du pouvoir. Le vieux maître de la société est banqueroutier. Il faut un nouveau maître. Si le prolétariat révolutionnaire ne s’empare pas du pouvoir, c’est inévitablement le fascisme qui s’en emparera ! » [3]

Yvan Lemaitre

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