Le 29 février dernier, il y a plus de deux mois, un Conseil des ministres exceptionnel convoqué par Macron pour traiter de la propagation du coronavirus, décidait, impromptu, d’utiliser le 49-3 pour imposer contre les salarié.e.s mobilisé.e.s et la grande majorité de la population leurs nouvelles attaques contre les retraites. Un concentré de la duplicité et de l’arrogance de classe de ce gouvernement et du couple Macron-Philippe aujourd’hui, paraît-il en rivalité. En rivalité d’ambitions politiciennes, sûrement, mais totalement solidaires comme ils l’ont été durant ces longues semaines pour gérer les conséquences dramatiques sur le plan sanitaire de leur politique vouée au CAC40 et, aujourd’hui, pour improviser le déconfinement.

En réalité leur politique de police sanitaire visait et vise, bien plus que de protéger, à masquer leur incurie et à soumettre l’opinion pour commencer à mettre en œuvre de nouvelles attaques contre le monde du travail avec la loi d’urgence dite sanitaire. En jouant de l’union nationale, en appelant les syndicats comme les partis politiques à gérer ensemble la sortie du confinement, ils espèrent contenir, à défaut de pouvoir continuer à le confiner, le mécontentement alors que s’annonce leur débâcle économique. Ils espèrent pouvoir empêcher la révolte contre la politique qu’ils initient pour sauver leur système, l’économie capitaliste, frappé par la plus grande crise qu’il ait connue dans l’histoire.

De la même façon que ce sont les travailleur.e.s, tout particulièrement les femmes, qui ont évité le pire ces dernières semaines, ce sont elles et eux qui peuvent empêcher la catastrophe économique et sociale en cours à condition d’être en mesure de préserver leur indépendance politique des institutions et des politiciens qui les flattent pour mieux dévoyer leur colère.

Ils ne peuvent faire confiance à ceux qui prétendent préparer le jour d’après sans vouloir rompre avec la logique du profit, de la concurrence, de l’économie de marché et qui prétendent la réguler, ou celles et ceux qui, sans rire, prétendent rejouer l’histoire du Conseil national de la résistance. Eux aussi, en réalité, proposent leurs services pour sauver le système et canaliser, contenir les révoltes. Quant à Marine Le Pen elle voudrait nous faire croire que le retour sur les frontières nationales serait à même de nous protéger des méfaits du capitalisme en faillite. En réalité, le retour sur les frontières ne serait qu’une façon de renforcer les pressions contre le monde du travail, les intimidations, la répression, une politique pour mettre au pas la population pour le compte du grand patronat et des riches.

Pour beaucoup de travailleurs confrontés aux difficultés de la situation que leur impose le déconfinement sous la menace de la pandémie et de la catastrophe économique annoncée, les perspectives semblent enfermées dans les contraintes immédiates. La perte de confiance dans ce gouvernement du CAC40 ne débouche pas encore sur une prise de confiance et de conscience des capacités du monde du travail à changer les choses. Nombreux sont celles et ceux qui s’interrogent sur nos capacités à faire face, à reprendre l’initiative, et qui ont le sentiment que le confinement des luttes pourrait avoir rompu l’élan de l’année 2019, d’autant qu’aucune organisation nouvelle n’est apparue pour dépasser les limites des gilets jaunes sur un terrain de classe affirmé et revendiqué en rupture avec le dialogue social.

Nous ne sommes pas en mesure, et personne ne l’est, de prévoir comment la situation sociale et politique va évoluer dans les semaines et mois à venir. Nous pouvons par contre anticiper les évolutions possibles pour formuler une stratégie, une politique pour préparer la suite.

L’ampleur de la catastrophe annoncée indique qu’il ne peut y avoir d’issue sans une réponse collective du monde du travail pour contester la politique des classes dominantes, la mettre en échec. La tâche des militant.e.s du mouvement ouvrier est de préparer cette mobilisation collective pour affronter la bourgeoise et son État. La fraction la plus consciente du monde du travail qui s’est retrouvée dans les interpros, les collectifs ou dans le mouvement des gilets jaunes et qui, à juste titre, se saisit de toutes les occasions pour afficher sa volonté de continuer la lutte, celles et ceux qui s’y engagent, ont besoin de discuter des moyens de faire face à la situation, inédite dans l’histoire, à laquelle le mouvement ouvrier, les classes populaires sont confrontés. Cela implique une discussion sur la portée des bouleversements en cours pour définir une stratégie, anticiper l’avenir, se regrouper autour de perspectives communes, s’organiser politiquement, se constituer en un parti des travailleurs.

Le besoin de construire des liens politiques sur la base de la nécessaire indépendance de classe

Le mot « parti » suscite souvent des réactions de rejet qui renvoient aux expériences soit du PS, soit du stalinisme, soit à des attitudes sectaires et fermées de groupes gauchistes. Ce rejet est légitime au sens où il exprime une exigence de démocratie, de fidélité aux engagements, se méfie de ceux qui voudraient imposer leur point de vue au nom d’une prétendue vérité proclamée. Les travailleurs, les jeunes ont raison de rejeter les mystifications qui ont jalonné les décennies de recul passées. La démocratie est indispensable au combat des travailleurs, au combat révolutionnaire mais elle ne peut vivre que si nous la faisons vivre.

Le scepticisme, les doutes, le sentiment d’être dépassé par une situation qui déstabilise l’ensemble de la société sont la conséquence du matraquage idéologique des classes dominantes par leurs chiens de garde médiatiques pour lesquels le monde du travail n’existe pas. Ils l’ont découvert, furtivement, pour lui rendre un hommage désinvolte et méprisant, fidèles relais de leur patrons.

Face à ce mépris des classes dominantes, le monde du travail a besoin de défendre sa dignité en s’affirmant en tant que classe, au-delà de sa diversité, et pour cela de rompre radicalement avec leur morale et leur idéologie, celle des premiers de cordées  auxquelles les directions de la gauche politique et syndicale s’adaptent. Cette rupture naît des confrontations quotidiennes dans les rapports d’exploitation, dans les résistances, les luttes collectives ou à travers les moments où se manifeste avec violence la contradiction radicale entre les intérêts des classes dominantes et ceux du monde du travail, de toute la société. C’est ce qui est brutalement apparu ces dernières semaines qui ont vu les travailleurs prendre en charge la politique sanitaire que l’État de la bourgeoise, ses dirigeants étaient incapables même d’organiser. 

Cette prise de conscience de l’antagonisme de classe est le point de départ d’une prise de conscience plus globale de la faillite de la bourgeoise, de la nécessité de construire une société fondée sur la solidarité, l’entraide et la coopération, socialiste et communiste. Elle entraîne la prise de conscience qu’il appartient aux force vives, productrices, créatrices, au monde du travail, manuel ou intellectuel, de prendre les choses en main pour réorganiser la société.

Anticiper le mûrissement d’une situation prérévolutionnaire

Trotsky ironise dans Leur morale et la nôtre sur les « centristes » hésitant entre réforme et révolution « qui "admettent" la révolution prolétarienne comme les kantiens l'impératif catégorique, c'est-à-dire comme un principe sacré inapplicable dans la vie quotidienne »[1]. On pourrait reprendre la formule à l’égard des attitudes proclamatoires sur la nécessité d’un parti révolutionnaire. En réalité, prendre à bras le corps le travail de construction d’un parti pour la transformation révolutionnaire de la société est une tâche quotidienne, immédiate. Celle-ci ne s’oppose pas, bien au contraire, aux mobilisations y compris les plus locales, pour la défense de nos droits, elle en est partie prenante. Elle leur donne une clarté de vue indispensable au sens où elle participe de la pleine conscience de l’antagonisme de classe fondamental qui divise la société et organise l’ensemble des rapports sociaux, en premier lieu au travail.

Notre politique, notre stratégie ont besoin d’anticiper les évolutions sans être dominées par l’instant. Les bouleversements révolutionnaires sont le produit de profondes évolutions, de longs mûrissements qu’il nous faut collectivement anticiper.

Les idéologues du pouvoir parlent beaucoup de guerre contre le virus, les dirigeants politiques à la Macron jouent au Général. Au-delà de la pose et de la propagande, il y a dans la situation actuelle un élément qui se rapproche, toute proportions gardées, de la guerre, celui de l’interruption des relations sociales et politiques dans le même temps que sont brutalement propulsés en première ligne, sur le front, les travailleur.e.s. Les consciences, un premier temps paralysées sous la pression des événements, se ressaisissent ensuite pour se retourner contre les responsables de la catastrophe. La tâche des révolutionnaires est alors d’anticiper les évolutions possibles pour se préparer à ces moments rares où l’opinion bascule, où les masses interviennent directement sur le terrain où se décide leur propre destinée comme le dit Trotsky dans son Histoire de la révolution russe.

Aujourd’hui nous rentrons dans une période radicalement nouvelle à travers laquelle mûrissent les conditions objectives et subjectives, c’est à dire les ruptures avec l’ordre établi, d’un processus de transformation révolutionnaire : nous ne pouvons rien attendre des classes dirigeantes faillies qui entraînent le monde vers une catastrophe ; l’avenir dépend de nous, de notre solidarité, de notre capacité collective à agir, faire de la politique, pour nous défendre et changer le monde.

Inscrire notre combat dans la continuité des premiers soulèvements et révolutions de la nouvelle époque

Travailler aujourd’hui à un rassemblement politique sur le terrain de la lutte de classe s’inscrit dans la montée des mobilisations, luttes, soulèvements de la décennie passée depuis la grande récession de 2007-2008 et les révolutions arabes de 2011.

Ces dernières représentaient les premiers soubresauts entraînés par la crise planétaire du capitalisme, conséquences de la régression sociale qu’elle avait provoquée, du discrédit des classes dominantes du fait leur incurie et de leur corruption ainsi que des partis politiques à leur service qui ont conduit l’offensive de la mondialisation financière contre les travailleurs et les peuples comme ceux qui ont pris le relais, les Macron, Johnson, Trump and co…

Une première vague de contestation a eu lieu après la chute du Mur au décours de l’effondrement des vieux partis issus de l’histoire du mouvement ouvrier, le PS et le PC, les premiers pas d’une remontée du mouvement ouvrier en particulier en France à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle quand l’extrême gauche réussit à recueillir sur les noms d’Arlette Laguiller et d’Olivier Besancenot, près de 10 % de l’électorat lors de l’élection présidentielle de 2002. Elle fut alors incapable de surmonter ses divisions pour se donner collectivement les moyens de répondre aux besoins de celles et ceux qui s’étaient tournés vers nous. La politique opportuniste des partis larges de la IVème internationale et le sectarisme de Lutte ouvrière se combinaient pour faire échouer tout processus de dépassement de l’extrême gauche dans le sens d’un parti des travailleurs.

Cette impuissance était le résultat d’une difficulté à se dégager du passé pour saisir, du point de vue d’une stratégie révolutionnaire, ce que représentait la mondialisation libérale et impérialiste entraînant l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est après avoir intégré les anciens pays coloniaux au marché capitaliste. 

Ces bouleversements ont abouti à la crise de 2007-2008 et à la réplique sociale qu’elle a engendrée.

La question d’une expression politique du monde du travail capable d’avoir une politique et d’offrir une perspective est au cœur de ces mouvements et soulèvements de la dernière décennie.

Ils ont pris un caractère massif avec une détermination, une ténacité, une force impressionnantes par la volonté d’occuper le terrain de la rue, de la contestation pour faire valoir les aspirations à la dignité et à tourner la page de régimes corrompus. Ces révolutions, souvent qualifiées de révolutions 2.0 de par la place qu’y ont pris les réseaux, sont en même temps marquées par les limites de ce qui a pris le nom d’horizontalisme, le refus des chefs, des partis, la légitime volonté de contrôler par en bas, la crainte de voir les aspirations à la démocratie et à la dignité qui fondent la cohésion du mouvement exploser sous la pression des rivalités politiques. A travers ces mouvements, l’attitude des pouvoirs en place vérifie pleinement l’actualité du débat « réforme ou révolution ». Mais au sein des masses révoltées, ce clivage n’est pas suffisamment conscient pour devenir la compréhension de la nécessité, pour les classes exploitées, de se donner les moyens, les instruments de leur propre intervention sur le terrain social et politique.

Le mouvement des Gilets jaunes a été, ici, d’une certaine façon, la réplique des révolutions 2.0, apportant la force d’initiative, la détermination et la ténacité d’un mouvement sortant des cadres institutionnels du dialogue social. Il a été lui aussi cependant prisonnier des limites de l’horizontalisme alors qu’au sein des mouvements sociaux, depuis 2016, une minorité grandissante cherche à se dégager de la politique de compromis des directions des grandes confédérations syndicales sans parvenir à se donner son instrument politique.

Faire un pas dans ce sens est bien l’enjeu du déconfinement politique qui commence.

La démarche transitoire : des réponses locales aux réponses globales, un parti pour le contrôle des travailleurs et de la population

Paradoxalement, la politique de classe menée par le pouvoir tant avec le confinement qu’avec le déconfinement, loin d’étouffer les acquis politiques des mobilisations d’avant, a contribué à créer un terrain propice à leur approfondissement.

Elle a renforcé le rejet de la logique du profit et le discrédit des politiciens qui lui ont vendu leurs âmes. Elle a surtout, peut-être, montré aux travailleurs eux-mêmes à quel point la société repose sur leurs épaules, leurs initiatives. La déroute économique qui commence apportera une brutale démonstration qu’il ne peut y avoir d’issue à la débâcle du capitalisme sans leur intervention sur le terrain politique.

Le parti est l’instrument de la prise du pouvoir par les travailleurs eux-mêmes, la conquête de la démocratie pour décider et contrôler la marche de l’économie, de la société et de l’État en fonction des besoins sociaux, écologiques, démocratiques, culturels de la population. Cette conquête de la démocratie ne sera pas un grand soir. Le prolétariat ne pourra se constituer en tant que classe dominante qu’à travers un processus complexe de contestation du pouvoir économique et politique de la bourgeoisie par la reprise en main de la production désorganisée, abandonnée, voire détruite par la logique du profit, la concurrence mondialisée, la débâcle des classes dominantes.

D’une certaine façon, le dévouement, la solidarité et l’entraide, les mille et une initiatives des personnels soignants pour faire face à l’incurie de l’État ou le bénévolat et l’organisation de la distribution de secours alimentaires pour faire face à l’abandon des quartiers populaires, les réactions de défense des salariés contraints de reprendre le boulot dans des conditions sanitaires inacceptables donnent à voir, à une modeste échelle, ce que pourrait être l’émergence d’un double pouvoir pour répondre à la débâcle économique des classes dominantes. 

Le mot d’ordre « Refusons de payer leur crise » ne peut suffire à répondre à la faillite en cours, il s’agit de prendre en main la réorganisation de l’économie.

Ernest Mandel décrit ce changement du contenu et des objectifs de la lutte dans son introduction au livre Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion [2] : « Ainsi, le centre de gravité de la lutte de classe se déplace des problèmes de répartition du revenu national vers les problèmes d’organisation du travail et de la production, c’est-à-dire vers le problème des rapports de production capitalistes eux-mêmes. Qu’il s’agisse en effet de disputer au patron le droit de fixer le rythme de la chaîne ou de lui disputer le droit de choisir l’emplacement où il créera une nouvelle usine ; qu’il s’agisse de contester le type des produits fabriqués dans une entreprise ou de vouloir opposer aux contremaîtres ou aux « chefs » désignés des compagnons élus par leurs camarades de travail ; qu’il s’agisse pour les travailleurs d’empêcher tout licenciement ou toute réduction du volume de remploi dans une région, ou de calculer eux-mêmes les fluctuations du coût de la vie ; tous ces efforts reviennent en dernière analyse à une seule et unique conclusion : le Travail n’accepte plus que le Capital soit le maître des usines et de l’économie. Il n’accepte plus la logique de l’économie capitaliste qui est celle du profit. Il cherche à réorganiser l’économie sur la base d’autres principes - les principes socialistes qui correspondent à ses propres intérêts » [3].

Ce processus complexe a déjà commencé combinant mobilisation pour les droits immédiats, les conditions de déconfinement, de reprise du travail, volonté de contrôler le déconfinement et le nécessaire contrôle de l’économie face à la débâcle qui se profile derrière les plans de relance. 

Dans la tempête qui s’annonce dans les semaines et les mois à venir, ce sera là notre boussole : l’indépendance de classe et le nécessaire contrôle des travailleurs et des classes populaires pour interdire les licenciements, répartir le travail entre toutes et tous, garantir un revenu décent, mettre en œuvre une transparence totale sur la gestion des entreprises comme sur la finance, contester le pouvoir du capital. Dès maintenant, notre tâche essentielle, au cœur des mobilisations, est d’œuvrer à la construction de cette boussole, un parti qui sera un instrument pour établir le contrôle et la direction de l’économie et de la société par les travailleurs eux-mêmes.

Yvan Lemaitre

[1] https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/morale/morale11.htm

[2] https://www.ernestmandel.org/fr/ecrits/txt/1970/autogestion.htm

[3] Ibid

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