La pandémie à laquelle la planète est confrontée joue le rôle de révélateur à plus d’un titre. Elle met à nu non seulement les rapports sociaux à travers le drame sanitaire que provoque la faillite du capitalisme, elle met aussi à rude épreuve les idées et la façon dont les hommes vivent, comprennent, perçoivent la catastrophe à laquelle l’humanité est confrontée. Le mouvement ouvrier, désemparé, n’échappe pas à cette confrontation des idées avec les faits, les révolutionnaires non plus.

La pandémie oblige, même les esprits les plus conservateurs, à adopter un regard nouveau pour prendre la mesure des bouleversements en cours et des possibles processus révolutionnaires qui s’ouvrent dans le monde dans la continuité des révoltes qui ont suivi la crise des subprimes puis celles de 2019, mais à un tout autre niveau.

La première et principale démonstration de la crise que connaît aujourd’hui la planète est bien que la société capitaliste est engagée dans une nouvelle phase de son histoire, de son développement, celle d’un capitalisme financier mondialisé aujourd’hui entraîné par ses propres contradictions et les maux qu’elles engendrent vers la faillite. Cette époque n’est plus celle du stade impérialiste décrit par Lénine au siècle dernier mais bien une nouvelle phase de développement du capitalisme qu’il nous faut comprendre pour en dégager les potentialités révolutionnaires et mettre en place une stratégie répondant aux besoins et à ces possibilités. Pour reprendre la formule de François Chesnais, le capitalisme a atteint ses limites historiques tant dans ses capacités à exploiter le travail humain que la nature. Cela se manifeste sous une forme inattendue mais dont on commence à voir les effets dévastateurs.

Malheureusement, jusqu’alors du moins, le mouvement révolutionnaire est resté enfermé dans un souci d’orthodoxie léniniste, le capitalisme et l’impérialisme son stade suprême, faisant de la pensée de Lénine un dogme hors du temps et de l’histoire tout en lui donnant bien des visages... Ce conservatisme participe de la protection des identités de chaque groupe ou tendance révolutionnaire. Il était un obstacle sérieux à la construction d’un véritable parti. Il semble évident pour un esprit ordinaire que le bouleversement entraîné par la pandémie capitaliste devrait nous contraindre à balayer cette barrière pour répondre aux besoins de solidarité, de coopération, d’unité dont le monde du travail à besoin pour mettre en œuvre ses réponses face à l’effondrement du capital.

Nous voudrions apporter notre modeste contribution à ce travail - qui constitue notre raison d’être comme courant d’idées au sein du mouvement révolutionnaire- en discutant de l’éclairage que donne la pandémie sur la Chine, sa politique, sa place dans le capitalisme mondialisé. Pour cela, nous partirons d’un article intitulé « Chine : les nouvelles routes de la soie » que Lutte ouvrière vient de publier dans le dernier numéro de sa revue Lutte de classe, celui de mars. Cet article revient sur la politique de l’État et de la bourgeoisie chinoise en l’analysant comme si le monde répondait encore et toujours au cadre de raisonnement vieux de plus d’un siècle défini par Lénine, celui de l’impérialisme stade suprême du capitalisme. Il a le mérite, à nos yeux et comme en général chez LO, de chercher à donner à l’analyse une cohérence en refusant l’impressionnisme dominant dans l’extrême gauche, sans craindre aussi d’affirmer ses confusions et inconséquences.

Faire rentrer la réalité dans les concepts ou procéder à une analyse historique ?

En résumé, cet article vise à démontrer que le capitalisme chinois est intégré aux intérêts de « l’impérialisme », que la Chine reste un pays sous-développé qui a été condamné « à défaut de changer le rapport de force mondial » à « réintégrer l’économie impérialiste ». Au nom d’une idée forte, « Tant que la grande bourgeoisie impérialiste ne sera pas renversée, elle finira par tout digérer », avec en corollaire une deuxième idée, la Chine n’est pas un pays impérialiste, et en conclusion un avertissement visant à convaincre « des militants ouvriers en Chine » de tirer « les leçons du passé, affirmant que, même à l’échelle d’un pays comme la Chine, il n’y a pas de perspectives à long terme sans renversement de l’impérialisme ».

Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Il reviendrait au prolétariat chinois de renverser ce que LO appelle l’impérialisme ? Vaincre les USA ? Ou alors qu’il doit se dégager de la démagogie nationaliste « impériale » entretenue constamment par l’État bourgeois chinois pour le soumettre ? Que dans la rivalité entre les deux grandes puissances capitalistes mondiales, les USA et la Chine, il n’a pas à accepter de fournir les fantassins d’une guerre qui n’est pas la sienne ? Que son allié, c’est le prolétariat américain, le prolétariat du monde entier pour construire une société fondée sur la solidarité et la coopération, où le socialisme et le communisme rimeront avec démocratie, liberté, écologie ? Autant de questions sans réponse. Les confusions de LO résultent d’un raisonnement qui, quant au fond, est de même nature que celui que reprochait à juste titre l’UCI, le courant international dont LO fait partie, à la IVème internationale quand celle ci voyait dans l’État chinois issu de la révolution paysanne de 1949 « un État ouvrier bureaucratiquement déformé », la paysannerie dirigée par Mao accomplissant les tâches du prolétariat en lieu et place de ce dernier alors que triomphait la contre-révolution stalinienne.

L’analyse historique concrète cède la place à des raisonnements idéologiques qui plaquent des concepts sur des faits sociaux profondément différents, hors du temps et de l’histoire.

L’intégration des anciens pays coloniaux au marché capitaliste, un bouleversement historique

LO écrit à juste titre « En 1949, en s’appuyant sur une puissante révolte paysanne, l’équipe nationaliste sous étiquette communiste, rassemblée dans le Parti communiste (PCC), réussit à mettre en place un État fort et centralisé comme le pays n’en avait pas connu depuis un siècle, capable de tenir tête aux assauts économiques et militaires de l’impérialisme. Mais cet État, par ses origines et ses perspectives, restait un instrument du développement bourgeois du pays. L’étatisme permit de bâtir les fondations économiques du développement qu’on voit à l’œuvre depuis trente ans, à l’abri de la pression de l’impérialisme, sur le dos de la paysannerie et de la classe ouvrière ».

« Et c’est l’appareil d’État lui-même qui a servi d’intermédiaire entre la bourgeoisie impérialiste et la Chine, permettant au pays de renouer avec le marché mondial sans se faire de nouveau dépecer par l’impérialisme ».

Ainsi se sont développés « les traits particuliers » du capitalisme chinois dans le même temps que sa réintégration dans l’économie mondiale, le marché mondial, a permis aux vieilles puissances capitalistes, ce que LO rassemble à tort sous un même concept « l’impérialisme », de se lancer à l’assaut du marché chinois et surtout de l’exploitation de son prolétariat. « Cela démontre au passage, écrit LO, que, dans ce monde dominé par l’impérialisme, le mieux que des pays sous-développés peuvent faire par eux-mêmes, le mieux que la petite-bourgeoisie nationaliste peut faire, c’est se donner un État pour protéger ses intérêts nationaux. Mais, à défaut de changer le rapport de force mondial, ces pays, tels Cuba, le Vietnam, la Chine, ne peuvent que réintégrer l’économie impérialiste ».

Oui, effectivement mais cette intégration n’est pas neutre, elle a bouleversé le cours de l’histoire et du capitalisme, bouleversé la vie de milliards d’êtres humains et ne peut être abordée ainsi de façon quelque peu pédante comme un fait secondaire pour les besoins du raisonnement ! Les luttes de libération nationale et leurs implications ont représenté une véritable révolution qui pose inévitablement un certain nombre de questions :

- Le fait que, à la fin des années 70, l’ensemble des anciens pays coloniaux ou dominés non par l’impérialisme mais par les différentes puissances impérialistes, rivales par ailleurs entre elles, ont après avoir conquis leur indépendance intégré le marché capitaliste mondial, ne constitue-il pas une transformation globale des rapports internationaux ?

- Cette transformation ne met-elle pas un terme à l’époque que Lénine avait appelée celle du stade suprême du capitalisme, l’impérialisme, notion qui définissait non une puissance mais un stade historique du développement global du capitalisme international ?

- Dans cette évolution historique, l’effondrement de l’URSS n’est-il pas un moment charnière qui devrait nous amener à reconsidérer l’ensemble des rapports qui définissent le capitalisme aujourd’hui ?

- Et cela d’autant que ces évolutions se sont accomplies sous la pression et grâce à des évolutions technologiques profondes que s’est approprié le capitalisme international dont le capitalisme chinois ou tout particulièrement le capitalisme chinois ?

- La vraie discussion pour le mouvement ouvrier international ne devrait-elle pas porter non seulement sur « les traits particuliers » du capitalisme chinois mais sur les traits particuliers du stade actuel de développement du capitalisme mondial ?

Un pays sous-développé soumis aux intérêts impérialistes ou la deuxième puissance capitaliste mondiale ?

Il est évident, contrairement à ce que pourrait laisser penser ce qu’écrit LO, que l’État chinois n’est pas simplement un État comprador qui jouerait « le rôle d’intermédiaire entre les capitaux occidentaux et japonais d’une part, la main-d’œuvre et le marché chinois de l’autre ».

Et peut-on reprocher à l’appareil d’État chinois de ne jamais avoir eu « pour perspective de remettre en cause la domination de l’impérialisme américain ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? L’État « communiste » chinois aurait capitulé devant « l’impérialisme » ? Et Xi Jinping n’est-il pas, par ailleurs, en train de remettre en cause « la domination de l’impérialisme américain » ? Mais dans le cadre du capitalisme financier mondialisé…

LO est bien obligée d’intégrer à son raisonnement ces faits nouveaux pour mieux le justifier et le perpétuer. C’est le sens de son article.

La crise de 2008 a contribué à accélérer les changements de rapports de force et l’État chinois a investi des sommes colossales dans la production, l’immobilier, l’équipement. La politique des nouvelles routes de la soie vise à donner des débouchés à ces nouvelles capacités de production dans le cadre du capitalisme mondialisé tout en visant des objectifs géostratégiques dans le cadre de la concurrence, en particulier avec les USA. Et vient nécessairement la question, est-ce que cela signifie que la Chine est « un pays impérialiste » ?

Répondre oui remet en cause tout l’équilibre de la construction intellectuelle de LO pour rendre compte de l’évolution du monde dans le cadre de la conception de Lénine. Mais est-ce vraiment la bonne question, une question de définition dogmatique qui nous importe ? Bien évidemment, la politique extérieure de la Chine est celle d’une lutte d’influence d’une grande puissance capitaliste. Une politique impérialiste, oui, si on veut mais il serait bien plus pertinent de poser la question en termes différents, celui de la validité et des limites de ce concept tellement galvaudé et dépassé par l’évolution historique aujourd’hui. Au minimum son contenu a changé, ce qui nous oblige à discuter de sa pertinence.

« Mais si l’État chinois utilise son poids financier, poursuit LO, pour appuyer son influence de grande puissance, le pays n’est pas pour autant une puissance impérialiste, dans le sens où Lénine utilisait le mot. [...] Si l’on entend par impérialisme le stade suprême du capitalisme, fruit du capitalisme le plus développé, il n’est donc pas exact de qualifier la Chine ainsi. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des rapports de domination avec des pays plus pauvres qu’elle, sa taille et son État centralisé lui permettant de concentrer, malgré son relatif sous-développement, d’importants capitaux et d’être bien plus puissante que nombre de pays ».

Mais, poursuit LO, « La Chine n’est pas un pays sous-développé comme les autres ». Pour rajouter, « Le développement de la Chine et la cohésion de son État en font maintenant un concurrent sérieux, dont les prétentions régionales se sont manifestées lors de la construction de bases militaires en mer de Chine méridionale. Coopération commerciale et intégration économique d’un côté, volonté de montrer sa toute-puissance de l’autre, sur le terrain militaire comme sur le terrain de la guerre commerciale : l’endiguement impérialiste de la Chine, en réalité le chemin par lequel la Chine a réintégré pleinement le monde capitaliste, est une combinaison variable de ces deux politiques ».

Une combinaison variable certes, elle s’inscrit cependant dans la logique du marché capitaliste et, de ce point de vue, Trump semble plus lucide que les révolutionnaires, lui qui ne craint pas d’engendrer le chaos politique pour faire valoir les intérêts de la bourgeoisie américaine en plaçant au centre de sa politique la guerre commerciale contre la Chine.

La dénonciation par Trump du « virus chinois » n’est pas une simple rhétorique réactionnaire, xénophobe et raciste, mais l’expression fantasmée de la prise de conscience que la pandémie en cours va aussi contribuer à accélérer les changements des rapports de force internationaux dont les USA et les veilles puissances capitalistes européennes pourraient être les premiers perdants en faveur de la Chine et de ses alliés.

La crise globale du capitalisme en faillite vers une nouvelle période révolutionnaire

Le Covid-19 est en train de démontrer l’inverse de ce que prétend LO. La Chine n’est pas un pays sous-développé confronté à l’impérialisme dominant le monde ! « La première impuissance mondiale » titrait Libé à propos des USA face au Covid-19 alors que la deuxième puissance capitaliste mondiale vient de démontrer une capacité supérieure à celle des USA, sans parler de la vieille Europe, de faire face à la pandémie. Il se pourrait bien que dans la faillite globale du capitalisme mondialisé elle devienne la puissance la mieux à même de résister.

Contrairement à ce que semble penser LO, sans réellement le dire, il n’existe pas de superimpérialisme qui aurait imposé son ordre à la planète. C’est bien toute la difficulté du monde capitaliste moderne, la crise du leadership américain qui s’accentue à travers une économie capitaliste globalisée avec des processus de production intégrés, interdépendants grâce au développement des nouvelles technologies dans laquelle la Chine a su trouver une place prépondérante.

Nous sommes bien loin du monde capitaliste passant au stade de l’impérialisme du début du siècle dernier dominé par la lutte pour le partage du monde entre grandes puissances.

Le monde aujourd’hui n’est pas, dans l’état actuel des choses, principalement menacé par une nouvelle guerre impérialiste pour son repartage, ni d’une guerre de « l’impérialisme » contre le monde pour perpétuer sa domination mais bien de la faillite globale du capitalisme, une crise économique et écologique indissociable et planétaire. La menace est là, elle n’est plus une simple menace mais la réalité concrète de la faillite en cours...

La monde capitaliste sénile est en faillite, une faillite annoncée qui surprend par la forme que prend la maladie mais l’émergence des peuples, les progrès technologiques, les luttes des travailleurs, la révolte des femmes, les luttes des migrants ont commencé à construire les bases d’un monde nouveau.

LO conclut pour rappeler aux militants ouvriers chinois « les leçons du passé » pour leur expliquer que face à « une franche récession » ils « devraient alors donner à la lutte contre la bourgeoisie chinoise un caractère internationaliste, tirant les leçons du passé, affirmant que, même à l’échelle d’un pays comme la Chine, il n’y a pas de perspectives à long terme sans renversement de l’impérialisme ». Il serait, sans aucun doute, plus opportun de dire plus simplement qu’il n’y a pas de perspective sans renversement du capitalisme, en Chine comme dans le monde, alors que la récession est en cours à travers une catastrophe épidémiologique et écologique, financière. Et surtout que leurs luttes et résistances multiples, quotidiennes sont les nôtres et qu’au regard de l’ampleur extraordinaire de la tâche, de leur tâche, nous utiliserons nos forces pour aider au rassemblement du monde du travail pour prendre notre place dans ce combat internationaliste, ici au cœur des vieilles puissances impérialistes décadentes. Que nous saurons tirer les leçons de l’échec du mouvement ouvrier, jusqu’alors, à frapper au cœur même des vieilles citadelles impérialistes comme de notre propre échec, alors que nous jouissons de libertés inconnues en Chine, à unir nos forces, à nous donner les moyens, un parti, pour affronter les luttes de classes qui se dessinent derrière le confinement, et jouer un rôle dans les processus de transformation révolutionnaire qui s’engagent.

Yvan Lemaitre

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