La question du parti, encore et à nouveau
Nous rééditons une brochure qui est le texte d'une conférence faite à la fin de l'année 1995, alors que la plupart des militantEs qui animent aujourd'hui Démocratie révolutionnaire étaient encore des militants de Lutte Ouvrière, soucieux de donner vie à l'appel d'Arlette Laguiller au lendemain de l'élection présidentielle de 1995, à la construction d'un parti des travailleurs. Cette brochure fut éditée une première fois après notre exclusion de LO en avril 1997.
Cette réédition n'obéit pas à un culte du souvenir ni au fait que nous penserions que ce texte apportait des réponses clé en main à la construction d'un parti des travailleurs. Ce n'était pas son objectif bien évidemment, ces réponses n'existent pas.
Il nous avait, alors, semblé utile de tenter de donner une vue d'ensemble de la façon dont la question de la construction d'un parti de la classe ouvrière s'était posée dans le passé aux différentes étapes du mouvement ouvrier, malgré le côté inévitablement superficiel de cette vue. Nous avions dû en particulier nous limiter essentiellement à l’évolution du mouvement ouvrier français alors qu’il est bien évident que les expériences militantes et les expériences de luttes s’accumulaient et se répercutaient à l’échelle européenne.
Cela parce que nous voulions essayer de rattacher nos efforts, notre travail et ceux de nos camarades, à une filiation, qui permette de rendre le plus concret possible ce que nous voulions faire.
C'était une façon de répondre aux visions dogmatiques, moralistes et proclamatoires de Lutte ouvrière. Une façon aussi de nous protéger des mêmes pratiques qui font, en général, le ciment de petit groupe.
Il nous est apparu nécessaire de poursuivre cette démarche aujourd'hui alors que s'ouvre une nouvelle époque après plus de vingt ans d'offensive libérale et impérialiste.
Voix des Travailleurs écrivait dans la présentation de ce texte en Avril 1997 : « Trop souvent quand nous parlons de filiation, il s'agit de filiation d'idées, de filiation programmatique dans un sens en général très abstrait, détaché en quelque sorte d'une filiation humaine, concrète et vivante, sociale et militante. Cela s'explique aisément dans la mesure où le recul du mouvement ouvrier, l'intégration de ses organisations à l'appareil d’État et à la politique de la bourgeoisie, ont réduit cette filiation parfois à sa plus simple expression. En essayant de remonter le fil, nous voulions essayer de lui donner un contenu et en même temps sortir des visions mythiques du passé, parce qu'il y a parfois dans la façon de présenter les militants d'époques révolues une idéalisation, qui se veut un hommage mais qui paralyse en fait les intelligences dominées par des mythes au niveau desquels il est difficile de hisser sa propre activité.
Nous pensons que les choses sont à la fois beaucoup plus simples et plus compliquées. Plus simples au sens où les idées du marxisme, de la lutte de classe, comme le travail militant qui en résulte et qui en fait le contenu, sont des idées et des activités pour des hommes ordinaires, simples travailleurs manuels ou intellectuels. Plus compliquées dans la mesure où cette activité s'insère dans l'histoire et les mouvements du développement de toute l'humanité, conditionné par son développement économique et rythmé par des crises, des combats politiques et sociaux.
La question du parti, si elle relève de l'activité d'hommes ordinaires, ne peut se comprendre et se poser en dehors de ces évolutions économiques et sociales qui façonnent la conscience de la classe ouvrière et de l'ensemble de la population, de ces millions d’hommes « ordinaires » qui font l’histoire.
Toute l'histoire du mouvement ouvrier s'insère profondément dans l'histoire en général et le mythe des génies Marx, Engels, Lénine... Staline, est une invention... stalinienne ou plus simplement petite-bourgeoise, une invention de tous ceux qui sont dupes d'eux-mêmes, de leur propre rôle, en général médiocre, et qui rêvent de se prendre pour des héros.
A chaque nouvelle étape du mouvement ouvrier, il a fallu des hommes qui, par leur personnalité, ont su anticiper ou formuler avant d'autres les évolutions qui se profilaient parce que ces évolutions des consciences étaient inscrites dans les évolutions sociales et économiques qui conditionnent la vie de l'ensemble de l'humanité. Ce sont ceux qui ont su jeter les bases de l'avenir en bousculant les routines et la passivité, lesquelles expriment le poids du passé.
Nous pensons qu'aujourd'hui, il appartient à tous ceux qui se revendiquent des idées du trotskisme, des idées de la lutte de classes et des idées du socialisme et du communisme, de sortir du passé pour essayer d'anticiper l'avenir, passer outre au sectarisme, aux incompréhensions et au mépris réciproques qui font le ciment des partis sans perspectives, pour créer les conditions nécessaires à la naissance de ce parti des travailleurs qui forgera l'avenir. C'est à cela que nous voulons essayer de contribuer dans la mesure de nos moyens. »
Nous signons et persistons. Au delà des faiblesses du NPA, il n'y aura pas d'autre chemin pour contribuer à l'émergence d'un parti que d’œuvrer à l'unité des anticapitalistes et des révolutionnaires. Nous espérons que la réédition de ce modeste texte sera l'occasion d'un retour sur l'histoire pour celles et ceux qui essayent d'en être les acteurs conscients
DR, le 23 décembre 2016
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Le besoin de s'organiser, de se constituer en parti, est apparu dès que la classe ouvrière ou une fraction d'entre elle, a été entraînée dans les luttes politiques et sociales, dès qu'elle s'est éveillée à travers ces luttes, à la conscience de ses propres besoins, de ses propres intérêts face aux autres classes sociales.
C'est dans le cours même de la révolution bourgeoise de 1789 que cette nécessité d'une organisation politique a commencé à être formulée par les hommes qui voulaient agir contre les classes privilégiées au nom des classes opprimées. Pour eux, cette organisation ne pouvait être que révolutionnaire.
Par la suite, tout au long de l'histoire du mouvement ouvrier, en même temps que se développaient la classe ouvrière et ses luttes, les militants se sont dévoués à l'organisation de leur classe, donnant à cette idée de parti un contenu plus riche, plus large, à travers leurs différentes tentatives, leurs erreurs comme leurs succès.
Les efforts de ces hommes, leurs idées, leurs conceptions, leurs évolutions, tout comme les résultats concrets de leur action représentent pour nous une expérience, un capital indispensable, dont la connaissance est nécessaire à tout travailleur soucieux de l'émancipation de sa classe.
La révolution de 1789 fut l'œuvre des masses de paysans pauvres et du petit peuple des villes, des sans-culottes, les prolétaires de l'époque, qui eurent l'audace, l'initiative qui manquaient tant à la bourgeoisie, toujours prête à composer avec l'ancien régime.
Principal acteur de la révolution, les masses ou une fraction d'entre elles y apprirent à s'organiser, à intervenir pour exercer leur pression politique, à discuter, et ce faisant, à prendre conscience qu'entre leurs intérêts et ceux de la bourgeoisie, s'il y avait certes, une communauté contre la vieille aristocratie, il y avait un antagonisme bien plus profond : l'antagonisme entre les riches et les pauvres.
La bourgeoisie avait une conscience aiguë de cet antagonisme. Dès 1791, elle institua la loi Le Chapelier qui déclarait illégale toute association ouvrière et, lorsqu'en 1794 éclatèrent dans les manufactures d'armement des grèves pour les salaires, la bourgeoisie empêcha tous les rassemblements ouvriers.
La révolution n'était pas achevée que, prise de peur, la bourgeoisie se retournait contre le peuple qui l'avait portée au pouvoir.
En intervenant dans la vie politique, les masses populaires avaient révélé l'antagonisme qu'il y avait entre elles et la bourgeoisie, elles en avaient pris confusément conscience. Il y eut au cours de la révolution des hommes pour l'exprimer, les Enragés puis les Egaux, autour de Babeuf.
Gracchus Babeuf était avant la révolution une sorte de percepteur d'impôts en Picardie. Chargé de percevoir les taxes féodales sur les paysans, il avait ainsi découvert tous les mécanismes de la propriété et s'était convaincu que la propriété elle-même était la racine de tous les maux.
Quand la révolution éclata, il prit sans hésiter fait et cause pour elle, soutint les jacobins et se reconnut dans l'intransigeance révolutionnaire de Robespierre.
Lorsqu'en 1794, en Thermidor, Robespierre et les jacobins furent éliminés et que la révolution commença à refluer, Babeuf fut mis en prison par les bourgeois thermidoriens. C'est là qu'avec d'autres révolutionnaires, il formula le projet d'une organisation représentant réellement les opprimés. Ils s'appelèrent les Egaux, convaincus de la nécessité d'une nouvelle révolution. « La révolution n'est pas finie, disaient-ils, parce que les riches absorbent tous les biens et commandent exclusivement tandis que les pauvres travaillent en véritables esclaves, languissent dans la misère et ne sont rien dans l'Etat. »
Le manifeste du nouveau mouvement, le Manifeste des Egaux affirmait : « La Révolution française n'est que l'avant-courrière d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solennelle et qui sera la dernière. »
Les amis de Babeuf menèrent une propagande active parmi les ouvriers et les soldats au travers de brochures expliquant que seule la « communauté des biens et des travaux » pouvait garantir « l’égalité de fait ».
C'est aussi à travers les prisons qu’ils recrutèrent leurs partisans. Les prisons de Paris étaient des foyers de fermentation d'idées et le transfert de prisonniers d'une prison à une autre permettait aux idées de circuler et aux militants de mieux se connaître. La fermeté des convictions de Babeuf, son audace intellectuelle comme son attention aux autres, son souci de partager comme son sens de la solidarité, surent forcer bien des réticences et lui attirer des sympathies, au point qu'en pleine période de répression, de recul de la révolution, Babeuf et ses camarades eurent l'audace d'organiser une tentative de nouvelle révolution, la Conjuration des Egaux, qui devait établir « l'égalité sans tache et sans réserve ».
Trahie, l'organisation fut démantelée. Babeuf et nombre de ses camarades furent guillotinés en 1797. Mais l'un de ses amis, Buonarotti, auquel il avait su transmettre ses convictions, échappa à la répression et put transmettre les idées dont il était devenu l'héritier.
Ses idées contenaient en germe toutes les notions qui deviendront plus tard les idées du mouvement communiste.
C'est de cet exemple et de ces idées que se nourriront quelques 20 ans plus tard les militants qui participèrent au réveil du mouvement révolutionnaire et aux premières luttes de la classe ouvrière qui s'était développée avec la révolution industrielle du premier tiers du XIXeme siècle.
Un prolétariat industriel était né dans les industries textiles. De grosses agglomérations et de grosses cités ouvrières étaient apparues, comme Lyon. Les dures conditions des usines ou du logement dépouillaient le plus souvent les travailleurs de leur dignité, usés par 15 heures et demi de travail par jour, et les poussaient vers l'alcoolisme, parfois la prostitution ou la criminalité, privaient leur existence de toute certitude quant à la possibilité d'avoir du travail, de se loger, de manger le lendemain. Sous l'effet du besoin impétueux de la bourgeoisie de développer la production, naissait une classe jeune, dressée à la vie et au travail collectif, que toutes les conditions qui lui étaient faites poussaient à la révolte, à l'action collective, à l'organisation.
C'est du besoin de solidarité que naquirent les premières organisations, caisses communes d'entraide ou mutuelles, organisations secrètes du fait de l'interdiction des associations ouvrières. Très vite, les travailleurs qui s'y regroupaient furent amenés à se poser la question des salaires, à prendre l'initiative d'organiser des grèves pour exiger leur dû, comme celle qui éclata dans l'industrie textile à Paris en 1829.
Ces premières tentatives d'organisation visaient à s'opposer à la concurrence entre travailleurs. Elles restaient dans le cadre de leurs intérêts économiques.
Sur le plan politique, la classe ouvrière, le petit peuple, ceux qui les représentaient, restaient dans le cadre des revendications et des luttes de la bourgeoisie industrielle. Cette bourgeoisie industrielle n'avait pas accès directement au pouvoir politique, elle ne disposait même pas d'un parlement dans lequel elle aurait pu discuter de ses véritables intérêts. Elle aspirait à exercer pleinement ses pouvoirs politiques, ce qui supposait de liquider tous les éléments des vieilles classes de l'ancien régime qui s'étaient emparés de l'appareil d'Etat après la chute de Napoléon.
Ce fut le sens de la Révolution de juillet 1830, ces trois journées de barricades et d'insurrection, les « Trois Glorieuses », qui renversèrent Charles X.
Les « Trois Glorieuses » furent l'œuvre du prolétariat. C'est lui qui se battit sur les barricades, mais il ne se battit pas pour lui-même. Il le fit pour le compte de la bourgeoisie. Celle-ci, prise de panique devant ses propres succès, refusa un pouvoir qu'elle aurait dû au peuple, se jeta dans les bras de Louis-Philippe, le roi bourgeois qui se proclamait « père et protecteur du peuple », représentant les intérêts des banquiers et de la bourgeoisie d'affaire.
La réponse des travailleurs ne se fit pas attendre. En 1831 éclatait à Lyon la révolte des canuts.
Installés à Lyon et dans ses faubourgs, les travailleurs de la soie, les canuts, faisaient vivre la moitié de la seconde ville du pays, avec leurs 30 000 métiers à tisser. Ils ne formaient pas une classe ouvrière homogène : 8 000 d'entre les canuts étaient des maîtres ouvriers ou chefs d'atelier, propriétaires en moyenne de 2 à 6 métiers à tisser, installés à leur domicile, et faisant travailler, outre leurs femmes et leurs enfants, 30 000 compagnons et apprentis. Toute cette industrie était dominée par les fabricants qui au demeurant, ne fabriquaient rien, mais se contentaient de vendre ce que les canuts produisaient, après qu'ils leur aient fourni la matière première.
C'est le refus des fabricants d'augmenter les tarifs auxquels ils achetaient la soie des canuts, qui provoqua la grève. Elle se transforma en manifestation armée puis en insurrection. Les barricades se dressèrent, surmontées de drapeaux noirs, signe de deuil, portant la devise des insurgés « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ».
En trois jours, ils se rendirent maîtres de la ville, mirent en place un gouvernement municipal, qui fut un véritable gouvernement ouvrier, administra Lyon, organisa les secours pour les familles des tisseurs et assura l'ordre dans la ville.
L’Etat ne pouvait tolérer cette révolte, l'armée occupa Lyon et réprima l'insurrection.
Deux ans plus tard, début 1834, une nouvelle révolte éclata, réprimée elle aussi dans le sang.
Au même moment, à Paris, dans la nuit du 13 au 14 avril 1834, éclataient des manifestations républicaines. Les troupes du général Bugeaud, sous les ordres de Thiers, ministre de l'intérieur de Louis-Philippe, se livrèrent à un véritable massacre, le massacre de la rue Transnonain.
Le régime de Louis-Philippe, né de l'insurrection de 1830, en réprimant dans le sang le mouvement ouvrier et le mouvement républicain, assurait son autorité mais poussait les éléments les plus conscients de ces deux mouvements à unir leur action.
Au début des années 30, une véritable agitation avait gagné de larges fractions de la classe ouvrière. Des centaines de militants ouvriers, des cordonniers, des tailleurs, des horlogers, rédigeaient des brochures, des articles, des lettres, des poèmes ou des affiches pour exprimer les aspirations et les protestations de leur classe.
Ainsi l'ouvrier cordonnier Efrahem, rédigea en 1833 une brochure appelant les ouvriers de tous les corps d'Etat à s'unir dans une seule et même association : « si nous restons isolés, disait-il, éparpillés, nous sommes faibles... il faut donc un lien qui nous unisse, une intelligence qui nous gouverne, il faut une association... les droits, les intérêts des ouvriers, à quelque corps d'Etat qu'ils appartiennent, sont toujours les mêmes. »
Dans les grandes villes du pays, se formèrent des sociétés secrètes, se revendiquant de la tradition communiste de Babeuf ou des précurseurs des idées du communisme qu'étaient au début du siècle Cabet, Fourier et Saint-Simon. Ces sociétés secrètes s'opposaient à tout l'ordre social et se proposaient d'éduquer les travailleurs autour de l'idée de la nécessité de le renverser et de le remplacer par un ordre nouveau où la richesse appartiendrait à la collectivité. Les représentants les plus connus de ces idées étaient Louis Blanc, Barbès, qui restaient partisans de simples réformes et surtout Blanqui, partisan de la lutte politique révolutionnaire pour le renversement de l'ordre bourgeois.
Blanqui fit ses premières armes politiques dans une société secrète républicaine radicale, la charbonnerie française. Il participa le fusil à la main à l'insurrection de 1830 et sut tirer les leçons de l'attitude des républicains qui s'étaient jetés dans les bras de Louis-Philippe par peur de la classe ouvrière.
Fervent lecteur de Fourier et de Saint-Simon, il devint communiste. En 1832, à 27 ans, il fit la connaissance de Buonarotti, le vieux compagnon de Babeuf, auprès duquel il trouva la tradition des Egaux et l'expérience de l'époque révolutionnaire.
A partir de cette date, toute son énergie, toute son intelligence furent consacrées, avec un dévouement sans faille à pénétrer l'esprit des ouvriers et des républicains les plus avancés, des idées de Babeuf et de Buonarotti. En retour, la bourgeoisie lui voua une haine sans limite qui lui valut de passer 37 ans de sa vie en prison. Mais rien n'arrêtait ce petit homme tenace, qui mettait chaque période de liberté à profit pour diffuser ses idées, et organiser de nouveaux complots.
Quand de retour en prison, on lui demandait sa nationalité, toujours il répondait fièrement « prolétaire ».
Par la parole et par la plume, en prison, dans les clubs et les sociétés secrètes, par la presse, Blanqui expliquait inlassablement l'opposition de classe irréductible qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, et dénonçait tous les marchands d'illusions qui obscurcissent la conscience de classe des prolétaires par « des phrases de tribun ou des pilules soporifiques ». Toute sa pensée, toute son activité, visait à éveiller la conscience des travailleurs sur leur propre condition pour les aider à prendre par eux-mêmes conscience de la nécessité de la lutte politique, pour la conquête du pouvoir.
Encore dominé par les idées de Babeuf et sans que le développement du mouvement ouvrier ait pu lui offrir une autre perspective, Blanqui croyait dans l'action d'une minorité consciente, éclairée, organisée clandestinement et qui, ayant conquis le pouvoir par la voie de l'insurrection, saurait prendre toutes les mesures pour permettre aux masses de participer pleinement à la transformation de leurs propres conditions d'existence.
Militant profondément engagé dans le combat de son époque, Blanqui restait prisonnier d'une vision exclusivement politique du combat sans percevoir les armes spécifiques, originales du prolétariat, liées à sa place dans l'économie, à son rôle dans la production.
Au cours de ces années 1830, le mouvement ouvrier anglais avait accompli de son côté des progrès impressionnants. En Angleterre aussi, la bourgeoisie industrielle s’était servie de la combativité des prolétaires pour renforcer sa position dans la société et dans l’Etat. En 1832, les industriels obtinrent le droit de vote, rien que pour eux-mêmes. A la suite de cette trahison, des militants liés à la classe ouvrière relevèrent le défi et organisèrent un vaste mouvement dans tout le pays pour que les travailleurs obtiennent eux aussi des droits politiques. Ils regroupèrent leurs revendications dans une charte (d’où le nom de mouvement chartiste) pour obtenir notamment le suffrage universel et une indemnité parlementaire permettant à de futurs députés ouvriers de siéger au parlement. Ces revendications politiques permettaient à la conscience de classe des ouvriers anglais de prendre corps. Mais elle s’accompagnait aussi de l’illusion qu’avec le suffrage universel, la majorité des voix irait aux candidats ouvriers, lesquels pourraient ensuite résoudre les problèmes liés à l’exploitation de la classe ouvrière.
En 1840 au congrès de Manchester, tous les groupes locaux chartistes se regroupèrent dans une organisation nationale. Mais le parti chartiste restait très hétérogène avec des tenants de la lutte exclusivement légale, et d’autres de la préparation à l’insurrection armée. Le mouvement chartiste atteignit son point culminant en 1842. Des meetings monstres se tinrent dans les régions industrielles. Une pétition avançant en plus des revendications politiques, des revendications économiques telles que la limitation du temps de travail, recueillit plus de trois millions de signatures. La pétition fut repoussée par le Parlement. Les chartistes tentèrent de riposter en déclarant une grève générale (« le mois sacré ») qui fut un échec. De nombreux militants chartistes furent emprisonnés.
Lénine considérait que le Chartisme avait été « le premier grand mouvement révolutionnaire prolétarien, réellement massif, politiquement cristallisé ». A l’époque du Chartisme, le jeune Friedrich Engels, fils d’industriel allemand, avait été envoyé en stage à Manchester dans une usine paternelle. Ce fut pour lui l’occasion de se lier au mouvement chartiste et d’en dégager des enseignements précieux.
Il lui appartint avec un autre jeune intellectuel d’origine allemande, Marx, qui devint son ami, de formuler les idées nouvelles qui résultaient de toute l’évolution antérieure. Ils surent voir dans la classe ouvrière la force sociale qui, en s’émancipant elle-même de l’exploitation, émanciperait l’ensemble de la société de la propriété bourgeoise, pour construire une société communiste. Ces deux jeunes intellectuels militaient dans une petite organisation, la Ligue des Communistes qui avait été fondée à Paris par des ouvriers allemands de l'émigration politique, dont la fréquentation était pour eux une source d'enthousiasme et surtout de leçons, et qu'Engels décrivit ainsi : « C'était les premiers prolétaires révolutionnaires que j'eusse vus. Et bien que sur des points de détail, il y eut alors de grandes divergences entre nos idées, - à leur communisme égalitaire borné, j'opposais encore une part d'orgueil philosophique non moins bornée, - je n'oublierai jamais l'impression que ces trois hommes véritables firent sur moi qui n'étais encore qu'en train de devenir un homme. »
Ces deux jeunes intellectuels ne tardèrent pas à gagner la confiance des ouvriers communistes et à les aider à évoluer du blanquisme vers les idées communistes modernes, la science de la lutte du prolétariat pour son émancipation. Pour eux, il en découlait la nécessité d’un parti regroupant les éléments les plus conscients de la classe ouvrière, un parti représentant les intérêts généraux du mouvement ouvrier international, intervenant dans toutes les luttes économiques et politiques en fonction de ce but historique. Ce parti ne pouvait en aucune façon être une secte, avec ses prophètes, sa manie du secret, son sentimentalisme, son incapacité à être attentif aux capacités du mouvement ouvrier, avec sa tendance à se substituer à lui et à passer à l’offensive sans tenir compte des conditions politiques et sociales.
Dans les premiers jours de l'année 1848, ils publièrent une petite brochure qui devait constituer le programme de la Ligue des Communistes. Ils l'appelèrent « Le manifeste communiste ». Ils y exposaient pour la première fois sous forme d'un programme leurs conceptions.
Dégageant les leçons de l'évolution des sociétés humaines et des sociétés de classes comme de l'évolution de la société bourgeoise, ils affirmaient : « de plus en plus, la société entière se partage en deux camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées l'une à l'autre, la bourgeoisie et le prolétariat ». Décrivant les crises qui accompagnaient le développement du capitalisme pourtant alors en pleine expansion, ils écrivaient : « les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même. Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort, elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires ».
A peine publiées, les idées formulées par Marx et Engels allaient pleinement se vérifier dans la Révolution de 1848.
La bourgeoisie libérale française s'était lancée au début de cette année 1848 dans une agitation politique pour obtenir une réforme électorale. Sa forme préférée d'action, les banquets républicains, ne faisait pas trembler le régime, jusqu'au jour où en réponse à une provocation policière, en février, le peuple de Paris, ouvriers en tête, se souleva. En trois jours, la monarchie fut balayée, la République proclamée.
Les bourgeois libéraux qui avaient pris la direction du mouvement n'avaient pas d'autres ambitions que de conquérir des droits politiques pour leur propre compte afin de participer à la gestion des affaires de l'Etat, pour y défendre leurs propres intérêts. Le roi chassé, la République proclamée, pour eux, la révolution était finie. Les ouvriers qui avaient été les artisans de cette révolution, n'y avaient pas d'objectifs et de politique propres.
Les mois qui suivirent la révolution de février leur révélèrent qu'on ne cherchait qu'à les duper, que les discours sur la république sociale n'étaient que des mensonges creux derrière lesquels se profilait une politique bourgeoise anti-ouvrière, et la bourgeoisie quant à elle, n'avait qu'une obsession, désarmer moralement et physiquement les ouvriers parisiens. De provocations en provocations, le prolétariat parisien n'eut d'autre choix que l'insurrection.
En juin 48, pour la première fois de son histoire, le prolétariat en armes se mesura avec la société bourgeoise.
La bourgeoisie se vengea sauvagement de cette audace des opprimés. Juin 1848 vit le massacre de plus de 40 000 travailleurs. Les ouvriers insurgés qui ne furent pas exécutés sur le champ furent emprisonnés et déportés par milliers.
En s'insurgeant, le prolétariat parisien avait pris conscience de lui-même et révélait aux yeux de tous les travailleurs qu'entre la bourgeoisie et lui, il n'y avait plus aucun intérêt commun.
Tirant les leçons de l'insurrection de juin 48 et de toute la période passée, Marx écrivait : « le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête de masses inconscientes est passé. Là où il s'agit d'une transformation complète de l'organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu'elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s'agit, pourquoi elles interviennent avec leur corps et avec leur vie. Voilà ce que nous a appris l'histoire des 50 dernières années. Mais pour que les masses comprennent ce qu'il y a à faire, un travail long, persévérant, est nécessaire ».
Ce travail trouve au lendemain de la révolution de 1848 un vaste et large terrain, du fait d'un nouvel essor du mouvement ouvrier dû au développement industriel. Le second Empire, celui de Napoléon III qui garantit l'ordre bourgeois au lendemain de la révolution impose le silence à la classe ouvrière dans le même temps qu'il favorise et protège le développement de la bourgeoisie.
L’Etat impulsa une politique de grands travaux, les grands travaux publics qui transformèrent le centre de Paris et des grandes villes, la construction des chemins de fer, le développement de l'industrie minière, textile, chimique et métallurgique. Le gouvernement impulsa la création des grandes compagnies minières, de transport et de navigation, les grandes compagnies de crédit.
Un prolétariat moderne, concentré dans les grandes villes, se développait extrêmement vite, connaissant des conditions de vie le plus souvent misérables.
Méprisé, surveillé par la police, repoussé dans les quartiers misérables et insalubres à la périphérie des grandes villes dont on rénovait le centre, ce jeune prolétariat, qui vit ses conditions de vie bouleversées en l'espace de quelques années, s'éveillait aux nécessités de la lutte.
Des grèves éclatèrent, parfois très déterminées et la jeune classe ouvrière trouva le chemin des luttes et de l'organisation.
La pression de la classe ouvrière conduisit le gouvernement à lui concéder des droits. En 1864, la loi Le Chapelier fut abolie et le droit d'association reconnu.
En 1862, à l'occasion de l'Exposition universelle qui eut lieu à Londres, le gouvernement favorisa la constitution d'une délégation ouvrière. Celle-ci entra en contact avec des représentants de la classe ouvrière anglaise et confronta avec elle les conditions qui étaient faites aux différentes classes ouvrières.
Les perspectives de développement qui s'ouvraient au mouvement ouvrier, non seulement en France mais dans tous les pays industriels d'Europe, exigeaient que les idées se mettent en accord avec les nouvelles conditions ainsi créées. Les idées proudhoniennes, le mutualisme, le mouvement coopératif étaient dépassées, tout autant que les sociétés secrètes et les conceptions blanquistes.
Il fallait que les militants s'arment d'une conception politique, théorique, nouvelle, celle du marxisme.
Le mouvement coopératif contribuait à donner confiance aux travailleurs en leur démontrant qu'ils étaient capables eux-mêmes de gérer la production. Mais il fallait que cette conscience aille beaucoup plus loin et qu'elle s'élève jusqu'à la conscience de la nécessité pour la classe ouvrière de gérer l'ensemble de la société. Le mouvement ouvrier ne pouvait dans son développement se contenter d'un cadre purement national. La classe ouvrière était une classe internationale ; elle ne pouvait se contenter d'organisations nationales.
C'est pour répondre à ces besoins que fut créée à Londres en 1864, l'Association Internationale des Travailleurs, l'AIT, la Première Internationale. Marx en rédigea le manifeste dans lequel il affirmait : « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ; les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges mais à établir pour tous des droits et des devoirs égaux et à anéantir la domination de toute classe. L'émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen... Tous les efforts faits jusqu'ici ont échoué faute de solidarité entre les ouvriers des différentes professions dans chaque pays et d'une union fraternelle entre les travailleurs des différentes contrées... L'émancipation des travailleurs n'est ni locale ni nationale, mais sociale, embrasse tous les pays dans lesquels la vie moderne existe, et nécessite pour sa solution leur concours théorique et pratique. »
Elle lançait à tous les travailleurs cet appel : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
Pour son rédacteur comme pour tous ceux qui y adhéraient, ce manifeste était un appel à l'initiative lancé aux travailleurs pour qu'ils prennent eux-mêmes en main la construction de leur propre organisation en s'emparant de ces idées.
Le développement de l'AIT reposa bien souvent sur l'énergie et la volonté de tout petits groupes de militants, voire de militants isolés.
A Paris, l'activité de l'ouvrier relieur Varlin en témoigne.
Dès qu'il avait fini de gagner son pain et qu'il laissait son atelier et ses reliures, Varlin courait d'un bout à l'autre de Paris prendre contact avec des ouvriers, des camarades, à la sortie des ateliers, des restaurants, des cafés. Dommanget raconte ainsi sa vie : « Il les anime, les entraîne, les entretenant de ce qui a été fait, de ce qui se fera. Il les pousse à redoubler d'ardeur, à avoir du courage, à ne pas se laisser abattre par les difficultés. On estime qu'à cette époque, Varlin amena à lui seul à la section parisienne de l'internationale les trois quarts de ses membres. »
Bien que convaincu de la nécessité de faire pénétrer dans la classe ouvrière les idées de la lutte de classe, il ne négligeait aucune forme d'organisation, quelle qu'elle soit. Il disait : « Les sociétés ouvrières, sous quelque forme qu'elles existent actuellement, ont déjà cet immense avantage d'habituer les hommes à la vie de société, et de les préparer ainsi pour une organisation sociale plus étendue. Elles les habituent non seulement à s'accorder et à s'entendre, mais encore à s'occuper de leurs affaires, à s'organiser, à discuter, à raisonner de leurs intérêts matériels et moraux, et toujours au point de vue collectif, puisque leur intérêt personnel, individuel, direct, disparaît dès qu'ils font partie d'une collectivité. »
Les sections de l'internationale qui se créèrent, bien souvent se structuraient à partir des organisations existantes, à partir de coopératives ouvrières de production ou de consommation, de caisses de secours ou de corporations de métiers.
Parfois, elles se créaient à partir d'un correspondant, entouré de quelques amis, comme ce correspondant de Castelnaudary qui écrivait au bureau parisien de l'AIT : « Nous sommes ici quelques hommes, qui, désirant prendre une part active à l'évolution qui porte la classe ouvrière vers la conquête légitime et pacifique de ses droits, avons formé le dessein de nous constituer en section de la Société internationale... Nous vivons au sein d'une population très arriérée, très réfractaire à toutes les idées de progrès et d'amélioration, très dominée par le fanatisme et l'ignorance ; dans un tel milieu, il est de très grande importance que nous agissions avec prudence... Nous ne savons comment nous y prendre pour nous concerter, pour nous réunir... »
Tous ces efforts dispersés, rassemblant dans une volonté commune des hommes aux idées souvent très différentes, au passé et aux expériences diverses, qui les uns et les autres ne manquaient pas de préjugés, dont la culture politique était extrêmement faible, ignorant tout des idées du communisme, ne purent prendre toute leur signification que quand ils furent enrichis, démultipliés en quelque sorte, par la vague des luttes ouvrières qui éclatèrent à partir de 1867, et surtout en 1869.
Eveillés par les luttes, les ouvriers se tournaient vers l'AIT dont l'influence dépassait largement celle de ses militants le plus souvent dispersés, isolés et sans grands moyens.
Cet essor du mouvement ouvrier aboutit dans le cours de la guerre de 1870 à ce que l'on peut considérer comme la première tentative d'exercice du pouvoir par le prolétariat, la Commune de Paris, dont Engels pouvait dire qu'elle était de par l'esprit l'enfant de l'AIT.
Le 4 septembre 1870, l'Empire s'effondrait. Napoléon III qui s'était lancé dans l'aventure d'une guerre contre l'Allemagne pour essayer de sauver son régime discrédité, était fait prisonnier avec son armée à l'issue de la bataille de Sedan. Les armées allemandes encerclaient Paris. La république fut proclamée à l'issue du soulèvement du peuple de Paris. Les politiciens bourgeois, portés au pouvoir au profit de l'écroulement de l'Empire, craignaient bien plus le prolétariat que les armées prussiennes. Et leur seul souci était de composer avec l'armée prussienne et de désarmer la classe ouvrière.
Le 18 mars, alors que les troupes de Thiers cherchaient à prendre ses canons au peuple de Paris, celui-ci s'insurgea, le gouvernement et la bourgeoisie prises de panique s'enfuirent à Versailles.
Les ouvriers parisiens étaient maîtres de la ville. Ils organisèrent leur pouvoir, la Commune.
Ce pouvoir reposait sur l'armement du prolétariat, organisé dans les bataillons de la garde nationale ; les élus de la Commune étaient tous contrôlables et révocables à tout moment. Ils recevaient un salaire d'ouvrier. Les décisions de la Commune étaient exécutoires immédiatement : les ouvriers abolirent la séparation entre le législatif et l'exécutif, sur laquelle repose la démocratie bourgeoise et instaurèrent la démocratie directe : l'application par ceux qui les votent de toutes les décisions, le pouvoir reposant sur le peuple en armes, la dictature du prolétariat selon les mots de Marx.
La bourgeoisie ne pardonna pas à la classe ouvrière d'avoir osé contester sa domination, et d'avoir postulé pour elle-même à la direction de la société. Elle le lui fit payer par le massacre de la « Semaine sanglante ».
Au lendemain de la Commune, le mouvement ouvrier, vaincu, se disloqua. Des milliers d'ouvriers étaient morts sur les barricades, des milliers d'autres furent déportés ou s'enfuirent en exil ; il ne restait rien, de fait, des organisations ouvrières. Le mouvement ouvrier disparut de la scène politique, occupée par la réaction, l'armée et l'Eglise, les piliers de la Troisième République, alors que la bourgeoisie se lançait dans la conquête coloniale.
Moins de 10 ans après l'écrasement de la Commune, des grèves ouvrières éclataient dans toutes les régions industrielles et en particulier dans les mines.
La grève de Decazeville démarra en janvier 1886. Elle dura près de 6 mois. La classe ouvrière s'y reconnut tout entière. L'épreuve de force entre la Compagnie des Houillères et les mineurs se termina par leur victoire, grâce à la solidarité que leur grève avait suscitée très largement autour d'eux. Elle avait suscité bien plus qu'un simple élan de solidarité, mais un encouragement à la lutte, un éveil à l'organisation et à l'action ouvrière.
Les grèves se multipliaient, elles portaient alors sur les conditions de travail, le niveau misérable des salaires, les conditions d'hygiène, de logement.
Bien des travailleurs, des jeunes en particulier, se tournaient vers la politique, cherchant dans les idées du socialisme les réponses à leurs interrogations. Les idées formulées par Marx et Engels, qui avaient été propagées par l'AIT et auxquelles la Commune de Paris avait donné un rayonnement considérable, devenaient les idées à partir desquelles les militants ouvriers allaient pouvoir construire l'organisation politique dont ils avaient besoin. La classe ouvrière sut attirer à elle des intellectuels pour l'aider dans sa tâche, même si malheureusement, ceux-ci ne surent pas s'assimiler jusqu'au bout les idées de Marx et d'Engels, trop réticents à se lier de toutes leurs fibres à la classe ouvrière.
A partir de 1876, Jules Guesde, un instituteur républicain gagné aux idées socialistes, se battit pour rassembler tous les éléments socialistes du mouvement ouvrier, pour créer un parti socialiste qui donne au prolétariat une direction politique. Ses efforts militants aboutirent à la création de la « Fédération du parti des travailleurs socialistes de France ».
La Fédération socialiste regroupait de nombreux communards rentrés d'exil, parmi eux, l'ouvrier Allemane, Brousse, Jean-Baptiste Clément.
Mais aucun d'entre eux ne s'était réellement assimilé le marxisme. Ils restaient marqués par les tendances mutualistes et réformistes du mouvement ouvrier.
Les uns et les autres voyaient dans les idées du socialisme une proclamation, un but plus ou moins lointain, plus ou moins utopique, mais en aucun cas une conception scientifique destinée à armer la classe ouvrière dans ses combats jusques et y compris la conquête du pouvoir politique.
Chacun était soucieux de son originalité, les uns syndicalistes, les autres s'attachant aux municipalités, d'autres aux luttes électorales, mais au-delà de ces spécificités de chapelle, en quelque sorte, tous avaient un point commun, l'adaptation passive aux conditions de la lutte créées par la société bourgeoise. Et c'est bien parce que le mouvement ouvrier ne réussissait pas à se doter d'une volonté politique s'appuyant sur une conception théorique, qu'il ne put sortir de l'émiettement.
Chaque chapelle étant soucieuse de préserver son indépendance et sa spécificité, la Fédération socialiste éclata. Seul Jules Guesde, à la tête du Parti Ouvrier français tentait de jeter les bases d'un parti réellement ouvrier, en collaboration étroite avec Marx et Engels. Mais lui-même restait prisonnier d'une attitude plus soucieuse de maintenir des positions de principe que d'agir réellement au cœur des masses, de formuler une politique qui exprime leurs besoins les plus profonds, pour les entraîner à l'action.
Et lorsque dans les années 1880, la bourgeoisie se trouva confrontée à une succession de crises économiques et politiques, le parti socialiste resta le plus souvent à l'écart des combats, laissant le terrain libre à la petite bourgeoisie radicale.
A la fin des années 80, le parasitisme et la corruption de la bourgeoisie se révélèrent à travers la multiplication « d'affaires », de « scandales financiers » qui créèrent une situation de crise politique dont tira profit un général réactionnaire, Boulanger, tentant de flatter le mécontentement et la révolte pour s'imposer au pouvoir.
Quelques dirigeants socialistes sans principes prirent parti pour Boulanger. Les guesdistes se retranchèrent derrière ce qu'ils considéraient comme un mot d'ordre de classe : « ni Boulanger, ni Constans (la droite réactionnaire), mais la république sociale » qui maintenait la classe ouvrière dans l'abstention politique, au lieu de lui donner les moyens d'apparaître comme la force la plus décidée face à l'aventure boulangiste, de rallier à son combat la petite-bourgeoise démocratique. L'abstentionnisme laissait la place aux adversaires de la classe ouvrière et ainsi aggravait les divisions au sein du mouvement ouvrier.
Dix ans plus tard, les guesdistes auront la même politique d'abstention dans l'affaire Dreyfus, capitaine juif de l'armée française, accusé d'espionnage pour le compte de l'Allemagne, avec de fausses preuves fabriquées par l'Etat-major. Guesde ne s'engagera pas dans le combat pour la réhabilitation de Dreyfus. Seul Jaurès refusa l'abstention mais il fit de son combat plus un combat personnel qu'une politique pour la classe ouvrière.
Et à défaut de trouver dans l'activité politique la possibilité d'agir en accord plein et entier avec ses propres intérêts, repoussés par les divisions, les émiettements et les batailles de chapelles, bien des militants ouvriers limitèrent leur activité à l'activité syndicale.
Les premières chambres syndicales de métiers se créèrent à partir de 1867 dans les grandes villes, Paris, Marseille, Bordeaux. Le mouvement des syndicats de métier connut un important essor avec la reprise des luttes ouvrières dans les années 80, et structura les grands secteurs de l'économie : les transports, la presse et l'imprimerie, l'industrie métallurgique et chimique...
Parallèlement aux chambres syndicales, se développèrent les bourses du travail. Elles se donnaient comme objectif l'unité du mouvement ouvrier, ressenti par la classe ouvrière comme un besoin profond.
Les bourses avaient comme but de regrouper et d'unir les organisations ouvrières dans l'esprit de solidarité et d'entraide.
C'est Fernand Pelloutier qui en fut le véritable inspirateur. Après avoir rompu avec son milieu monarchiste et catholique, Pelloutier avait rejoint le mouvement socialiste et était entré au POS de Jules Guesde. Se détournant de la politique, il rompit avec lui.
Il consacra alors toute sa vie au développement des bourses du travail qui étaient pour lui des écoles d'organisation, de propagande, de gestion, d'éducation socialiste. Les bourses mettaient à la disposition des organisations ouvrières et des syndicats des locaux, les maisons du peuple, qui étaient des lieux de réunion, d'organisation des luttes. Dans les maisons du peuple, les ouvriers trouvaient des bibliothèques ; les bourses créèrent des mutuelles de secours, tout un réseau d'aide aux travailleurs contre le chômage, la maladie...
Parallèlement le mouvement syndical élargissait son influence occupant la place laissée par le parti socialiste. Il apparaissait, alors que les grèves se multipliaient, comme la seule direction capable d'unifier les luttes en leur donnant un objectif commun. Cet objectif commun, ce fut la bataille pour la journée de 8 heures qui devint une revendication du mouvement ouvrier international, et au centre de la journée du 1er mai.
En 1895, la Fédération des syndicats de métier et les bourses du travail fusionnèrent pour former un syndicat unique, la CGT, qui combinait l'organisation « verticale » par branches professionnelles et l'organisation « horizontale », le regroupement des métiers par ville, par région. Elle affirmait son indépendance par rapport aux partis politiques et son but : le renversement du capitalisme pour réaliser l'émancipation économique des travailleurs, par l'abolition du salariat.
La bourgeoisie était inquiète de cette montée du mouvement ouvrier ; à plusieurs reprises elle avait employé la violence contre la classe ouvrière, en particulier à l'occasion des manifestations du 1er mai en 1891. A Fourmies, une petite ville ouvrière du Nord, de 15 000 habitants, vivant de l'industrie textile, la manifestation fut sauvagement réprimée. Le maire, un patron de filature, et le préfet envoyèrent un escadron d'artillerie et cinq compagnies d'infanterie. La troupe tira sur la foule et fit une dizaine de morts.
Clémenceau exprimait à propos de ces événements, l'inquiétude d'une partie du patronat : « Il y a disproportion monstrueuse entre l'attaque et la répression ; il y a quelque part sur le pavé de Fourmies une tache de sang innocent qu'il faut laver à tout prix... Messieurs, est-ce que vous n'êtes pas frappés, en lisant les journaux, de voir cette multitude de dépêches envoyées de tous les points de l'Europe et de l'Amérique, mentionnant ce qui s'est fait ou dit, le 1er mai, dans tous les centres ouvriers ? ... Il a éclaté aux yeux des moins clairvoyants que partout le monde des travailleurs était en émoi, que quelque chose de nouveau venait de surgir, qu'une force nouvelle et redoutable était apparue, dont les hommes politiques auraient désormais à tenir compte.
Qu'est-ce que c'est ? Il faut avoir le courage de le dire et dans la forme même adoptée par les promoteurs du mouvement : c'est le quatrième Etat qui se lève et arrive à la conquête du pouvoir. »
Impuissante à endiguer le mouvement ouvrier par la censure et à le vaincre par la répression, la bourgeoisie tenta de le corrompre, de le détourner de son but. Elle rechercha en son sein des interlocuteurs et leur offrit la possibilité de jouer les intermédiaires avec le prolétariat, sur son terrain.
En 1899, elle trouva une issue aux crises politiques qui se succédaient en appelant au gouvernement le socialiste Millerand, aux côtés du ministre de la guerre, Galliffet, qui avait été un des bourreaux de la Commune.
Pour la première fois se posait au mouvement ouvrier le problème de la présence d'un socialiste dans un gouvernement bourgeois. La discussion sur le ministérialisme provoqua une crise dans le mouvement socialiste et fit échouer ses tentatives d'unification.
Parmi les socialistes indépendants, Jaurès approuva l'entrée de Millerand dans le gouvernement bourgeois. Intellectuel humaniste, d'abord républicain radical, Jaurès avait rejoint le combat socialiste et devenu député à l'Assemblée, représentant les ouvriers du Tarn, sa région d'origine, il était devenu le dirigeant le plus populaire du socialisme. Avec un engagement plein et entier, il s'engageait dans tous les combats sociaux, au nom des plus opprimés. « Notre devoir est haut et clair, disait-il, toujours propager l'idée, toujours exciter et organiser les énergies, toujours espérer, toujours lutter jusqu'à la victoire finale ». Trotsky disait de lui : « Tout Jaurès est dans cette dynamique. Son énergie créatrice bouillonne dans toutes les directions, excite et organise les énergies, les pousse à la lutte. »
Mais ses principes étaient plus humanitaires que fondés sur la lutte de classe. Trotsky explique ce qu'était le socialisme pour Jaurès : « Il ne concevait pas la contradiction entre la politique bourgeoise et le socialisme, contradiction qui reflète la rupture historique entre le prolétariat et la bourgeoisie démocratique... Le socialisme n'était pas pour lui l'expression théorique de la lutte de classe du prolétariat. Le prolétariat restait à ses yeux une force historique au service du droit, de la liberté et de l'humanité. »
Jules Guesde condamna le ministérialisme comme une politique de compromission avec la bourgeoisie et défendit la lutte de classe comme le seul moyen pour la classe ouvrière de mener le combat pour son émancipation : « Parti d'opposition nous sommes, parti d'opposition nous devons rester, n'envoyant les nôtres dans les parlements et autres assemblées électives qu'à l'état d'ennemis pour combattre la classe ennemie et ses diverses représentations politiques... Parti de révolution et par conséquent, d'opposition à l'Etat bourgeois, s'il est de son devoir d'arracher toutes les réformes susceptibles d'améliorer les conditions de lutte de la classe ouvrière, il ne saurait en aucune circonstance, par la participation au pouvoir central, par le vote du budget, par des alliances avec les partis bourgeois, fournir aucun des moyens pouvant prolonger la domination de la classe ennemie. »
La question du ministérialisme fit éclater le mouvement socialiste en deux partis : le Parti socialiste de France, de Jules Guesde, sur les bases de la lutte de classe, et le Parti socialiste français autour de Jaurès, qui rassemblait ceux qui comme lui, approuvaient l'entrée de Millerand au gouvernement, et tous ceux pour qui la lutte de classe devenait une référence abstraite, mais qui de fait, avaient renoncé à ses méthodes dans leur activité quotidienne.
Ces divisions étaient pour une part artificielles. Pour beaucoup d'élus socialistes des deux tendances qui siégeaient au Parlement, dans les conseils municipaux, la révolution apparaissait comme un objectif lointain. Leur activité quotidienne se limitait aux réformes, à un programme minimum, sans lien avec le programme maximum, celui de la révolution.
Aussi, en 1905, les deux partis n'eurent pas beaucoup de difficultés à fusionner sous les injonctions de la IIème internationale. Ainsi naquit le Parti socialiste unifié, section française de l'Internationale ouvrière (SFIO).
Cette unité se réalisait trop tard pour qu'elle puisse permettre au mouvement socialiste de réellement reprendre l'initiative, alors qu'il s'était compromis avec Millerand ou qu'il avait laissé échapper toutes les occasions de pouvoir conquérir une influence réelle sur la classe ouvrière.
En réalité, l'évolution entamée 10 ans plus tôt ne pouvait que s'approfondir alors que, au début des années 1900, la classe ouvrière connaissait un nouvel essor qui se traduisit rapidement par le développement de ses luttes comme de son organisation.
De grandes luttes ouvrières marquèrent cette période. La police assiégea le bassin houiller du Pas de Calais que les mineurs occupaient ; des affrontements sanglants eurent lieu entre les grévistes de Draveil et de Villeneuve Saint Georges et la troupe ; de grandes grèves éclatèrent chez les cheminots et les postiers. A Paris, 300 postiers furent lock-outés et remplacés. Les instituteurs entrèrent en lutte pour exiger le droit de se syndiquer ; dans le Languedoc, les vignerons se soulevèrent contre l'effondrement des prix du vin.
Le parti socialiste eut un rôle secondaire dans le développement et la direction de ces luttes qui seront le plus souvent impulsées, dirigées par des militants qui se réclamaient des idées de l'anarcho-syndicalisme.
Après la mort de Pelloutier, deux militants avaient pris la direction de la CGT, Victor Griffuelhes et Emile Pouget.
La longue expérience des luttes du mouvement ouvrier de Pouget et la ténacité et l'énergie de Griffuelhes étaient complémentaires. Pierre Monatte disait d'eux : « le cheval de flèche, c'était Griffuelhes : il avait l'art de l'offensive ; le père Peinard, (d'après le nom du journal anarchiste dont il fut longtemps le rédacteur en chef) voyait plus large ; son regard embrassait, par delà les motifs immédiats, les grandes causes profondes et leur répercussion ».
C'est eux qui furent les véritables inspirateurs de l'anarcho-syndicalisme, qui se définit au congrès de la CGT d'Amiens en 1906.
La Charte d'Amiens, véritable acte de naissance de l'anarcho-syndicalisme, affirmait son indépendance totale vis-à-vis des partis politiques, et son refus de l'action politique, tout en affirmant sa volonté de militer pour l'abolition du salariat.
La CGT se donnait pour but de « grouper en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat » et comme moyen d'action la grève générale. La Charte disait : « le syndicat, aujourd'hui groupement de résistance sera dans l'avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »
Les anarcho-syndicalistes agissaient en fait comme une direction politique pour l'ensemble de la classe ouvrière, mais sans s'en donner les moyens, puisqu'elle refusait de se poser la question du pouvoir.
En 1906, la CGT lança une campagne de propagande pour la journée de 8 heures. Après des mois de propagande, la CGT proposa qu'à partir du 1er mai 1906, après la 8ème heure, les travailleurs abandonnent le travail et les ateliers. La journée remporta des succès inégaux. Certaines luttes démarrées ce jour-là se prolongèrent plusieurs semaines. Selon Griffuelhes, « les efforts avaient manqué de cohésion ». A ceux qui considéraient cette journée comme un échec, Griffuelhes répondait que tout au contraire, elle avait été un grand succès moral. Griffuelhes raisonnait en fonction d'objectifs bien plus larges que le simple succès d'un mot d'ordre. Il raisonnait en chef de parti, dont l'action est subordonnée aux besoins d'organisation et de direction du prolétariat. « Nous voudrions, disait-il, que les militants aient pu saisir toute la valeur sociale des faits auxquels nous avons participé. C'est là le seul moyen d'acquérir le sens de la lutte qui fait encore défaut et qui se développera grâce à des agitations de cette ampleur et de cette nature. »
Si l'anarcho-syndicalisme occupait le vide laissé par la carence du parti socialiste, il était cependant bien incapable, il n'avait pas l'instrument politique, théorique, d'agir en réelle direction de la classe ouvrière. Pour que le mouvement anarcho-syndicaliste puisse réellement élever la classe ouvrière à la conscience de ses tâches, il aurait fallu qu'il se transforme réellement en ce qu'aurait dû être le parti socialiste. Il aurait fallu qu'il s'affirme comme le parti de la classe ouvrière, un parti intimement lié avec elle, comme l'étaient les militants anarcho-syndicalistes, mais aussi capable de concevoir une politique qui ne soit pas seulement déterminée par la défense de ses intérêts économiques, mais par la nécessité de transformer sa conscience, pour la préparer aux périodes de crises afin d'être capable d'y intervenir pour offrir une issue à toute la société.
Lorsque cette crise éclata, avec la guerre de 1914, l'anarcho-syndicalisme fut tout aussi impuissant, paralysé, sans ressort ni initiative, que le fut le parti socialiste.
Face à la machine étatique mobilisée pour encadrer, enrégimenter la classe ouvrière, les vieux appels à la grève générale semblaient dérisoires.
Le parti socialiste quant à lui, cela est vrai d'ailleurs en France comme en Allemagne, était sur le plan des principes, armé pour faire face à la guerre. Le problème avait déjà été discuté et en 1912, réunis à Bâle, les différents partis socialistes d'Europe avaient adopté une résolution proclamant la nécessité de transformer la guerre impérialiste en guerre civile, de déclarer la guerre à la guerre, en rompant avec toutes les illusions pacifistes.
Mais fallait-il encore avoir les moyens d'appliquer les résolutions qui avaient été votées. Enlisé jusqu'au cou dans les combinaisons électorales, coupé réellement des possibilités de diriger les luttes de la classe ouvrière, le parti socialiste fut bien incapable de passer aux actes, laissant à la bourgeoisie toute l'initiative.
Le 31 juillet 1914, Jaurès, la seule voix qui aurait pu avoir la force de se dresser contre la guerre, était assassiné.
Quelques jours plus tard Jules Guesde entrait comme ministre d'Etat dans le gouvernement de guerre.
Sans politique, ayant perdu tout lien réel avec les masses, il devenait l'otage de la bourgeoisie pour couvrir de son crédit la guerre de rapine et de pillage dans laquelle s'engageait l'impérialisme français. Le parti socialiste et la CGT se ralliaient à la politique de leur impérialisme, les uns comme ministres, les autres comme conseillers d'Etat.
Seules quelques voix isolées eurent le courage moral et politique face à la déroute et à la faillite du mouvement ouvrier de s'opposer à l'Union sacrée.
En décembre 1914, Monatte, un militant anarcho-syndicaliste démissionna du Comité confédéral de la CGT, en geste de protestation.
Merrheim, lui aussi anarcho-syndicaliste, ainsi que Bourderon, participèrent à la conférence de Zimmerwald qui eut lieu en septembre 1915, pour s'opposer au déferlement de chauvinisme et affirmer la nécessité de maintenir la fraternité entre les classes ouvrières, unir leur effort pour en finir avec la guerre. D'autres militants anarcho-syndicalistes rejoignirent le mouvement contre la guerre, comme Alfred Rosmer ou Marcel Martinet, militant, écrivain et poète.
En avril 1916, 3 députés socialistes et pacifistes participèrent à la conférence de Kienthal et contribuèrent en quelque sorte, malgré eux, à répandre et à faire connaître les idées formulées par Lénine, incitant le prolétariat à utiliser la crise politique et sociale suscitée par la guerre pour s'opposer à son propre impérialisme, pour en finir avec la domination de sa propre bourgeoisie, seul moyen d'en finir avec la guerre.
C'est seulement au printemps 1917 que le mouvement ouvrier commença à sortir de l'anéantissement dans lequel l'avaient plongé les reniements du parti socialiste et de la CGT, ralliés à leur bourgeoisie.
Au printemps 1917, à travers toute l'Europe en feu, les peuples se levèrent pour manifester par des mutineries sur le front, par des grèves à l'arrière, leur volonté désespérée de voir le carnage s'arrêter. En février avait commencé la révolution en Russie, et en octobre la classe ouvrière russe prenait le pouvoir.
C'est un véritable renouveau du mouvement ouvrier qui s'opérait, bien que la guerre eût décimé les rangs des militants bien souvent envoyés en première ligne.
L'état d'esprit des travailleurs fut profondément transformé par ces années qu'ils ne purent traverser qu'en trouvant en eux des trésors d'énergie, de courage, de force morale. Chacun en fut transformé au plus profond de lui-même. Le besoin de solidarité, de tisser des liens, de s'organiser, pour résister à la machine impérialiste, puisa sa force et son énergie dans ces années de souffrance.
Dès janvier 1918 en France, eurent lieu des manifestations spontanées contre la guerre, des mouvements de grève éclatèrent.
La signature de l'armistice, la fin de la guerre, le 11 novembre 1918, si elle libérait la classe ouvrière de l'angoisse des combats, ne fit que faire ressentir encore plus durement la misère, les sacrifices accumulés et encourageait les mouvements de révolte.
Pour beaucoup d'ouvriers, il était temps de demander des comptes et durant les années qui suivent la fin de la guerre, de nombreux travailleurs rejoignirent le parti socialiste, tout en rejetant les vieux dirigeants faillis qui avaient participé à l'Union sacrée. Cette volonté de rompre avec les dirigeants et la politique du passé fut renforcée par l'influence du succès des travailleurs russes, et par la création en mars 1919, à l'initiative du parti bolchévik, de la IIIème Internationale. Il s'agissait pour les révolutionnaires russes d'impulser partout où cela était possible, la constitution de partis ouvriers révolutionnaires, de partis communistes, en rupture avec la IIème Internationale faillie.
Mais ces nouveaux partis ne purent se constituer qu'à partir des mouvements ouvriers tels qu'ils existaient dans les différents pays et le rayonnement de la révolution russe ne s'exerça pas que sur la classe ouvrière, mais aussi sur beaucoup d'éléments petit-bourgeois marqués par les traditions réformistes, plus soucieux de préserver leur influence que de participer à la construction de partis authentiquement révolutionnaires.
La survivance des influences réformistes se révéla lors de la grève des cheminots en février-mars 1920, au moment où culminait la montée ouvrière du lendemain de la guerre. La grève, démarrée à l'initiative de la CGT des cheminots sur des questions de salaires et de statut, s'étendit aux mineurs, aux dockers, aux marins d'abord, puis aux travailleurs de la métallurgie, du bâtiment, des transports. Les dirigeants réformistes se rallièrent à la grève, soutenant l'appel à la grève générale, mais dans la hâte, sans préparation, de sorte que le mouvement même s'il s'étendit à 1 500 000 grévistes dans le pays, demeura isolé, sans politique ni perspective. Les réformistes n'avaient soutenu la grève que pour mieux révéler sa faiblesse, contribuer à son isolement et ainsi lui tordre le coup.
La répression fut sévère et après plus d'un mois de grève, près de 20 000 cheminots furent révoqués, ce qui signifiait la perte du travail, du salaire et aussi du logement et de tous les avantages qu'ils pouvaient avoir.
L'échec de la grève de 1920 marqua un coup d'arrêt à la montée ouvrière du lendemain de la guerre. Elle accusait une fois encore la faillite des dirigeants réformistes, amenant beaucoup de travailleurs à la conviction qu'il fallait rompre avec les hésitants, les indécis, avec tous ceux pour qui la lutte n'était que des phrases creuses et qui en fait, ne la voulaient pas réellement.
C'est dans ce contexte que s'ouvrit en décembre 1920 le congrès de Tours qui allait donner naissance au parti communiste.
C'est une très forte majorité qui vota l'adhésion à la IIIeme Internationale, la rupture avec l'ancien parti socialiste et l'exclusion des éléments les plus marqués par l'opportunisme. Le nouveau parti comptait 120 000 adhérents alors que le vieux parti socialiste n'en conservait plus que 40 000.
Mais si le nouveau parti communiste sut attirer de nombreux travailleurs en particulier dans la jeunesse, prêts à la lutte, il était en fait sans direction réelle.
Bon nombre des éléments les plus conscients marqués par l'influence de l'anarcho-syndicalisme gardaient leurs distances à son égard.
Bon nombre d'éléments en particulier parmi les responsables, restaient marqués par les traditions de la social-démocratie, plus soucieux de luttes pour les places, de rivalités de personnes, que de luttes d'idées, que de la volonté de formuler une politique pour les luttes de la classe ouvrière.
Soucieuse de travailler à l'émergence de dirigeants réellement révolutionnaires, la IIIème Internationale, lors de son troisième congrès en 1921, décida l'obligation pour chaque parti communiste comme pour chacun de ses membres, de reconnaître ce que l'on appela les « 21 conditions » qui formulaient les conditions politiques pour amener les partis communistes à rompre avec les habitudes et les mœurs héritées du réformisme.
Durant les deux années qui suivirent, au moment où le reflux du mouvement ouvrier après la montée de l'après-guerre exigeait du parti communiste une concentration de tous les efforts, dans un travail opiniâtre d'implantation dans la classe ouvrière, il devint le lieu d'affrontements, de polémiques qui n'étaient que l'expression du fait que si bon nombre de dirigeants avaient formellement accepté les « 21 conditions » posées par l'Internationale, en réalité, ils n'en faisaient pas réellement leur politique et trouvaient mille et un prétextes pour traîner des pieds. A ce propos, Trotsky disait : « ce que nous vous demandons, c'est de rompre non seulement formellement mais en fait par vos idées par vos sentiments, par votre attitude totale, de rompre définitivement avec vos anciennes relations, vos rapports d'autrefois avec la société capitaliste et ses institutions. »
Il s'agissait de faire en sorte que le parti communiste, ses dirigeants conquièrent une profonde autonomie, une profonde indépendance, une liberté complète à l'égard de la bourgeoisie pour pouvoir pleinement développer leur politique.
La crise qui éclata en 1922, allait révéler le temps perdu et l'impréparation du parti communiste. Le 20 janvier 1922, les ouvriers métallurgistes des chantiers navals du Havre se mettaient en grève, refusant une diminution des salaires de 10 %. Très vite la grève devint générale au Havre. Des affrontements violents eurent lieu avec la police. 4 travailleurs furent tués. Des manifestants, des membres du comité de grève furent arrêtés. Un mandat d'arrêt fut lancé contre Gaston Monmousseau, secrétaire de la CGTU, qui avait scissionné de la CGT réformiste.
Face à l'intransigeance du patronat et aux violences policières, la CGTU appela à une grève générale mais sans préparation, sans travail en profondeur, sans avoir cherché à entraîner les travailleurs influencés par la CGT, voire les réformistes, et le mouvement fut un échec. Dans cette grève, les travailleurs prouvèrent une fois de plus leur détermination, les militants du parti communiste leur courage, leur abnégation, mais le parti communiste n'y joua pas son rôle de direction, ne fut pas capable d'influer sur les événements, d'y avoir une politique.
Au moment où il eut fallu faire preuve d'initiative, de sens tactique, la carence de la direction conduisit le mouvement dans une impasse. Au lieu de renforcer la confiance des travailleurs en eux-mêmes, en leur parti, en leur direction, elle contribua à briser l'élan du mouvement ouvrier et à la stabilisation de la bourgeoisie.
A partir de cette date, en France comme à l'échelle internationale, la montée ouvrière, qui avait suivi la fin de la guerre reflua, la bourgeoisie reprit les choses en main.
Ces années avaient cependant permis un nouvel essor de l'organisation et de la conscience de la classe ouvrière, qui s'était traduits en France comme dans bien d'autres pays par la naissance de partis de masses se réclamant des idées du communisme, de la lutte de classe et conscients de la nécessité de s'organiser en parti pour conquérir le pouvoir politique. C'était la première fois dans l'histoire du mouvement ouvrier que la classe ouvrière atteignit un tel niveau de conscience et d'organisation. Ayant conquis le pouvoir à l'échelle d'un immense pays, elle avait acquis une large tribune afin d'appeler et d'aider les masses opprimées du monde entier à devenir les acteurs de la transformation de leurs propres conditions d'existence.
Pour les révolutionnaires russes, Lénine, Trotsky et leurs compagnons, la conquête du pouvoir en Russie par les soviets, les conseils ouvriers, n'étaient qu'une étape vers de nouveaux développements révolutionnaires.
Le pouvoir conquis en Russie était une tribune pour appeler les masses à s'organiser, à s'emparer des idées de leur propre émancipation. Partout dans le monde, le mouvement ouvrier connut une maturité, un renforcement sans précédent. Alors bien sûr, il était difficile en quelques années dans le feu de l'action de sélectionner, d'éduquer, de former des directions capables de rompre avec toutes les vieilles habitudes, les calculs électoralistes du parti socialiste ou les réflexes antipolitiques des militants issus de l'anarcho-syndicalisme.
Mais à l'issue de ces années de combat, la classe ouvrière fut profondément transformée. Certes, elle n'avait pas pu donner naissance à un parti véritablement révolutionnaire, concevant l'ensemble de son activité en fonction de la classe ouvrière, de ses besoins, de son niveau de conscience et soumettant toute son activité, à tous les niveaux, à la nécessité d'éduquer les masses, d'éveiller leur conscience, de les appeler à l'organisation, pour les préparer à prendre en main la direction de la société et les amener à la conscience de la nécessité de la lutte pour la prise du pouvoir.
En France, l'essor du mouvement ouvrier qui s'était traduit par l'afflux de militants vers le parti communiste, se trouva limité ou entravé par des défauts propres aux traditions petite-bourgeoises de ce pays. Trotsky, qui était très lié au mouvement ouvrier français, les décrivait ainsi dans un article intitulé Le drame du prolétariat français faisant le compte-rendu d'une pièce de théâtre, La nuit, écrite par Marcel Martinet, qui racontait l'échec d'une grève ressemblant à celles de 1920 ou 1922. Trotsky écrivait : « le radicalisme verbal, la politique des formules intransigeantes qui n'ouvre la voie à aucune action, et consacre par conséquent la passivité sous le masque de l'extrémisme était et reste la rouille la plus pernicieuse du mouvement ouvrier français. Des orateurs qui ne savent pas en commençant leur première phrase ce qu'ils diront dans la seconde ; d'habiles bureaucrates du formalisme qui ignore l'évolution des événements ; des chefs qui ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs propre actions ; des individualistes qui, sous le drapeau de l'autonomie, de tout ce qu'on voudra : province, ville, syndicat, organisation, journal, défendent invariablement leur individualisme petit-bourgeois contre le contrôle, la responsabilité, la discipline ; des syndicalistes qui non seulement ne sentent pas le besoin mais même craignent de dire ce qui est, d'appeler une erreur par son nom, d'exiger d'eux-mêmes et des autres une réponse précise à une question, et qui masquent leur impuissance sous l'effort habituel du ritualisme révolutionnaire ; des poètes magnanimes qui veulent déverser sur la classe ouvrière les réserves de leur magnanimité ou de leur confusion mentale ; des saltimbanques, des improvisateurs qui sont trop paresseux pour penser et qui s'offensent qu'il y ait des gens qui aient la capacité de penser, des faiseurs de calembours dénués d'idées, des oracles de clocher ; des petits curés révolutionnaires d'église se combattant mutuellement, voilà le terrible poison du mouvement ouvrier français, voilà la menace, voilà le danger. »
Les travailleurs habitués eux, au travail, à l'action collective, qui rejoignaient le parti, soucieux de s'engager pour défendre les intérêts de leur classe, n'avaient pas les traditions, l'éducation, ni la culture marxiste qui leur auraient permis de discipliner le parti communiste et d'en faire réellement une organisation de combat, leur organisation.
Et ce qui sous la direction et les conseils de l'internationale communiste, en période de montée révolutionnaire n'avait pas été possible, va se faire dans les années qui suivent, non pas à travers les expériences vivantes de la lutte mais de façon administrative, par en haut.
Les sens du dévouement et de la discipline seront dévoyés au profit d'une obéissance et d'une absence d'esprit critique, alors que l'éducation, la formation de militants exige la plus large possibilité de discussion, de confrontation, de critique.
La méthode vivante de Lénine et Trotsky céda progressivement la place au formalisme bureaucratique, au fur et à mesure qu'en URSS la révolution isolée, épuisera ses forces, cédant le pouvoir à la bureaucratie dont Staline était le représentant.
A l'échelle de l'Internationale, on assista à la domestication des partis communistes, à une caporalisation de ces partis qui s’opéra au nom de ce qu'on a appelé la « bolchévisation ».
Au moment même où le parti communiste aurait pu se transformer en un authentique parti prolétarien, il tombait sous la férule de Staline. Les militants les plus aguerris étaient mis au pas ou exclus. Ainsi Monatte, un des militants formés à l'école de l'anarcho-syndicalisme, ami de Trotsky, qui avait longtemps gardé ses distances par rapport au jeune parti communiste, qui l'avait rejoint en 1923, fut exclu pour le soutien qu'il avait apporté à la lutte que Trotsky menait pour préserver les traditions révolutionnaires. Au même moment un jeune militant de 25 ans, Maurice Thorez était promu secrétaire de l'organisation.
La « bolchévisation » se faisait par la promotion de jeunes zélés, sans tradition et sans expérience, sans culture, prêts à tout pour mériter la reconnaissance des chefs.
Et pourtant, le parti communiste était riche de combativité, de courage, comme les militants sauront le prouver à chaque fois qu'il sera fait appel à leurs qualités, comme en 1923, lorsque l'armée française occupa en Allemagne la Ruhr pour essayer de contraindre l'Allemagne à payer les réparations de guerre, ou en 1924 lorsque la même armée française déclencha au Maroc contre Abd-el-Krim une opération militaire pour imposer sa domination coloniale. Il ne manqua jamais de militants et en particulier de jeunes pour dénoncer cette politique de l'impérialisme français, s'y opposer, pour affirmer leur haine du nationalisme comme du colonialisme, leur volonté de combattre la politique de leur propre impérialisme quel que soit le prix de la lutte. Mais cette envie de combattre était sans politique.
Au lieu d'armer ces énergies militantes pour entraîner les fractions de la classe ouvrière, leur donner confiance, la direction du parti communiste les utilisait uniquement pour se donner une image d'un radicalisme révolutionnaire en réalité factice.
En 5 ans, le parti communiste vit ses effectifs fondre de plus de la moitié. Alors qu'au lendemain du congrès de Tours le parti communiste comptait 120 000 membres, en 1929, il n'en comptait plus que 35 000.
A partir de cette date qui vit la défaite de l'Opposition de gauche animée par Trotsky en URSS, la montée et la victoire des régimes réactionnaires fascistes en Europe, s'ouvrit une longue période de réaction et de recul qui malgré le sursaut de 1934 et 1936, conduisit le monde à la deuxième guerre mondiale.
Nous ne sommes pas sortis de cette longue période de recul, la plus longue de l'histoire du mouvement ouvrier, mais comme par le passé, à travers cette période de recul, de profondes transformations s'opèrent, à l'échelle de toute la planète, et correspondent à un développement considérable des techniques, de la classe ouvrière, de la culture, qui sont autant d'éléments qui créent les bases d'une renaissance du mouvement ouvrier, à un niveau bien plus élevé que par le passé.
Nous en ignorons les rythmes et les étapes. Nous voulons à notre modeste niveau en être les acteurs et nous sommes convaincus qu'elle ne peut qu'aboutir à une transformation révolutionnaire de la société à l'échelle mondiale, qui ne pourra être l'œuvre que de la classe ouvrière.
Bien sûr aujourd'hui, il n'existe pas dans ce pays, pas plus qu'ailleurs, de parti réellement révolutionnaire, mais il serait profondément erroné de croire que pour autant, toutes les idées affirmées à travers la Révolution russe et la Troisième Internationale ont été définitivement extirpées des consciences. Elles ont été dévoyées, elles ont été déformées, mais d'une certaine façon elles survivent comme survivent les idées du socialisme. Nous voulons contribuer à leur redonner vie.
Les transformations qui s'opèrent dans les techniques et dans toute la vie sociale se traduisent par des évolutions dans les consciences comme dans les rapports sociaux, qui créent les conditions d'une renaissance du mouvement ouvrier. Soyons sûrs que cette renaissance s’opérera sur une base beaucoup plus large, vivante, démocratique, et d'un niveau de culture qui fera du socialisme, l'organisation collective consciente de toute la vie sociale en fonction des besoins des hommes, débarrassée de toute la barbarie de l'appropriation privée, une possibilité immédiate inscrite dans tout le développement économique et social.
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« Il ne peut y avoir une forme d’organisation immuable et absolument convenable pour les partis communistes. Les conditions de la lutte prolétarienne se transforment sans cesse et, conformément à ces transformations, les organisations d’avant-garde du prolétariat doivent aussi chercher constamment les nouvelles formes. Les particularités historiques de chaque pays déterminent aussi des formes spéciales d’organisation pour les différents partis. »
Thèses sur la structure, les méthodes et l'action des partis communistes,
troisième congrès de l'Internationale Communiste.
EN GUISE DE CONCLUSION
Aujourd'hui, la question de la construction d'un parti révolutionnaire dans ce pays comme celle d'une organisation communiste internationale, reste entièrement ouverte.
Pour la poser correctement, il est indispensable de comprendre les causes de cette situation du mouvement ouvrier révolutionnaire, point de départ de tout nouveau pas en avant.
Durant les décennies qui nous séparent de l'apogée du mouvement ouvrier marqué par la révolution russe, la classe ouvrière a largement prouvé non seulement qu'elle demeurait la classe porteuse de l'avenir de toute l'humanité, mais qu'elle était aussi une classe vivante, résistant de mille et une façons à l'exploitation, aux conséquences de la survie de la perpétuation de la société bourgeoise. Elle n'a pas pu et su reprendre l'initiative. La conscience de larges fractions d'entre elle dans les pays riches mais aussi dans les pays pauvres a été corrompue par les illusions réformistes, sous la forme du stalinisme et du nationalisme. Mais les explications de ce phénomène nous ont été données par les analyses de Lénine d'abord puis de Trotsky. Ces analyses ont été formulées dans la brochure « La faillite de la IIeme Internationale » et « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme » de Lénine, ainsi que « La révolution trahie » et « L'Internationale Communiste après Lénine » de Trotsky.
Bien sûr, ces analyses sont à resituer dans l'évolution générale du monde capitaliste, mais elles donnent les clés nécessaires à la compréhension du mouvement ouvrier aujourd'hui.
Les prétentions de nouveaux théoriciens se résument en général à différentes façons de formuler ouvertement ou de façon camouflée l'idée que la classe ouvrière ne serait pas capable d'assumer son rôle historique.
Certains quittant le terrain de l'explication sociale, historique, voudraient blanchir la classe ouvrière en accusant l'intelligentsia de trahison devant le tribunal de la raison historique. C'est ridicule. Il n'y a aucun tribunal, et l'histoire ne connaît pas la morale des petit-bourgeois, sans compter qu’il n'y a de trahison qu'à l'égard d'engagements pris, de proclamations ou d'idées. Et si bien des intellectuels ont trahi bien des engagements et bien des idées, leur trahison s'insère dans les grandes phases de l'évolution du mouvement ouvrier et elle en est inséparable. Cela n'excuse aucun reniement, ni aucune trahison, ni aucun renoncement, mais prétend simplement mettre le rôle des individus à leur juste place.
Par le passé, les intellectuels n'ont rejoint la classe ouvrière que quand celle-ci était capable de s'affirmer comme classe révolutionnaire, et ce ne fut jamais les intellectuels comme couche sociale, mais certains éléments de l'intelligentsia. Il n'y a que dans les périodes révolutionnaires que de larges fractions de l'intelligentsia peuvent rejoindre la classe ouvrière, et en cela elle se comporte comme toute la petite bourgeoisie. Toute l'évolution sociale des dernières décennies qui entraîne une précarisation croissante de toute la petite bourgeoisie, dont la petite bourgeoisie intellectuelle, crée les conditions favorables au ralliement de cette dernière au combat de la classe ouvrière, mais ne peut lui donner un rôle dirigeant et moteur à l’opposé de toute sa nature sociale.
La classe ouvrière n'a pas failli ni trahi son rôle, elle a été désarmée à travers un dur combat puis vaincue par le stalinisme et le fascisme, et enfin écrasée par la guerre. Traumatisée et affaiblie pour plusieurs décennies, elle a reconstitué des forces à travers le développement impérialiste de l'après-guerre, au point de représenter aujourd'hui une puissance qu'elle n'a jamais eue par le passé. Elle a devant elle de vastes perspectives révolutionnaires qui pourraient bien ne pas être si lointaines que cela, quand on voit l'impasse dans laquelle la bourgeoisie s'enferme, plongeant la société à l'échelle mondiale dans une catastrophe économique et sociale qui donne au mot d'ordre « socialisme ou barbarie » toute son actualité.
La conscience que seule la classe ouvrière est capable d'empêcher cette évolution trouvera inévitablement son chemin vers les cerveaux au fur et à mesure que se révélera la faillite de la bourgeoisie, et que s'effondreront les illusions nées du développement économique de 1945 à 1975 et qui s'est perpétué même de façon ralentie, chaotique, au prix d'énormes sacrifices et gaspillages depuis le début de la crise.
Il nous faut aujourd'hui nous préparer à une remontée du mouvement ouvrier, à une renaissance du mouvement révolutionnaire. Une nouvelle étape s'ouvre devant nous, qui inévitablement, remet en cause tout le passé, toutes les directions autoproclamées et les infaillibilités qui se construisent sur le terrain de l'inaction. Il ne peut être question aujourd'hui de se donner les structures d'un réel parti révolutionnaire plongé dans l'action des masses, mais des structures correspondant à nos buts. Celles-ci ne pourront se transformer que quand les buts et les tâches se transformeront, c'est-à-dire en fonction des rythmes de la classe ouvrière pour retrouver les chemins du combat.
Nos buts actuels sont de diffuser le plus largement possible les idées du communisme, les conceptions marxistes, de faire pénétrer ces idées dans les milieux les plus larges de travailleurs, mais aussi dans les milieux de la petite bourgeoisie intellectuelle.
Il serait ridicule de proclamer une fausse discipline formelle, qui n'est en général que le masque de la passivité et de l’irresponsabilité à laquelle une vraie discipline souple, tolérante, résultant des besoins et des tâches est infiniment supérieure et plus efficace. Cette discipline n'est pas décrétée administrativement, elle résulte du travail nécessaire en fonction du développement du mouvement révolutionnaire. Sinon, la discipline comme les fausses barbes de la clandestinité, ne sont que les instruments d'un pouvoir sur les militants, un mode petit-bourgeois de gouvernement, des méthodes de direction qui s'apparentent à celles d'un chef du personnel.
La démocratie, comme ses indispensables corollaires, la discipline et la confiance, ne se décrètent pas. Elles reposent sur une participation quotidienne de tous aux tâches politiques y compris aux tâches d'élaboration au sens où aucune direction ne peut élaborer, concevoir une politique pour une fraction même minime de la classe ouvrière, sans la participation active de celle-ci.
De ce point de vue, la vie qui s'organise autour de la presse de l'organisation est le creuset où se fondent discipline et démocratie grâce à la confiance et où elles prennent un contenu vivant, concret, politique, vérifiable par chacun. C'est alors que la discipline apparaît concrètement comme le complément indispensable de la démocratie, la condition même de la démocratie.
Cette presse, c'est d'abord et avant tout la presse d'entreprise, qui est en quelque sorte le modèle que reproduit à différents niveaux la presse en général d'une organisation ou d'un parti révolutionnaire, visant à associer militants, sympathisants, travailleurs du rang, à son élaboration, sa confection politique et technique, à sa diffusion comme à sa discussion, sa défense tant politique que financière.
C'est à cela que nous voudrions essayer de donner corps dans la mesure de nos moyens et avec tous ceux qui voudront nous y aider, pour peut-être demain créer un cadre qui permette dans la démocratie la plus large, dans une pleine transparence, de vérifier, de confronter, les idées, les raisonnements et les hommes qui donneront naissance à un véritable parti ouvrier, communiste et révolutionnaire.
Voix des Travailleurs, le 19 avril 1997