« L’évènement » a été couvert par 700 journalistes en présence de1250 hommes des forces de l’ordre. Les images du démantèlement du camp-bidonville de Calais et l’évacuation forcée de milliers de personnes démunies ont tourné en boucle, de même que les propos lénifiants des autorités : une « opération de mise à l’abri » pour la Préfecture, une « opération humanitaire » pour le gouvernement ! Mais la satisfaction affichée par la Préfète, Cazenave ou Cosse, la très zélée ministre « verte » chargée du logement, est impuissante à masquer la brutalité, la violence de la situation faite aux milliers de migrants contraints jusqu’à ce jour de survivre entassés dans ce qui est devenu le plus grand bidonville d’Europe, pris au piège dans leur fuite vers l’espoir d’une vie meilleure... et « relocalisés » aujourd’hui de force.

Venant des quatre coins des Proche et Moyen Orient, d’Afrique ou d’Asie, ils étaient encore lundi matin 8143 d’après les associations du camp, dont 1500 mineurs. La plupart de ces hommes, femmes et enfants ont été dirigés de force vers des destinations qui leur étaient inconnues alors que l’immense majorité est prête à risquer sa vie pour aller en Angleterre. Nombreux sont ceux qui craignent d’être expulsés vers le premier pays européen dans lequel ils ont été enregistrés, le seul où ils sont en « droit » de faire une demande d’asile... et se voir ainsi renvoyés de frontières en camps sur le chemin d’un exil qui dure pour certains depuis plusieurs années. Mercredi soir, alors que la préfète avait annoncé fébrilement… la fin de l’opération de démantèlement et la « mise à l’abri » de 1500 mineurs dans des conteneurs du centre d’accueil provisoire de Calais, des centaines de personnes, dont 200 à 300 autres mineurs, se retrouvaient sans aucun hébergement ! Les autorités n’ont alors rien trouvé de mieux que de rouvrir le bidonville au milieu des carcasses calcinées, des gravats et des fumées…

Dans le même temps, d’autres images tournent en boucle sur les écrans, celles de la guerre, de ses atrocités et de ceux qui tentent de fuir : à Alep, dévastée par les bombes, où 500 personnes sont mortes en moins d’un mois ; à Mossoul où la population prise au piège se prépare au pire et d’où 10 000 personnes ont fui ces derniers jours ; le long des côtes libyennes, italiennes ou grecques par où transitent chaque jour des milliers de femmes, d’hommes, d’enfants qui fuient la guerre, les dictatures, la misère et tentent de rejoindre l’Europe sur des rafiots de fortune : plus de 3800 y sont morts depuis janvier !

La violence insoutenable du capitalisme fait la une des journaux télévisés. La détresse mais aussi les espoirs de millions de migrants sont partagés en direct dans le monde entier. Et alors que les frontières et les barbelés se referment, que les gouvernements flattent les sentiments xénophobes, jamais autant de personnes ne se seront probablement senties aussi proches et solidaires de ces femmes, ces hommes, Afghan-e-s, Somalien-ne-s, Syrien-e-s, Soudanais-e-s, Irakien-ne-s, Pakistanais-e-s… A travers bien des crises, des douleurs, et alors que la propagande raciste bat son plein, une nouvelle conscience est en train de se forger de part et d’autre des frontières au sein de la jeunesse et des classes populaires, des travailleurs de toutes origines, langues et couleur de peau, nourrie par la révolte et la solidarité internationale.

Travailleur-se-s et jeunes de tous pays

Tentant de masquer sa brutalité, le gouvernement a changé de discours ces derniers jours : finis les immigrés prétendument dangereux et violents qu’il nous peignait hier : il agirait par « humanité », pour les « sortir de la boue » comme le prétend cyniquement Cosse… alors qu’il éparpille les migrant-e-s sur tout le territoire pour rompre les solidarités, rendre plus difficile toute organisation collective, empêcher le passage vers l’Angleterre. Mercredi, alors que les déblayeuses détruisaient les habitations, Le Monde rapportait que plusieurs dizaines de femmes, majoritairement érythréennes et éthiopiennes, manifestaient pour demander de l’aide : « Aidez-nous s’il vous plaît, nous voulons aller au Royaume-Uni. Nous sommes des femmes. Où sont les droits de l’homme, où sont les droits de l’homme ? ». Un jeune témoignait à Libération : « vous avez bien idée que je n’aurais pas vécu une année dans cet endroit et souffert comme vous n’avez pas idée si je n’étais pas déterminé à partir en Angleterre »…

Dans « la jungle » ou dans les bus qui les amènent dans les « centres d’accueils », les jeunes Soudanais, Afghans, Irakiens ou Pakistanais ont les mêmes espoirs et ambitions, faire des études pour devenir médecins, technicien-ne-s, professeurs, avocat-e-s, sportif-ve-s ou autres... la même détermination à vivre et à se battre.

Le capitalisme a soumis l’ensemble du monde à ses lois, pillant et exploitant. En transformant la planète en un gigantesque marché, en mettant en concurrence les travailleurs du monde entier, il les a en même temps liés. La classe ouvrière s’est construite dès sa naissance à travers de multiples vagues migratoires touchant tous les continents, arrachant des millions de femmes et d’hommes à leur pays.

En 1913, dans un article sur« le capitalisme et l’immigration des ouvriers », Lénine écrivait : « Le capitalisme a créé une sorte particulière de transmigration des peuples. Les pays dont l’industrie se développe rapidement, utilisant davantage de machines et évinçant les pays arriérés du marché mondial, relèvent chez eux les salaires au-dessus de la moyenne et attirent les ouvriers salariés des pays arriérés.

Des centaines de milliers d’ouvriers sont ainsi transplantés à des centaines et des milliers de verstes. Le capitalisme avancé les fait entrer de force dans son tourbillon, les arrache à leurs contrées retardataires, les fait participer à un mouvement historique mondial et les met face à face avec la classe internationale puissante et unie des industriels.

Nul doute que seule une extrême misère force les gens à quitter leur patrie, que les capitalistes exploitent de la façon la plus éhontée les ouvriers émigrés. Mais seuls les réactionnaires peuvent se boucher les yeux devant la signification progressive de cette moderne migration des peuples. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de délivrance du joug du capital sans développement continu du capitalisme, sans lutte des classes sur son terrain. Or, c’est précisément à cette lutte que le capitalisme amène les masses laborieuses du monde entier, en brisant la routine rancie de l’existence locale, en détruisant les barrières et les préjugés nationaux, en rassemblant des ouvriers de tous les pays dans les plus grandes fabriques et mines d’Amérique, d’Allemagne, etc… ».

Le capitalisme mondialisé a depuis étendu son mode de production sur l’ensemble de la planète, donnant naissance à une classe ouvrière moderne internationale, des mines et ports d’Afrique aux ateliers du Bengladesh et de Tijuana, aux bureaux de New York, Berlin ou Shanghai,plongeant en même temps le monde dans une crise chronique et un état de guerre permanent.

Libre circulation pour les marchandises et les capitaux… Barbelés et miradors pour les migrants

Alors que la circulation de marchandises n’a jamais été aussi intense… qu’il suffit d’un clic pour déplacer des capitaux d’une banque ou d’une bourse à l’autre, des millions d’hommes et de femmes sont emprisonnés derrière des barbelés et des murs. 27 ans après la chute du mur de Berlin, l’Europe comme les USA en érigent de nouveaux pour se protéger des pauvres : au Mexique, autour de Ceuta et Melilla, entre la Grèce et la Turquie, en Bulgarie, en Hongrie, entre l’Autriche et la Slovénie, l’Inde et le Bengladesh, sans oublier Calais et… Vintimille où la France interdit le passage de migrants depuis l’Italie.

En 2015, la France n’a accueilli que 100 000 réfugiés, un million au total pour l’ensemble des pays européens soit le même nombre que le petit Liban à lui seul !

L’Europe-forteresse ne cesse de renforcer ses frontières, autour et en son sein. Elle dépense des milliards pour barrer la route aux pauvres à grand renfort d’hélicoptères, de navires, de drones, de dispositifs sordides tels ceux pour détecter les battements cardiaques… alors que la crise et la guerre ont provoqué le déplacement de population le plus important depuis la seconde guerre mondiale. Dans la seule Syrie, plus de 400 000 personnes sont mortes depuis 2011 et plus de 12 millions ont quitté le pays, la moitié de la population.

Aucun mur, aucune destruction de camp ne peuvent enrayer l’élan de femmes et d’hommes fuyant la guerre, la misère, la dictature. Il y a quelques mois, 1500 migrants ont tenté ensemble à Calais de franchir le tunnel sous la Manche. Chaque nuit, ils sont nombreux à y risquer leur vie. La semaine dernière c’est à Vintimille qu’une adolescente a été écrasée par un camion. Aucun barbelé ne peut stopper des hommes et des femmes qui n’ont plus rien à perdre. Les USA ont beau construire un mur de 5m de haut sur une partie des 3400 km de frontière surveillée nuit et jour par des hommes armés tous les 150 m, ils ne peuvent stopper l’immigration mexicaine. Les mesures prises par les pays riches ne font que rendre l’exil encore plus difficile, cher, meurtrier, faisant les beaux jours des réseaux mafieux de passeurs devenus désormais incontournables. Elles ne peuvent empêcher les profonds bouleversements à l’œuvre.

Des campagnes xénophobes pour tenter de diviser les populations et les travailleurs

La propagande xénophobe, raciste, a dû marquer le pas cette semaine face aux réactions de solidarité de la population. Mais les manifestations hostiles, parfois violentes, qui ont eu lieu un peu plus tôt ne peuvent qu’inquiéter, jusqu’à l’incendie de centres prévus pour l’accueil de migrants en Essonne et en Gironde, ou cibles de coups de feu en Loire Atlantique ou en Isère. Même si les réactions de solidarité qu’elles ont déclenchées, aux cris de « Refugiees Welcome, liberté de circulation, ouverture des frontières ! » ont heureusement été plus fournies que les rassemblements xénophobes.

La propagande raciste entend surfer sur les peurs et préjugés, les amplifier. Le FN a appelé les maires à « un peu de courage » en adoptant sa charte « ma commune sans migrants » expliquant que « l’opposition à l’invasion migratoire dans nos communes doit devenir une cause nationale de salut public qui dépasse les clivages partisans »… Les mêmes calculs et la même crasse que celle de Sarkozy pour qui « accueillir 11 000 migrants sur le territoire va créer un appel d'air considérable » (!) ou de Wauquiez et Estrosi qui ont pris position contre l’installation de migrants dans leurs Régions (pour rappel, le second était élu il y a un an avec le soutien du PS pour… « sauver la République » et résister au FN !).

Cette offensive raciste est nourrie depuis des mois par la politique anti-ouvrière et xénophobe du gouvernement, visant à créer des fractures au sein de la population et des travailleurs, espérant affaiblir la contestation sociale.

Et elle se nourrit de toutes les politiques souverainistes et protectionnistes. De ce point de vue, les déclarations de Mélenchon ces derniers mois donnent la mesure de cette logique mortifère : il déclarait cet été, après ses propos sur les travailleurs détachés « qui volent le pain des travailleurs qui se trouvent sur place »… que s’il est pour la régularisation des sans-papiers, il n’a « jamais été pour la liberté d’installation » expliquant ne pas être « pour le déménagement permanent du monde, ni pour les marchandises ni pour les êtres humains »… Comme s’il s’agissait de faire rentrer le malin dans sa boite ! Comme si on pouvait faire tourner la roue de l’histoire à l’envers… en regrettant un monde imaginaire où les pauvres avaient le bon goût de rester chez eux !

Il nous faut au contraire prendre la mesure du bouleversement du monde et de ce que la crise des migrants porte en elle de transformations et d’avancées possibles pour notre camp, notre classe, face à une bourgeoisie plus avide, sans scrupule et crasseuse que jamais, capable de faire émerger en son sein des porte-parole à la Trump…

Mondialisation capitaliste, mondialisation de la révolte, la révolution en germe

La crise des migrants est une des conséquences majeures de la crise internationale économique, sociale et militaire. Elle est à la fois l’expression de l’évolution des rapports de forces entre les classes et y participe, entraînant la transformation de la classe ouvrière et de la conscience qu’elle a d’elle-même. Dans la douleur, les déchirements, une nouvelle classe ouvrière se construit, plus riche de sa diversité, de ses expériences et plus homogène et unie que jamais à l’échelle internationale.

En 1913, dans le texte cité plus haut, Lénine écrivait « Après la révolution de 1905 [en Russie], le nombre des immigrants en Amérique a particulièrement augmenté. Les ouvriers qui avaient connu toutes sortes de grèves en Russie ont apporté en Amérique l’esprit de grèves plus audacieuses, plus offensives et plus massives ».

Aujourd’hui, ce sont les germes de bien des révoltes, d’expériences de luttes qui sont disséminés, en particulier de l’expérience des révolutions arabes… Il est bien difficile d’en prendre la mesure, d’en imaginer la portée, l’ampleur des conséquences possibles, mais il y a une mise en commun accélérée qui porte en elle des possibilités nouvelles pour les affrontements qui se préparent.

Des liens nouveaux se tissent entre opprimés du monde entier, une nouvelle conscience de prolétaires citoyens du monde se forge de part et d’autre des murs, des frontières... Une même classe ouvrière internationale, moderne, cultivée, riche de l’énergie et de l’audace de millions de migrants face à une même bourgeoisie et aux Etats à son service.

Isabelle Ufferte

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