Publié dans Débat militant, n°21, 29 novembre 2002
Yvan Lemaitre
" Le parti n'est donc pas une organisation créée artificiellement et arbitrairement. Il naît spontanément du sol de la société moderne. "
Lettre de Marx à Freiligrath, 29 février 1860
Une série de transformations et d'évolutions se conjuguent aujourd'hui pour poser de façon concrète la question de la construction d'un nouveau parti. Il ne s'agit plus d'une proclamation plus ou moins incantatoire mais d'une nécessité concrète résultante des deux lignes de forces dominantes dans ces évolutions, le triomphe du capitalisme mondialisé et son offensive contre les travailleurs et les peuples associée à la transformation ou l'effondrement des partis réformistes dans lesquels les classes populaires plaçaient jusqu'alors leur confiance.
Les révolutionnaires sont devant un véritable défi, celui de faire en premier lieu leur propre révolution.
En effet, la grande majorité des idées dont les révolutionnaires héritent portent l'empreinte du gauchisme, c'est-à-dire le mouvement révolutionnaire issu de 68 durant cette longue période où le mouvement ouvrier resta dominé par le stalinisme et son allié la social-démocratie. Les révolutionnaires se pensaient en opposants, en aile critique du mouvement ouvrier réel par rapport auquel ils étaient marginalisés.
Le gauchisme s'est manifesté de mille et une façons, combinant souvent une critique morale du réformisme et du stalinisme, une critique morale aussi du capitalisme dont on ne voyait pas durant ces années qui suivaient " les trente glorieuses " d'où viendrait la fin, un volontarisme militant qui ne trouvait pas dans la réalité sociale sa force et son équilibre, une impossibilité de vérifier dans la pratique la justesse des analyses et des politiques avec en corollaire les ruptures, exclusions et divisions.
Le stalinisme avait perverti les relations au sein du mouvement ouvrier et il était bien difficile aux révolutionnaires d'échapper à cette emprise pour faire vivre une authentique démocratie indispensable à leurs propres idées comme à leur propre existence.
Aujourd'hui, ce passé révolu continue pour beaucoup de dominer les consciences et face aux transformations en cours il nous faut faire nous-mêmes la critique des raisonnements qu'a façonnés cette période.
La question de la démocratie est au cœur de cette révolution culturelle. Il nous faut d'abord et avant tout l'aborder dans le domaine où nous avons des responsabilités directes, où les choses dépendent de nos propres choix, c'est-à-dire la façon dont nous concevons notre propre travail, l'organisation et ses rapports avec les travailleurs.
Mouvement réel et organisation politique
Isolés pendant des décennies du mouvement ouvrier réel, les révolutionnaires ont pris l'habitude de se penser en opposants, en creux des organisations réformistes qui imposaient et défendaient leur domination politique.
Ils ne se pensaient pas comme un facteur de transformation au sein même des masses, comme les acteurs mêmes d'un processus d'auto-organisation. Rejetés en marge du mouvement ouvrier par la censure stalinienne, de fait, le plus souvent leurs raisonnements ont reflété leur situation de militants extérieurs au mouvement ouvrier, critiques ou donneurs de conseils mais le plus souvent dans l'incapacité d'agir par eux-mêmes dans les luttes de leur classe.
Se heurtant au mur des appareils, il leur était bien difficile de formuler une politique pour l'ensemble de la classe ouvrière, de se penser en tant qu'expression politique authentique du mouvement de masse, reflétant, exprimant les évolutions de conscience des travailleurs, leur révolte, organisateurs en son sein des éléments les plus avancés.
La division de l'extrême-gauche est un effet retour de cette domination du stalinisme et du réformisme contre laquelle les révolutionnaires se sont heurtés, divisés. Elle aussi perdure parce que le passé continue de dominer les consciences empêchant un projet visant au dépassement de se formuler pour répondre au besoin du mouvement social.
La recomposition de l'extrême-gauche, l'idée d'unité, de regroupement reprend des forces chaque fois que les appareils reculent et que les travailleurs reprennent l'offensive, relèvent la tête, s'émancipent des tutelles des bureaucraties, exercent leur pression, rappellent chacun à la raison.
Regrouper, rassembler au sein même des lignes de rupture
L'émergence d'un nouveau parti révolutionnaire résultera du séisme qui s'opère entre les classes ouvrières et populaires et les vieux partis dits de gauche, des désillusions aussi de nombreux militants à l'égard des directions des grandes confédérations syndicales.
Les événements qui se sont déroulés autour de la grève des routiers et de la journée du 26 novembre en sont une nouvelle illustration et un nouvel épisode.
Les révolutionnaires sont donc en permanence au cœur même de ces lignes de rupture, ce qui suppose une attitude démocratique pour débattre, confronter les propositions, analyses, politiques, expliquer patiemment, organiser au sein même des syndicats ou associations sur une politique d'indépendance de classe. Etre au cœur des ruptures pour les aider, les armer politiquement, c'est être au cœur du débat et des discussions, cela suppose une attitude démocratique à l'égard de tous les militants du mouvement ouvrier.
A l'opposé des conceptions gauchistes qui construisent des lignes de démarcations politiques qui sont des barrières, des oppositions en négatif, les révolutionnaires démocrates construisent des regroupements définis politiquement, défendant les intérêts généraux des exploités toujours soucieux d'unir, de rassembler, de faire vivre la démocratie pour convaincre, entraîner, organiser.
Il n'y a pas d'éducation possible sans libre confrontation, sans débat, sans démocratie. Les opprimés ne peuvent s'éduquer à leur tâche de classe révolutionnaire qu'à travers l'apprentissage de la démocratie. Ce qui est vrai pour l'ensemble des opprimés est tout aussi vrai pour leur fraction la plus avancée, la plus consciente qui elle-même s'éduque et apprend aux côtés des siens.
Le parti n'est pas une chose en soi mais le produit en perpétuelle évolution de rapports dynamiques, concrets et vivants.
Les rapports en son sein sont déterminés par ses rapports avec sa classe et réciproquement.
La démocratie n'a pas de frontière
La démocratie définit un type de relation politique fondée sur des engagements réciproques, discutés en toute transparence et publicité.
Ce sont des rapports politiques fondés sur la reconnaissance et le respect des différences, expression de la complexité de la réalité sociale et humaine, qui, à travers la discussion, la confrontation des points de vue, visent à définir une politique correspondant au mieux aux intérêts collectifs
Pour les marxistes, la démocratie définit plus globalement la nature des relations entre le parti et la classe dont il se veut l'expression politique. En ce sens là, elle est en rupture avec la démocratie bourgeoise. Notre compréhension de la démocratie résulte de notre programme, l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. La démocratie, c'est la volonté de mettre en œuvre quotidiennement cette formule, exercice complexe, particulièrement difficile en période de réaction qui ne saurait se résumer à l'agiter comme un yo-yo.
La démocratie est liée à l'idée d'efficacité, sa preuve ne réside pas dans les jugements subjectifs, souvent moraux, des uns ou des autres mais dans le travail réel et concret, dans la lutte.
Donc, la démocratie n'est pas une question abstraite, elle a un contenu de classe et politique en rupture avec la propriété privée bourgeoise, elle se vérifie concrètement, dans l'action, elle se met en pratique quotidiennement dans le débat d'idées y compris avec nos adversaires.
Nous militons pour que la population et principalement parmi elle la classe ouvrière se donne les moyens d'exercer son contrôle, partout, donc d'abord et avant tout dans ses propres organisations, donc dans son propre parti.
Pas de démocratie efficace sans libre expression publique des divergences
Il y a des fausses évidences tenaces, ces idées du bon sens qui méritent d'être discutées à deux fois. Il est vrai qu'il vaut mieux être unis que divisés, qu'ensemble on est plus fort que séparés… Mais l'unité pour la lutte réelle des travailleurs, pour leur émancipation n'est pas une idée bureaucratique, cela, c'est la conception stalinienne ou réformiste, une seule politique de sorte que les intérêts des appareils soient préservés… que se taisent les opposants et les travailleurs.
Notre conception de l'unité est celle de l'unité des travailleurs dans la lutte, elle ne peut être que démocratique, elle suppose donc l'expression des divergences, c'est-à-dire la possibilité de mettre en œuvre des politiques différentes, des initiatives différentes au sein même de la lutte.
Certes, la démocratie suppose l'acceptation de la loi de la majorité mais pour la démocratie révolutionnaire, cela n'implique nullement la soumission de la minorité, encore moins sa censure.
L'unité peut servir de masque à la routine et au conservatisme bureaucratique si elle n'est pas comprise comme démocratique. C'est d'ailleurs une accusation que les révolutionnaires affrontent souvent, " vous divisez " !
Faire vivre la démocratie au quotidien, se penser comme instrument de l'organisation des travailleurs par eux-mêmes
Les bureaucraties tirent leur justification, leur raison d'être de l'indifférence de la grande majorité des travailleurs, de leur passivité. Elles s'en plaignent souvent mais comme d'un constat qui vient légitimer leur propre indifférence, voire hostilité, à toute démocratie, leur propre mépris des travailleurs.
A l'opposé, les militants ouvriers qui se battent d'abord pour leur classe et non pour une boutique syndicale cherchent à aider les travailleurs à s'emparer du débat, des décisions, de la vie de leur organisation. Ils essaient de créer les conditions pour qu'ils puissent exercer leur pression, dire leurs opinions, s'initier à l'action syndicale et politique.
La tâche est difficile du fait du manque de confiance d'éducation syndicale ou politique, de la méfiance pour les organisations vues souvent comme un instrument de promotion individuelle
Notre façon de penser les revendications, de les formuler, répond à une préoccupation essentielle, souligner la nécessité de la mobilisation et de l'organisation des travailleurs.
Il ne s'agit pas de répéter des formules incantatoires, méthode Coué qui ne convainc que celui qui les prononce et les répète, mais de faire de la politique afin que les opprimés ouvrent les yeux sur la façon dont la bourgeoisie les voit, les pense pour mieux les tromper, les utiliser, leur extorquer la plus-value.
Notre regard c'est le regard de l'opprimé lucide, sans illusion, conscient des vrais rapports de force et qui sait qu'il n'a d'autres armes que l'action collective.
Donner aux travailleurs la claire conscience de leur propre situation, les aider à se libérer de l'image d'eux-mêmes que leur impose la classe dominante pour leur faire découvrir la fierté de leur classe dans la compréhension de son rôle historique, sous-tend toute notre agitation et notre propagande.
" Développer la démocratie jusqu'au bout, rechercher les formes de développement, les mettre à l'épreuve de la pratique, etc., telle est une des tâches essentielles de la lutte pour la révolution social e" écrivait Lénine dans l'Etat et la révolution.
Où passe la rupture essentielle avec le réformisme ?
Il ne peut y avoir ni réforme ni révolution sans intervention directe et consciente des classes ouvrières et populaires, il ne peut y avoir de réforme qui s'impose en faveur de la population sans révolution
Les mécanismes de la démocratie bourgeoise, le parlementarisme, reposent sur l'expérience accumulée des classes possédantes pour duper les masses, se les soumettre politiquement en laissant miroiter l'espoir qu'il y aurait une possibilité de progrès sans leur intervention directe. Ils ne peuvent en aucun cas offrir les instruments d'une transformation sociale.
Celle-ci ne peut être que l'œuvre de l'intervention directe des masses, la mise en œuvre d'une démocratie révolutionnaire.
Toute l'histoire en est la démonstration.
C'est pourquoi les révolutionnaires ont des positions claires sur la question de l'utilisation des institutions comme de la participation à un gouvernement bourgeois. Toute leur politique est soumise à un objectif, éclairer les classes populaires sur la nature réelle des rapports de classes et des rapports politiques. Utiliser les élections ou les assemblées bourgeoises ne peut avoir d'autre but. Les révolutionnaires agissent comme expression d'un mouvement organisé des classes populaires et ouvrières en rupture avec les institutions bourgeoises.
Le corollaire de l'ensemble du raisonnement est que les révolutionnaires n'ont d'autre force que la conscience des travailleurs, c'est-à-dire aussi leur propre conscience, indépendance de pensée et liberté d'action par rapport aux appareils réformistes comme aux partis de la démocratie bourgeoise.
" Dans tous les pays civilisés, la démocratie a pour résultat nécessaire la domination du prolétariat, condition de toutes les mesures communistes " écrivait Engels. La démocratie, c'est le contrôle collectif sur la marche de la société, elle s'oppose en elle-même à la propriété privée et aux institutions parlementaires ou étatiques qui la défendent, elle en est la négation, elle ne pourra s'épanouir qu'en la liquidant, et en cela elle est bien "la condition de toutes les mesures communistes".
* * *
Bien des militants du mouvement ouvrier trop souvent encore dominés par le passé ne voient pas dans la situation actuelle une situation nouvelle riche de nouvelles possibilités mais une continuation du passé en pire. Ce raisonnement linéaire ne mesure pas les ruptures qui se sont opérées, leurs implications révolutionnaires et, en conséquence, sous-estime la révolution que les révolutionnaires ont à faire eux-mêmes.
Certes, il y a recul, et une nouvelle offensive de la bourgeoisie, mais nous savons que ce système ne peut se perpétuer qu'en faisant subir les effets de sa crise permanente aux travailleurs et aux peuples. C'est pour cela que nous sommes révolutionnaires.
Cette nouvelle offensive combinée à l'effondrement du stalinisme et à la transformation de la social-démocratie créent une situation nouvelle qui exige de nous des réponses nouvelles.
" Leur propre lutte contre la bourgeoisie ne pourra commencer que le jour du triomphe de la bourgeoisie " écrivait Marx dans une lettre à Kugelman en parlant de la lutte des prolétaires. Aujourd'hui, une nouvelle phase de la lutte commence au moment où la bourgeoisie croit avoir triomphé.
De nouvelles prises de conscience ont lieu, de nouvelles formes d'organisation et de luttes vont apparaître, elles entraînent les militants, les aident à se dégager de leur propre passé afin de devenir les acteurs des transformations révolutionnaires et démocratiques en cours.
Yvan Lemaitre