A l’annonce du résultat du second tour de l’élection présidentielle le 19 décembre, des centaines de milliers de Chiliens sont sortis dans les rues. Sidérés par le premier tour, l’heure était plus au soulagement qu’à la joie.

En effet, le 19 novembre, un candidat d’extrême droite populiste, José Antonio Kast, fils d’un lieutenant nazi, anticommuniste partisan du retour à l’ordre de Pinochet et qui avait fait 7,9 % des voix en 2017, l’avait emporté d’une courte tête sur Gabriel Boric. Jeune candidat ex dirigeant de la lutte pour une éducation gratuite « et sans profits » en 2010, ce dernier s’est présenté à la tête d’une alliance du Front Large (front d’organisations antilibérales) et du PC, les partis institutionnels de gauche qui malgré leur discrédit lié à leur participation gouvernementale sous la socialiste Michelle Bachetet, ont capitalisé en partie la sympathie de la rue, très active depuis une décennie.

Boric a finalement été élu par la mobilisation d’une partie des très nombreux abstentionnistes des milieux populaires du premier tour (45 % d’abstention au second tour contre 55,7 % au 1er) qui se sont organisés pour voter même sans transports en commun à Santiago, en particulier des femmes et des jeunes protagonistes des dernières luttes, et de celle très forte aussi des exilés (avec par exemple, des co-voiturages de toute la France pour voter à Paris) afin d’empêcher l’élection d’un nouveau Bolsonaro. Boric se retrouve être d’une certaine façon l’expression canalisée sur le plan électoral de la grande révolte contre les hausses de prix qui avait embrasé tout le pays il y a à peine deux ans ainsi que des mobilisations des femmes et des travailleurs.

Alors, comment en est-on arrivé là ? Quelles perspectives pour celles et ceux qui se mobilisent pour en finir non seulement avec Piñera, Kast et leur monde, mais avec les journées de travail interminables, les bas salaires, la précarité, la répression, l’interdiction de l’avortement, l’occupation de territoires indigènes mapuche qui refusent le pillage par les multinationales forestières ?

La gauche contre l’extrême droite, mais pas contre le système

Au premier abord, tout oppose Boric et Kast, l’ancien dirigeant étudiant de 35 ans et l’avocat multimillionnaire au frère ex directeur de la Banque du Chili et ministre de Pinochet, proche des évangélistes, père de 9 enfants faisant campagne pour supprimer le Ministère de la Femme et pour l’Égalité de Genre, concession de Bachelet aux puissantes luttes féministes…

Mais la fin de campagne de Boric, axée sur la lutte contre le narcotrafic, son avertissement que le jour de son investiture la police particulièrement violente « agirait selon la loi » contre les manifestants, le caractère évasif de ses promesses sociales comme de s’en prendre aux AFP (retraites privées) et de libérer les prisonniers mapuche et de la révolte de 2019, ses appels à la prudence et son ouverture à des milieux patronaux voire à d’ex collaborateurs du président millionnaire et corrompu de droite Piñera pour son futur gouvernement, révèlent que Boric est fidèle à ce qui en a fait un présidentiable et un président.

En effet, il a été un fervent artisan et le porte-parole de « l’Accord pour la Paix » conclu le 15 novembre 2019 entre tous les partis institutionnels suite à la révolte d’octobre 2019. Un accord qui a dévoyé la colère de la rue vers la réforme de la Constitution de Pinochet débouchant sur un référendum en octobre 2020 et une Convention Constitutionnelle de 155 membres au lieu d’une Assemblée Constituante. En mai 2021, 65 militants proches des anticapitalistes et des écologistes y ont été élus dont des représentants des peuples indigènes. Ils étaient l’écho de la colère populaire, du rejet des partis de la Transition de centre droit et gauche et de la défiance vis-à-vis de la gauche dont le PS de la socialiste Bachelet, alliée en 2014 au PC entré alors dans son gouvernement avec plusieurs députés. Parmi ces parlementaires, il y avait des membres du PC, Camila Vallejo et Karol Cariola, dirigeantes du mouvement étudiant sous le premier gouvernement Piñera comme Giorgio Jackson et Gabriel Boric, membres de deux groupes antilibéraux indépendants.

Cette Convention a été chargée uniquement d’élaborer une nouvelle constitution dans le cadre institutionnel existant, sans s’en prendre à la propriété privée ni à l’armée, en laissant la possibilité à la droite minoritaire d’y peser. Sa présidente, l’universitaire mapuche Elisa Loncón, y a défendu un Chili multiculturel mais sans un mot sur la répression ni sur l’exploitation capitaliste !

Boric a donné tous les gages de son souci de respecter l’ordre établi. Il négociera la composition de son gouvernement durant le mois de janvier avec tous les partis déconsidérés pour leur gestion du capitalisme et leur corruption durant les 30 années de gouvernements de la Concertation dits de Transition démocratique.

L’avenir appartient à celles et ceux qui luttent

Ce n’est donc pas de ce côté que viendront les transformations indispensables aux travailleurs et aux classes populaires. Sous tous les gouvernements post-dictature de la Transition, sous la gauche de Bachelet ou la droite de Piñera, les privatisations, les licenciements, la sous-traitance, l’endettement des classes moyennes et des étudiants ont explosé. Avec la chute des prix des matières en premières dans les années 2009, l’embellie des affaires du « Jaguar » émergent qu’était le Chili s’est achevée. Les services publics ont été anéantis. 40 % de la population vit du travail informel. La loi permet de remplacer les grévistes dans les quelques entreprises où il est encore possible de faire grève. Bien des lois du Code du Travail modifié en 1978 par Pinochet sont en vigueur. L’avortement est toujours interdit, malgré les promesses de Bachelet…

L’abstention massive au premier tour, un peu moindre au second, a exprimé la méfiance et la colère de la rue alors que le grand patronat et des politiciens comme Piñera dont l’exil fiscal a été confirmé par les Panama papers, se sont gavés durant la pandémie dans un des pays les plus inégalitaires au monde avec 33 % de la richesse détenu par 1 % de la population.

Le jour de l’investiture de la Convention Constitutionnelle, les élus ont ignoré voire critiqué la manifestation sous leurs fenêtres pour la libération des milliers de prisonniers politiques mapuche et de la révolte de 2019, et contre l’impunité des forces de l’ordre (il y a eu plus de 400 mutilés et 64 morts dont 30 après la révolte d’octobre 2019), à l’exception notable de Magdalena Rivera, militante de l’organisation trotskiste MIT et avocate des Droits humains. Actuellement, une partie du territoire où résistent des Mapuche au sud du pays demeure occupée par l’armée au nom d’une loi antiterroriste datant de Pinochet.

Les appels à la « modération » de Boric rejoignent ceux des milieux de gauche à l’unité derrière lui en rappelant le mythe d’Allende. Ils défendent les illusions sur « le peuple uni » derrière son président pour que « le Chili, berceau du néolibéralisme, en soit le tombeau » comme l’a promis Boric. C’est avec des accents encore plus radicaux que l’ancien ministre et sénateur socialiste devenu président, Salvador Allende, avait promis « une voie chilienne vers le socialisme » pacifique, respectueuse des institutions dont l’armée putschiste. C’est Allende qui a promu Pinochet commandant en chef des forces armées après avoir fait entrer des militaires au gouvernement aux côtés de Figueroa, dirigeant de la CUT, principal syndicat et membre du PC, pour « pacifier » la colère des travailleurs s’organisant pour tenter de prendre le contrôle de leurs usines. Ce sont les carabiniers et l’armée chilienne qui sous les ordres du « Camarade Président », ont appliqué ladite « Loi maudite » arrêtant des militants voulant organiser la lutte contre le coup d’état militaire qui se préparait dès juin 1973, car il fallait faire confiance à l’armée républicaine.

La nouvelle génération militante qui se lève n’a pas besoin de ces vieilles recettes antilibérales. Et elle n’a pas envie d’attendre.

Vers un nouveau développement de la lutte des classes

L’élection a encouragé une lutte chez des artisans pêcheurs qui ont bloqué l’approvisionnement en pétrole de la plus importante baie de Valparaíso. Elle pourrait en inciter d’autres, chez les jeunes ou les travailleurs.

Leur mobilisation pour le contrôle de leurs luttes en toute indépendance de ceux qui comme Boric, les appellent « à ne pas s’impatienter », à « des réformes graduelles », est le seul moyen de construire une mobilisation qui ne reculera pas devant la nécessité d’affronter les classes possédantes et l’État pour obtenir non seulement les réformes les plus élémentaires comme le droit à l’avortement ou la fin de la répression, mais afin d’organiser la lutte pour l’expropriation des fortunes comme celle de Lucksik, patron millionnaire des mines de lithium dont l’extraction épuise les ressources en eau des communautés indigènes du Nord, et de la dizaine de familles qui possèdent le pays.

Une Assemblée Constituante vraiment libre et souveraine est impossible dans le carcan de la république d’une minorité d’exploiteurs, qu’elle soit servie par des démocrates ou des dictateurs. Elle ne peut être l’œuvre que d’assemblées de lutte des travailleurs, des peuples indigènes, de tous les exploités prenant leurs affaires en main.

Les contradictions à l’œuvre ne vont pas manquer de provoquer de nouveaux conflits politiques à court terme.

Le coup d’état du 11 septembre 1973 a marqué le début de l’offensive réactionnaire des capitalistes et des Chicago Boys pour faire du Chili un pays très attractif pour les capitalistes du monde entier, en imposant à une classe ouvrière de plus en plus nombreuse et féminisée la destruction de tous ses droits, avec un mouvement ouvrier décapité par la dictature. Cette offensive s’inscrivait dans une offensive libérale et impérialiste internationale qui a façonné le capitalisme financiarisé mondialisé d’aujourd’hui qui domine et ruine la planète.

Depuis 2006 avec le premier mouvement lycéen, puis en 2010 le mouvement étudiant, c’est le début de la contre-offensive de la jeunesse et du monde du travail qui doit affronter les successeurs de Pinochet, les partis de la Concertation, une démocratie et un État au service des capitalistes et des multinationales des années prospères des pays émergents.

En octobre 2019, la révolte de jeunes, de travailleurs et de classes populaires cherchant de nouvelles formes d’organisation hors des partis et syndicats institutionnels s’inscrit dans une dynamique internationale de remontée des luttes depuis Hong Kong jusqu’au Liban en passant par le Soudan, après la vague des révoltes partie des pays arabes. Ces mouvements contiennent en germe les aspirations et formes d’organisation démocratiques que le monde du travail et la jeunesse auront à imposer à un capitalisme mondialisé et à son personnel politique faillis.

La défaite de Katz constitue une étape importante sur le chemin de la contre-offensive ouvrière et populaire. Mais ce n’est pas l’élection de Boric qui apportera des réponses à la déroute capitaliste, ce seront les mobilisations et les luttes représentant le renouveau et l’avenir des peuples.

Mónica Casanova

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