Cette citation choisie en titre de cet article est extraite du premier ouvrage d’Alain Bihr, paru en 1979, L’économique fétiche, depuis longtemps épuisé et introuvable en librairie, que Les classiques des sciences sociales ont mis récemment en ligne, repris dans la lettre électronique L’Anti-K[1]. « Œuvre de jeunesse, selon la formule consacrée, il en présente les défauts mais il contient aussi quelques solides intuitions que je n’ai cessé de développer entre-temps. » écrit Alain Bihr au sujet de son travail. Il est pour beaucoup d’entre nous une découverte dans laquelle se trouvent des questionnements ainsi que des éléments de réponse qui, malheureusement, ont gardé toute leur pertinence. Ils étonnent même par leur actualité et nous aident à mieux aborder nos propres questionnements au regard de cette crise du marxisme qui n’en finit pas comme n’en finit pas la crise du mouvement ouvrier.

Il nous a semblé nécessaire de partager cette découverte à partir de notes de lecture, le plus simple étant de laisser la parole à Alain Bihr en espérant ni déformer sa pensée ni dérouter le lecteur par des formulations qui peuvent paraître abstraites. Chacune et chacun sont invités à s’emparer du livre dans son intégralité. L’axe de cet article se concentre sur l’éclairage que porte l’ouvrage sur nos questionnements actuels alors que le contexte auquel nous sommes confrontés accentue la crise du marxisme comme il en accentue les causes que décrivait Alain Bihr en 1979.

En premier lieu, du fait des attaques dont la conception marxiste fait l’objet non seulement de la part de la droite et des libéraux mais aussi d’anciens compagnons de route « qui tirent argument des démentis et échecs, réels ou apparents, momentanés ou durables, infligés à la pensée de Marx, de ses insuffisances et erreurs, voire de ses illusions, pour la rejeter en bloc et ne plus voir en elle qu’un cadavre théorique. » « La tentative non moins répétée d’établir ou de rétablir une quelconque orthodoxie marxiste » est bien incapable de répondre à sa crise qui a de profondes racines et explications historiques. Sa renaissance ne peut en aucun cas s’opérer à partir d’une répétition de formules du passé mais bien à travers un travail collectif d’élaboration en lien avec la renaissance pratique des mouvements d’émancipation telle qu’elle se déroule.

A défaut de ce travail, les réponses restent partielles prisonnières de deux types d’analyses qui « strictement économiques et politiques laissent le champ libre aux approches « gauchistes » du niveau spécifiquement social du capitalisme qui a vu, ces dernières années, les crises se multiplier : crise de la réalité urbaine, crise de l’éducation, crise de la famille et du rapport entre les sexes, crises des institutions pénitentiaires, psychiatriques, médicales, etc.  Approches qui ne sont pas moins réductrices de la totalité dans leur occultation des rapports qui la produisent comme totalité. » Alain Bihr fait ici référence essentiellement aux travaux de Foucault d’après Mai 68, de Deleuze et Guattari, dont les raisonnements ont eu une riche progéniture qui nourrit les débats actuels en particulier autour de l’intersectionnalité.

De toute évidence cette crise du marxisme n’a pas trouvé réellement de réponse au sein du marxisme militant, elle s’est même approfondie avec en conséquence une crise de l’ensemble du courant marxiste et des différentes organisations qui le composent par là même incapables de surmonter leurs divisions et clivages, leur émiettement qui réduit toute volonté de construire un parti du monde du travail à une proclamation velléitaire.

Cette crise renvoie à l’incapacité dans laquelle s’est enfermé le marxisme de formuler une compréhension globale et historique de l’évolution du capitalisme, de son stade actuel de développement et des perspectives nouvelles qu’il ouvre. Cette impuissance est le produit des reniements et trahisons sociaux-démocrates, des ravages du stalinisme et de la paralysie dans laquelle s’est trouvé le mouvement trotskyste, l’opposition révolutionnaire à la social-démocratie comme à la dégénérescence stalinienne de la révolution russe, qui, prisonnier du passé, n’a pas pu ou su trouver les moyens de s’affirmer comme parti.

« En un mot, développe Alain Bihr, il reste précisément à développer une théorie du capitalisme comme mode de production, c’est-à-dire comme totalité contradictoire et ouverte. » Et de souligner, « L’urgence d’une théorie du mode de production capitaliste s’est encore accrue à la faveur de la crise dans laquelle s’enfonce actuellement le capitalisme. »

Là encore l’actualité du propos saute aux yeux et l’on voit bien que la crise du marxisme militant est accentuée par le développement même de la crise du capitalisme, sa déroute, auquel il ne répond pas par une perspective stratégique et programmatique globale inscrite dans l’évolution historique du monde.

Pour Alain Bihr, il s’agit de « développer une approche globale, critique, utopienne du mode de production capitaliste », utopienne au sens où la crise du capitalisme débouche sur « ce possible encore impossible apparemment : la révolution totale, elle aussi globale et mondiale ».

Après un long retour à Marx et son analyse du capital comme rapport social, Alain Bihr revient à la reproduction du capital pour aborder l’analyse du mode de production capitaliste à notre époque moderne au moment où l’offensive libérale qui va accoucher du monde d’aujourd’hui se met en route. « Un siècle après Marx, écrit-il, peut-on se contenter, pour explorer le mode de production capitaliste, de mettre nos pas dans les siens et notamment de repartir de l’analyse critique du capital (rapport social) ? Non : la « réalité » qu’il faut aujourd’hui s’approprier et dont il faut rendre compte est bien plus ample et plus complexe. »

A partir de ce constat, il formule une série de questionnements dont la pertinence est d’autant plus flagrante qu’ils n’ont pas reçu de réponse. Nous les reproduisons ici tels qu’Alain Bihr les formulait.

« La question de la survie du capitalisme »

« Comment et pourquoi le capitalisme a-t-il pu se maintenir depuis un siècle, malgré les crises qu’il a déclenchées et qui ont manqué le détruire à plusieurs reprises, malgré les forces qui, conformément aux analyses de Marx, ont tendu à le faire éclater et à le dépasser sans néanmoins y parvenir ?

Autrement dit, comment et pourquoi les contradictions internes au capitalisme — entendons au capital comme rapport social d’exploitation (la contradiction entre les forces productives et les rapports de production), de domination (la lutte des classes pour l’appropriation du surproduit social, lutte qui dépasse cependant le seul terrain de l’économique, ainsi que nous le verrons encore), enfin d’aliénation (les contradictions entre le capital et la poièsis)[2] naturelle d’une part, le capital et la praxis sociale d’autre part — comment et pourquoi ces contradictions (sur lesquelles il nous faudra revenir longuement) ont-elles pu être maîtrisées au moins partiellement, sinon résolues définitivement ? Et qu’en est-il advenu au cours du siècle écoulé ?

En d’autres termes encore, comment et pourquoi s’est reproduit et/ou a été reproduit le capital (comme rapport social d’exploitation, de domination et d’aliénation) ? Et quel est le sens, c’est-à-dire la signification (le contenu) et l’orientation (le terme) de ce processus de reproduction du capital (rapport social) ? »

« La question des transformations du capitalisme »

« Car le capitalisme s’est profondément transformé depuis Marx, quoi qu’en disent et qu’en pensent certains doctrinaires du marxisme. Ce qui pose immédiatement la question suivante : comment ces transformations s’articulent-elles avec ou sur la survie du capitalisme ? Autrement dit, comment se situent-elles dans ou par rapport à la reproduction du capital (rapport social) ?

Ces transformations, Marx et ses continuateurs n’ont en général pas pu ou su les prévoir ; elles sont le plus souvent venues (apparemment ou réellement, momentanément ou durablement) infirmer leurs prévisions et décevoir leurs espoirs. Ces transformations, qui sont aussi diverses que multiples, il ne peut être question de les énumérer et de les analyser toutes ici. Contentons-nous d’en dégager le mouvement d’ensemble. Depuis Marx, le capitalisme s’est transformé à la fois à « l’extérieur » et à « l’intérieur ». À l’extérieur : en débordant hors de son berceau historique (l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord), en intégrant/désintégrant les formations sociales qui lui étaient antérieures et qui lui restaient encore en partie extérieures au siècle dernier, en faisant émerger une « réalité » mondiale à la fois fragmentée (en États-nations), homogénéisée (unifiée et uniformisée dans et par le marché mondial) et hiérarchisée (par les inégalités de développement économique et social). À l’intérieur : en intégrant/désintégrant de même les moments antérieurs ou extérieurs de la pratique sociale (la production agricole ou artisanale, les anciens réseaux d’échange matériel et de communication sociale, la ville et la campagne, les anciens pouvoirs locaux et régionaux, etc.) mais aussi en produisant de nouveaux moments (de nouvelles pratiques sociales, de nouveaux rapports sociaux) tels que le quotidien : la prose du monde moderne, définie par la pauvreté des objets à consommer, la répétition des actes à accomplir, la banalité des situations à vivre, génératrices d’un malaise aussi diffus que général ; tels que l’urbain : l’urbanisation généralisée de la société qui accompagne et suit l’éclatement de la ville historique ; tels que l’étatisation de la société, l’État tendant dans toutes les sociétés capitalistes actuelles, bien qu’inégalement, à prendre en charge la gestion et l’organisation de la société civile dans son ensemble ; etc.

Toutes ces transformations ont été jusqu’à présent relativement mal analysées et évaluées parce que conçues en dehors du processus de la reproduction du capital. Seul l’exposé du rapport, que nous devinons complexe, entre la survie et les transformations du capitalisme pourra déterminer la place et l’importance de ces derniers au sein de la praxis actuelle. »

« La question du dépassement du capitalisme »

« Le capitalisme est-il encore en mesure d’être dépassé en une organisation sociale radicalement différente ? Existe-t-il une brèche ou une ouverture au sein du capitalisme par où la pensée critique et l’action révolutionnaire puissent passer et ouvrir l’existant sur ou vers une autre forme ? Et quelle est cette brèche, quelle est cette ouverture ?

Autrement dit, malgré sa capacité à maîtriser (sinon à résoudre) ses contradictions internes, peut-on continuer à parier sur la capacité productrice (d’un autre mode de production) de ces dernières ? Qu’est-il advenu des anciennes contradictions du capital (rapport social) analysées par Marx ? Les transformations survenues au sein du capitalisme ont-elles introduit de nouvelles contradictions ? Si oui, comment se situent-elles par rapport aux anciennes ?

Autrement dit encore, où, quand, comment peut être atteint un point de non-retour et de non-recours au sein du processus de reproduction du capital, point au-delà duquel ce rapport social ne peut plus se reproduire, à supposer qu’un pareil point puisse être atteint ?

De plus, quelles sont les forces sociales actuelles capables d’élaborer et de prendre en charge un projet global de dépassement du capitalisme ? Comment définir ou redéfinir aujourd’hui le prolétariat : ce sujet négateur du capitalisme dans son ensemble (et donc aussi auto-négateur : négateur de lui-même dans les limites que lui impose le capitalisme) ?

Enfin, quel doit être le contenu de ce projet global de dépassement du capitalisme ? Autrement dit, comment définir ou redéfinir aujourd’hui le socialisme et le communisme en intégrant la double expérience de la survie du capitalisme et de sa transformation ? »

Les réponses militantes se produisent à travers une prise de conscience collective qui émerge de la renaissance mondialisée des luttes

Ces questionnements nous semblent être aujourd’hui encore le point de départ du travail pour que le mouvement marxiste sorte de son esprit doctrinaire qui tourne le dos à la conception matérialiste et évolutionniste de Marx comme si, de crise en crise, le capitalisme se reproduisait identique à lui-même, simple rapport d’exploitation. Ou comme si tout s’arrêtait au stade impérialiste, référence au léninisme et au trotskysme oblige, devenu synonyme de capitalisme. Une telle compréhension oublie l’essentiel, l’évolution du capitalisme qu’Alain Bihr pointe du doigt en décrivant les évolutions conséquence de la reproduction du capital à travers laquelle il se transforme et transforme le monde.

« Avançons donc ici notre hypothèse : ce n’est qu’à travers son extension à l’espace social entier (du local au mondial, et son élargissement à la pratique sociale entière : des rapports sociaux les plus proches et les plus immédiats aux plus lointains et aux plus abstraits) que le capital (rapport social) a pu se reproduire. Plus précisément : ce n’est qu’en établissant la domination du capital (rapport social) sur l’ensemble des rapports sociaux et des pratiques sociales, domination qui prend des formes diverses et s’exerce par l’intermédiaire de médiations multiples qu’il nous faudra déterminer — et ce à l’échelle planétaire — que cette reproduction a pu avoir lieu et continue à avoir lieu. Autrement dit, ce n’est qu’en se subordonnant la pratique sociale dans son ensemble et en chacun de ses éléments, donc en engendrant et en organisant selon un schéma qui lui est propre un nouveau mode de production, que le capital a pu se reproduire : c’est à travers la pratique sociale globale et ses multiples moments que se reproduit le capital. La reproduction du capital n’est donc autre chose que le processus de formation du mode de production capitaliste comme tel : le processus par lequel le capitalisme se produit comme totalité sociale originale. »

Cela signifie que l’on ne peut se contenter de penser le capitalisme comme rapport social d’exploitation mais bien comme un mode de production qui soumet l’ensemble de la société à la marchandisation, « l’aliénation marchande », et ainsi « mène cette dernière vers ses limites […] qui désignent aussi les perspectives d’un renversement possible de ce « monde à l’envers » qu’est l’économique. »

« L’enjeu de la lutte des classes est donc global ; si ce n’était pas le cas, jamais la révolution prolétarienne ne pourrait être créatrice de nouveaux rapports sociaux globaux et d’un autre mode de production (c’est-à-dire précisément d’une autre organisation de la praxis sociale et humaine). Par conséquent, son terrain lui aussi est global. La lutte des classes traverse le champ entier de la pratique sociale : aucun élément qui en soit exclu. Si cette vérité ne s’inscrit encore que partiellement dans la pratique de la classe ouvrière, si elle n’émerge que difficilement au sein de sa conscience, il semble au contraire que la bourgeoisie l’ait faite sienne depuis longtemps ; elle a su, en effet, tirer parti de tout pour reproduire sa domination de classe : de la persuasion idéologique aussi bien que de la contrainte institutionnelle, de la démocratie aussi bien que de la dictature, de la famille aussi bien que de l’école, de la centralité urbaine aussi bien que de la dispersion périphérique, de la sous-information aussi bien que de la sur-information par les médias, du savoir aussi bien que du pouvoir, sans compter jusqu’aux organisations formées par la classe ouvrière elle-même (syndicats, partis, etc.). La contradiction (lutte) de classes est totalisante au sein de la praxis capitaliste : c’est au fait de l’avoir compris plus tôt que la classe ouvrière que la bourgeoisie doit aussi d’avoir conservé son pouvoir. Si la classe ouvrière est potentiellement capable d’une révolution totale, pourquoi la bourgeoisie qui détient actuellement tous les moyens économiques, sociaux, politiques du pouvoir, ne serait-elle pas capable d’une contre-révolution permanente elle aussi globale»


C’est bien ce processus de « contre-révolution permanente globale » qui est à l’œuvre, il n’est en rien la répétition du passé mais la réponse d’une classe dominante de plus en plus parasitaire aux résistances et contestations qui surgissent de partout. En effet « La contradiction entre la croissance et le développement des forces productives et le maintien des rapports capitalistes de production, c’est en définitive, comme nous l’avons vu, la contradiction interne à la valeur en tant que telle : entre sa forme (l’équivalence) et son contenu (le travail social). Cette contradiction signifie l’irréductibilité du contenu à la forme, le fait que tôt ou tard le développement du contenu (de l’acte social de travail) entre en contradiction avec l’organisation (les rapports de production) que lui impose sa forme marchande. »

Face à cette contre-révolution globale un processus de révolution globale est en route. La révolte paysanne et ouvrière en Inde en donne la mesure ainsi que les mouvements de constatations des femmes ou de la jeunesse sur le climat et les multiples luttes sociales ou démocratiques à travers le monde... Son contenu est de remettre les choses à l’endroit, que l’économie cesse de produire des valeurs d’échange, des marchandises pour réaliser des profits, mais des valeurs d’usage, des biens destinés à satisfaire les besoins des hommes réconciliés avec eux-mêmes et la nature.

Le mouvement marxiste a pour tâche de rendre conscient ce processus, d’aider ses acteurs à se l’approprier, à en prendre conscience à travers la multiplicité des résistances, des mobilisations et les luttes, les ruptures avec les partis et appareils, ce chaos déterministe des affrontements de classes qui occupent la scène internationale et convergent vers un même besoin, l’abolition de la marchandise et de la propriété privée capitaliste. Une tâche militante et collective, chemin vers le dépassement des clivages et divisions qui nous paralysent et nourrissent sectarisme ou suivisme pour avancer vers une renaissance du marxisme et du mouvement ouvrier démocratique et révolutionnaire.

Yvan Lemaitre

 

[1]  https://www.anti-k.org/2021/03/14/alain-bihr-leconomique-fetiche-fragment-dune-theorie-de-la-praxis-capitaliste-1979

[2] du grec ancien, production, création

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