La répression et les menaces du pouvoir ont réussi à contenir la révolte qui a secoué, depuis le 28 décembre, plus d’une soixantaine de villes d’Iran. Plus de 25 morts, 3 700 arrestations dont une très grande majorité de jeunes, le pouvoir théocratique en place a réagi avec une brutalité proportionnelle à ses inquiétudes. La répression donne la mesure de la détermination et du courage des révoltés. Le Guide de la révolution islamique, l’ayatollah Ali Khamenei, a accusé : « Ces derniers jours, les ennemis de l'Iran ont employé divers moyens, argent, armes, politique, appareil de renseignement, pour fomenter des troubles dans la République islamique.[...] Le peuple iranien répondra aux fauteurs de troubles et aux hors-la-loi ». Les « ennemis de l'Iran » étaient tout désignés -les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Arabie saoudite- « les Saoudiens recevront de l'Iran une riposte inattendue.[...]Une fois de plus, notre pays dit aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et à ceux qui cherchent à renverser de l'étranger la République islamique d'Iran, qu'ils ont échoué et qu'ils échoueront encore à l'avenir ». Quant à Trump, « Il doit réaliser que ces épisodes extrêmes et psychotiques ne resteront pas sans réponse »…

Le discours antiaméricain dénonçant le complot fomenté de l’étranger vient justifier la répression et ne convainc que les soutiens acquis au pouvoir.

Les manifestations qui ont commencé à Mashhad, la deuxième ville du pays, participent d’une profonde révolte contre la dégradation des conditions de vie, contre l’augmentation des prix, le chômage et la pauvreté, contre aussi la corruption et la dictature de Khamenei.

La révolte rompt avec les mobilisations précédentes, en particulier avec le mouvement de 2009 qui avait suivi la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence. A la différence des manifestations de 2009 qui se sont déroulées pour contester le résultat d'une élection, opposant les « conservateurs » du régime aux « réformateurs » et mobilisant essentiellement la petite et moyenne bourgeoisie, cette fois ci, le mouvement de protestation est une révolte populaire portée par la jeunesse.

Cette mobilisation a mûri pendant des mois. Elle marque un tournant depuis que la République islamique a imposé sa dictature en 1979, ouvrant la voie à l’offensive réactionnaire des islamistes fondamentalistes. Aujourd’hui, la République des Mollahs est remise en cause dans ses fondements mêmes par un mouvement des travailleurs et des classes populaires qui portent à la fois des exigences sociales, démocratiques et une volonté d’en finir avec la politique de puissance régionale que mène l’État iranien.

Au moment où l’espoir porté par les révolutions arabes de 2011 retrouve sa vitalité dans le soulèvement des travailleurs et de la jeunesse de Tunis, se dessinent avec force les acteurs qui peuvent sortir le Moyen et Proche Orient du chaos libéral et impérialiste, les travailleurs, les femmes, les jeunes...

La révolte des travailleurs, des laissés pour compte, des pauvres

Par centaines, par milliers, sans soutien politique, sans organisation, les manifestants dénonçaient le chômage, la suppression des subventions sur certains produits alimentaires et sur le fioul, sur les œufs aussi dont le prix a doublé. Ils s’attaquaient aux banques, à des bâtiments publics, à des centres religieux, aux sièges des milices du pouvoir.

Ils ont exprimé une colère de classe profondément enracinée dans un pays où 3,2 millions de personnes, soit 12,7% de la population active, sont officiellement au chômage. Le taux de chômage réel des jeunes est de l’ordre de 40% et plus de 50% vivent dans la pauvreté.

Selon un site d’économistes « World Wealth and Income Database », 1% des iraniens les plus fortunés possèdent 16,3% de la richesse, soit l’équivalent de ce que possèdent 50% de la population. Les 10% les plus riches détiennent 48,5% de la richesse nationale (sur la base des données de 2013).

Les sanctions économiques n’ont pas empêché l’enrichissement de la bourgeoise au détriment de la population, une richesse de plus en plus arrogante.

Dans ce contexte est intervenue la publication, le 19 décembre, du budget pour l’année à venir (mars 2018-février 2019) qui prévoit notamment une augmentation de 50 % du prix du gasoil et la suspension d’un soutien financier à quelque 34 millions de personnes.

Et ce budget révèle la part extraordinaire qui échappe à l’État –quelque 200 milliards sur 367 milliards de tomans– pour revenir à l’establishment politico-religieux, aux fondations religieuses, aux centres de recherche liés aux gardiens de la révolution, et à d’autres institutions non élues, fondements du régime.

Le gouvernement a fait quelques concessions minimes. Ainsi, ni l’essence ni l’eau ni l’électricité ne devraient augmenter au 21 mars 2018, date du nouvel an iranien. Ces mesures dérisoires ne pourront contenir longtemps la révolte.

Questions sociales et démocratiques

La révolte témoigne de la misère, de la baisse du niveau de vie dans une société où la rente pétrolière enrichit indûment, et par la corruption, la bourgeoisie et les religieux. Partout règne avec cynisme la loi des passe-droits et de la corruption. Les postes disponibles ou les meilleurs sont accaparés par les proches du régime, « le cercle des intimes » et leurs enfants, les « fils de... »

Le sous-emploi chronique pousse les jeunes à travailler bien en dessous de leur qualification. Ceux qui ont la chance de trouver un travail doivent souvent en cumuler plusieurs pour survivre. C’est ainsi qu’une majorité de jeunes ne peuvent accéder à leur indépendance, se payer un logement et vivent encore chez leurs parents.

Cette violence sociale est justifiée, imposée par une chape morale qui étouffe toute la vie quotidienne à travers l’application des codes religieux et empêche la contestation de s’exprimer. Cette répression morale, et aussi la violence physique, policière, frappe en premier lieu les femmes dont l'oppression est au centre du système.

Pour elles et pour les jeunes, la résistance est une lutte au jour le jour où la ruse et l’affrontement se combinent pour échapper à la tyrannie religieuse et intégriste.

Les aspirations démocratiques qui n’appartiennent pas qu’à la petite bourgeoisie avaient cru pouvoir s’exprimer et trouver une réponse, ne serait-ce que partielle, par les élections et dans le cadre institutionnel permis par le régime. Ces illusions sont ruinées, et c’est bien l’essentiel de ce qu’exprime la révolte.

Contre les aventures militaires des mollahs

« A mort le Hezbollah », « Ni Gaza ni Liban, je sacrifie ma vie pour l’Iran », ou « Laisse tomber la Syrie, occupe-toi de nos problèmes », ces slogans ont été largement repris. Des photos de Ghassem Soleimani, le général qui dirige notamment les interventions militaires en Syrie, ont brûlé en nombre comme les portraits du Guide ou des photos de Bachar al-Assad. Les manifestants disent non à l’engagement en Syrie, au Yémen et au Liban.

Ce sont les énormes gaspillages des investissements financiers et militaires du régime hors d’Iran qui sont dénoncés, cette gabegie qui contraste brutalement avec l’incurie de l’État quand il s’agit de venir en aide à la population. Le tremblement de terre qui s’est produit en novembre dernier dans la région de Kermanshah en a été une cruelle démonstration. « Le problème de notre région est qu’elle est située en Iran, pas au Liban ni en Syrie » ironise la population.

Beaucoup rejettent la politique de grande puissance que prétend mener l’Iran contre l’Arabie saoudite et Israël. Cette politique a un coût exorbitant que les mollahs font payer à la population en particulier la plus déshéritée.

Pour Rohani, ce qui est en jeu c’est « la stabilité de notre pays et celle de la région […] notre système politique et nos intérêts nationaux ». Sa politique de grande puissance est décisive pour la survie du régime. Pas question pour lui de la remettre en cause quel qu’en soit le prix.

La République islamique chancelle

L’élection de Rohani en 2013, puis sa réélection en 2017, avaient suscité des espoirs. Il prétendait que sa politique d’ouverture vis-à-vis des grandes puissances permettrait au bout du compte de créer des emplois. La fin des sanctions économiques et les investissements étrangers devaient assurer un développement économique. Or, depuis la signature de l’accord sur le contrôle du nucléaire en 2015, rien ne s’est concrétisé.

L’un des facteurs de l’extension rapide du mouvement est la délégitimation du régime par l’étalement de sa corruption, de son arbitraire et de son incurie. L’appareil d’État est atteint dans sa totalité, et les fonctionnaires corrompus s’affichent dans une économie où l’on ne peut plus vivre décemment avec un salaire, ni même deux, et où les dessous-de-table sont nécessaires pour la survie des plus petits.

Les piliers du régime sont mis en cause.

D’abord, l’armée des pasdarans, les « gardiens de la révolution » qui s'ajoutent à l'armée « régulière » et dépendent du Guide de la Révolution. Celle-ci est un mastodonte économique, qui tient sous sa coupe une part très importante (peut-être de 30 % à 40 %) de l’économie iranienne, ne serait-ce que par ses succursales économiques. L’appareil judiciaire, quant à lui, échappe au gouvernement. Cette autonomie n’est pas garante de démocratie, mais bien plutôt l’effet d’un système oligarchique qui agit pour son propre compte, complètement discrédité par sa corruption. Le Guide suprême contrôle son propre appareil d’État parallèle, qui domine les fondations révolutionnaires, qui manient de manière arbitraire des sommes colossales, et la fondation pieuse d’Astan-e Qods, à Machhad.

La dictature du Guide de la révolution maintient un semblant de cohésion mais c’est surtout la peur des masses qui fait que durant le mouvement le camp dit réformateur est resté muet ou l’a condamné. C’est le chant du cygne de l’opposition entre réformistes et conservateurs, emportés par le même discrédit. Rohani en sort apparemment renforcé mais pour combien de temps…

C’est l’ensemble du système dictatorial qui est contesté et rejeté. Son mode de fonctionnement rend impossible toute réforme, même la plus minime.

Politique de classe et solidarité internationale

« Les manifestations de la première semaine de janvier annoncent une nouvelle étape dans la lutte des classes en Iran. À travers le Moyen-Orient, y compris en Israël, il existe des signes d’une opposition croissante de la classe ouvrière. La question critique est la lutte pour armer l’opposition ouvrière naissante d’une stratégie socialiste internationaliste. Les travailleurs et les jeunes iraniens doivent se battre pour la mobilisation de la classe ouvrière en tant que force politique indépendante, en opposition à l’impérialisme et à toutes les factions de la bourgeoisie nationale. » (1) écrit notre camarade Houshang Sépéhr.

Après les révolutions arabes de 2011 dont la révolte tunisienne en cours est une résurgence, le mouvement en Iran pose la question d’une force, d’un parti représentant les intérêts des classes exploitées seules à même d’apporter des réponses tant à la question sociale, démocratique, qu’à celle de la paix en relation avec les classes exploitées de l’ensemble du Proche et du Moyen orient, et au-delà de l’ensemble de la classe ouvrière.

Pour l’humanité, la révolte iranienne après le printemps arabe est un énorme espoir pour sortir le Moyen Orient du chaos et engager une politique de coopération entre les peuples victimes des grandes puissances mondiales ou régionales qui puisse enrayer les surenchères militaristes dont une possible, voire probable, guerre entre l’Iran et l’Arabie saoudite.

Les grandes puissances s’y préparent. Elles ont mis leur pion en mouvement dans la perspective possible d’un effondrement du régime, en particulier Reza Pahlavi, le fils de l’ancien chah, dont les partisans s’activent en coulisse et tentent de faire acclamer le nom. Quelle que soit la crédibilité, bien faible, de cette hypothèse, les USA et leurs alliés sauront toujours trouver une réponse qui serve leurs intérêts si la classe ouvrières, la jeunesse, les femmes ne prennent pas les choses en main. Le passé le démontre amplement.

Il y a presque quarante ans, la révolution iranienne de 1979 renversait le régime tyrannique du Shah soutenu par les États-Unis. Elle a été l’œuvre des classes populaires et de la classe ouvrière. Sans organisation indépendante de classe et politiquement subordonnée au parti stalinien Tudeh, ainsi qu’à diverses forces de gauche petites-bourgeoises, cette dernière a été dépossédée de sa victoire. La plupart de ces organisations couraient derrière l’ayatollah Khomeini et le clergé chiite qui assurèrent ensuite leur mainmise sur l’appareil d’État par une terrible répression de toutes les formes de contestation ou d’organisation de classe indépendante, même syndicale. Le prix payé fut extrêmement lourd et, aujourd’hui, la préparation des étapes à venir de la lutte nécessite de tirer les leçons.

« En Iran une remontée de la classe ouvrière doit et peut régler les comptes avec le système politique islamique, la bourgeoisie iranienne dans son ensemble ainsi que l’impérialisme, mais à condition de s’inscrire dans la perspective d’une révolution socialiste internationale.

La tâche des socialistes révolutionnaires est de se tourner vers ce mouvement, et de se battre pour armer la classe ouvrière internationale d’une compréhension de la logique de ses besoins, de ses aspirations et de ses luttes. Le capitalisme est incompatible avec les besoins de la société. Les travailleurs, la classe qui produit les richesses du monde, doivent unir leurs luttes à travers les frontières et les continents pour établir le pouvoir politique des travailleurs, pour entreprendre la réorganisation socialiste de la société et mettre fin à la guerre impérialiste » écrit plus loin Houshang Sépéhr. Oui, et cela est vrai en Tunisie comme ici et partout dans le monde.

Notre solidarité internationaliste est de défendre ces perspectives de la lutte de classe sans nous laisser abuser par les petites manœuvres politiques et le jeu des grandes puissances. En comprenant aussi que la lutte de classe est une et indivisible dans ses multiples manifestations. La lutte internationaliste des classes opprimées, des femmes, exclut toute concession à l’islam politique, même quand il se prétend progressiste, fût-ce au nom de la lutte contre le racisme dont le racisme contre les musulmans improprement appelé islamophobie.

Notre solidarité est sans illusion sur la possibilité d’infléchir la politique des grandes puissances autrement qu’en nous donnant, avec la même détermination politique et morale que les révoltés d’Iran ou de Tunisie, les moyens politiques de combattre leurs États. Elle vise, ici et dans la mesure de nos forces, à construire un parti de classe, un parti des travailleurs, sans patrie ni frontière, avec tous nos camarades et frères de classe iraniens, tunisiens...

Yvan Lemaitre

1- http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article42842

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