Vendredi, un terrible attentat a fait 137 morts et plus d’une centaine de blessés dans une salle de concert à Moscou où allait se dérouler un concert de rock. Des hommes armés en tenue de camouflage ont fait feu sur les spectateurs et provoqué un énorme incendie dans le bâtiment. Cet horrible massacre revendiqué par l’État islamique n’est pas sans rappeler les prises d’otages par des terroristes tchétchènes en 2002 à Moscou et dans le Caucase russe en 2004, dont le bilan sanglant, des centaines de morts, avait été dramatiquement aggravé par l’assaut d’une violence inouïe des troupes spéciales russes.

Il survient quelques jours après la réélection de Poutine dimanche dernier, un « triomphe » de sa dictature, obtenu par l’élimination des candidats les plus sérieux avant l’élection, une fraude massive et la peur de la répression permanente exercée par son régime. Le dictateur, fort de sa « victoire électorale » et pouvant arguer des menaces d’envois de troupes au sol de Macron et de quelques autres chefs d’État occidentaux, ne manquera pas de l’utiliser pour renforcer sa mainmise sur le pays et amplifier sa guerre.

Jeudi, de nouveaux bombardements russes ont frappé des installations électriques ukrainiennes dont plusieurs ont été gravement endommagées. Le pouvoir russe qui a prétendu qu’il répondait ainsi à des attaques ukrainiennes sur son territoire a déclaré que la Russie était « en guerre » -il n’était question jusqu’alors que d’une « opération militaire spéciale »-, pour préparer une nouvelle mobilisation forcée dans la population. 

Ces explosions de violence et de barbarie sont le produit des convulsions terribles dont ont souffert, après des décennies d’une dictature monstrueuse née de la contre-révolution stalinienne, les populations de l’ancienne Union soviétique plongées dans la tourmente de la mondialisation capitaliste à partir de la fin des années 80.

Cette histoire se confond avec celle de l’ascension sociale de Poutine, de son accession au pouvoir, puis de la consolidation de sa dictature dont le maintien dépend aujourd’hui de la continuation de la guerre, un régime menacé aujourd’hui par les forces les plus réactionnaires qui grandissent à l’ombre de la dictature.

Enfant naturel de la mondialisation capitaliste

Comme nombre de ses comparses du KGB, Poutine, a assuré sa promotion et son enrichissement au début des années 90, alors qu’il était employé par le maire de Saint-Pétersbourg, Sobtchak, en permettant à quelques hommes d’affaires de s’enrichir à la faveur du rétablissement de la propriété privée dans l’ancienne URSS.

L’économie étatisée et planifiée, lointain héritage de la révolution de 1917, était asphyxiée par la corruption et les privilèges occultes des sphères dirigeantes de la bureaucratie, sclérosée par l’obéissance servile due à la terreur et à la dictature indispensables pour maintenir le mensonge du prétendu socialisme. L’URSS était en outre embourbée dans une guerre en Afghanistan depuis 1979 et confrontée à l’offensive menée sur toute la planète par les vieilles puissances impérialistes, leurs trusts, leurs Etats, leurs institutions financières internationales, pour faire remonter les taux de profit en abattant toutes les barrières qui s’opposaient à la pénétration et à la valorisation de leurs capitaux.

La crise de succession ouverte à la mort de Brejnev en 1982, après 18 ans de règne, déboucha sur des bouleversements qui, sous le règne de Gorbatchev, aboutirent en quelques années à l’effondrement de l’URSS en décembre 1991 -ses quinze républiques ayant déjà fait sécession-, et au rétablissement de la propriété privée officielle auquel aspiraient depuis longtemps ses couches dirigeantes.

Eltsine, sacré « champion de la démocratie » par les gouvernements occidentaux contre Gorbatchev qu’il évinça en août 1991, entreprit d’achever la privatisation et la libéralisation de l’ensemble de l’économie et de la société, une « thérapie de choc » inspirée par le FMI. La libération des prix, la convertibilité du rouble et l’hyperinflation qui s’ensuivit ruinèrent du jour au lendemain des millions de Russes. La fin des subventions aux produits de consommation, la fermeture des hôpitaux remplacés par des cliniques privées ainsi que des écoles publiques, de même que la chute de la production entraînée par la rupture des liens entre les Républiques, ramenèrent la société russe au niveau d’un pays pauvre.

A l’automne 93, Eltsine fit donner les chars contre le Parlement pour soumettre une opposition de députés, il y a peu encore ses alliés, voulant exploiter le mécontentement populaire à leur profit. Ce fut un véritable putsch, sanglant, autorisé par le président américain Bill Clinton et salué par la presse internationale[1]. C’est à ce sinistre personnage soutenu par tous les États occidentaux que Poutine offrit ses services à partir de 1996. Il entra dans l’administration présidentielle, devenant peu après le dirigeant du FSB, l’ancien KGB. Dans cette période, une poignée d’oligarques, Potanine, Khodorkovsky, Berezovsky, Gusinsky, Alekperov, s’emparèrent avec l’aide de l’État de pans entiers de l’économie, les plus rentables, gaz et pétrole, minerais, et de tous les moyens d’information… Tandis que les nouveaux riches faisaient étalage d’un luxe tapageur, la population subit une paupérisation terrible aggravée par une crise financière aiguë en 1998. Les grèves et les manifestations de la révolte des travailleurs et de la population se multiplièrent, provoquant une véritable crise politique. En décembre 1999, Eltsine démissionna, remplacé par Poutine qui était devenu en août son Premier ministre et qui se fit élire président en mars 2000.

« On ira buter [les terroristes] jusque dans les chiottes », Poutine, septembre 1999

A peine arrivé au pouvoir, en octobre 1999, Poutine déclencha une deuxième guerre en Tchétchénie -après celle menée par Eltsine de 1994 à 96-, sous prétexte des attentats à Moscou attribués aux islamistes tchétchènes, pour ramener en réalité cette république du Caucase dans le giron de la Russie. Cette « opération anti-terroriste » comme elle fut baptisée par le pouvoir russe fut une guerre particulièrement meurtrière, Grozny, la capitale tchétchène fut complètement rasée, et Poutine en profita pour renforcer son pouvoir policier en Russie contre toute contestation.

Dès lors, alors que les relations avec les Etats-Unis s’étaient tendues à cause de la campagne d’intenses bombardements de l’Otan contre la Serbie en 1999, Poutine fut considéré comme un allié par George Bush lorsque, au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001 perpétrés par Al-Qaïda, les Etats-Unis qui avaient soutenu les talibans lorsqu’ils étaient en guerre contre l’occupation de URSS, engagèrent une vaste offensive militaire au nom de la lutte contre le terrorisme islamiste, en Afghanistan à partir de 2001 et contre l’Irak en 2003. Ces bonnes relations avec l’Otan durèrent, malgré l’intégration à l’Alliance militaire en 2004 des anciens pays du « glacis soviétique » -les 3 états baltes, la Roumanie, la Slovaquie et la Bulgarie- après celle en 1999 de la Hongrie, de la Pologne et de la Tchéquie. Le partenariat conclu entre l’Otan et la Russie en 1997 ne fut pas remis en cause, le pouvoir de Poutine se révélant un soutien efficace de l’ordre impérialiste mondial après la période de crises sociales et politiques, un climat d’instabilité peu propice aux affaires, de la deuxième moitié des années 90, dans l’ancienne URSS. En 1997, la Russie fut aussi intégrée au G7 qui devint le G8 jusqu’en 2014, début de la guerre d’Ukraine. 

Un pouvoir fort pour régenter pillage et exploitation

En Russie même, Poutine bénéficia d’une certaine popularité au début des années 2000. Le PIB de 1990 fut retrouvé en 2006. L’économie russe qui avait été ruinée par le dépeçage de ses grandes entreprises et infrastructures publiques par l’État lui-même au bénéfice de ses nouveaux capitalistes, retrouva une certaine vigueur grâce à la hausse des prix des matières premières sur le marché mondial. Le système était toujours dominé par les oligarques mais il fut, à partir de l’arrestation de l’un d’eux en 2003, Khodorkovsky, arbitré par le pouvoir. Comme l’explique le journaliste de Médiapart Romaric Godin dans un article publié le 11 mars 2022, « La kleptocratie qui a émergé de la thérapie de choc n’a pas été supprimée, elle a été réorganisée par l’État dans l’intérêt de la classe dirigeante. »[2]. L’État a repris le contrôle de certains secteurs, du secteur militaro-industriel en particulier, ainsi que des sources d’énergie et il n’hésite pas à prélever une partie des richesses que les capitalistes font sortir de Russie vers des paradis fiscaux ou leurs lieux de résidence à l’étranger pour assurer l’enrichissement personnel des dirigeants, financer la machine répressive et réaliser des investissements que n’effectue pas le privé. Mais tout est fait dans l’intérêt des possesseurs de grandes fortunes proches du pouvoir et malheur à ceux qui n’obéissent pas à celui-ci.

Bien que la société soit extrêmement inégalitaire -en 2020, 1 % des plus riches concentrent entre leurs mains 21,4 % du revenu total et près de 50 % de l’ensemble du patrimoine-, il y a eu dans ces années-là une amélioration du niveau de vie pour une frange de la population par rapport à la catastrophe sociale des années 90, ce qui a assuré une certaine adhésion au régime de Poutine qui s’est appuyé sur un nationalisme grand russe, une volonté de revanche après l’humiliation ressentie par certains Russes au moment de l’effondrement de l’URSS, de sa perte d’influence dans le monde, du démantèlement de son économie sous la pression du marché capitaliste.

De l’allié de l’Otan à son ennemi public n°1

Lors de la conférence sur la sécurité de Munich, en 2007, Poutine avait mis en garde les dirigeants occidentaux en plaidant pour un monde « multipolaire » face au « modèle unipolaire » dirigé par les USA. « Il me semble évident, avait-il ajouté, que l’élargissement de l’Otan n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est une provocation qui sape la confiance mutuelle et nous pouvons légitimement nous demander contre qui cet élargissement est dirigé. » Il n’est pas impossible que cette mise en garde ait poussé Angela Merkel à mettre son veto au sommet de l’Otan en 2008 à Bucarest à l’intégration à court terme de l’Ukraine et de la Géorgie qui était alors envisagée.

Une chose est sûre, l’Ukraine devenait un terrain d’affrontement entre les visées de l’Union européenne et de l’Otan et celles de la Russie. D’autant plus à partir de la grande crise mondiale de 2008 qui a provoqué l’exacerbation de la concurrence économique, de la lutte pour l’accaparement des richesses naturelles et pour exploiter au moindre coût le travail humain.

Les terres agricoles d’Ukraine, ses richesses minières, les accès à la mer Noire, sont convoités tant par les vieilles puissances impérialistes que par la Russie de Poutine.

C’est fondamentalement la raison de la guerre actuelle dans laquelle sont broyées des centaines de milliers de vies humaines dans le seul intérêt des classes possédantes et exploiteuses de quelque camp qu’elles soient.

Ni Washington ni Moscou ne maîtrisent l’évolution de cet enchaînement de violence barbare impulsé par l’offensive des USA après l’effondrement de l’URSS, à travers les guerres de Yougoslavie, d’Afghanistan, d’Irak. Alors que Zelensky est en difficulté face à une guerre sans issue ni fin, que les forces les plus réactionnaires préparent la chute de la tyrannie de Poutine pour tenter de tirer profit d’une possible balkanisation de la Russie, les déclarations des dirigeants occidentaux au lendemain de l’attentat de Moscou expriment leur propre inquiétude devant les enchaînements de violence qu’ils ont eux-mêmes provoqués, au moment où l’extrême droite s’affirme de plus en plus aux USA derrière Trump.

Personne ne peut dire ce que seront les nouveaux drames engendrés par la politique des puissances capitalistes, une chose est sûre cependant, elles sont incapables de mettre un terme à la folie meurtrière dont elles ont perdu le contrôle. Le pire est à venir. Le mouvement ouvrier, les forces progressistes ont besoin de voir avec lucidité l’avenir pour se donner les moyens d’y faire face.

La paix ne peut être conquise et imposée que par la révolte des travailleurs et des peuples contre le système capitaliste et les classes possédantes qui engendrent la barbarie économique et la guerre.

Galia Trépère

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/mav/151/A/57074

[2] https://www.mediapart.fr/journal/international/100322/les-fondements-economiques-de-la-guerre-russe-en-ukraine

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