2,5 millions de personnes dans les rues et des cortèges encore plus denses dans toutes les villes du pays le 31 janvier, 74 % de la population qui dénoncent une réforme injuste, 60 % (+3 points en une semaine) qui « comprendraient » d’éventuels blocages selon un sondage Elabe publié mercredi… et Borne, venue répéter jeudi sur France 2 dans un exercice laborieux que « la réforme se fera ». « Nous sommes attentifs à la répartition de l’effort » a-t-elle expliqué sans rire à la journaliste qui lui présentait des témoignages de femmes seniors au chômage en fin de droits ou d’ouvriers usés par le travail, alors que 4 des 10 critères de pénibilité ont été supprimés et que 85 % des ouvriers déclarent exercer un métier pénible, 60 % du total des actifs.

Même cynisme, mêmes mensonges grossiers répétés en boucle par le gouvernement dont Dussopt, le ministre du travail en charge de la réforme des retraites qui « demande aux Français de travailler plus à l'échelle de leur vie », par ailleurs aux avant-postes de celle sur l’immigration aux côtés de Darmanin. Le Parquet national financier vient de retenir contre lui le délit de « favoritisme », un arrangement entre amis lors de l'attribution d'un marché public en 2009-2010 à la Saur, géant français de l’eau, alors qu’il était député-maire PS d’Annonay.

Pendant ce temps, le CAC 40 a atteint cette semaine des niveaux historiques à plus de 7200 points. Partout, les profits explosent tels ceux des pétroliers pour qui c’est l’année de tous les records : 56 milliards pour Exxon-Mobil, dont 30 reversés aux actionnaires sous forme de dividendes et rachats d’actions ; 43 milliards pour Shell dont 30 milliards pour les actionnaires ; 36,5 milliards pour Chevron et 75 milliards de rachats d’action prévus sur 5 ans ; entre 20 et 25 milliards pour TotalEnergies (les chiffres seront annoncés le 8 février)... « Des profits stratosphériques » d’après le spécialiste business de BFMTV qui craint « une onde de choc » et « l’indignation de l’opinion ». Certes ! Cet immense transfert des richesses est le fruit de l’exploitation croissante, de la précarisation généralisée, du pillage des fonds publics à coups de subventions gigantesques aux entreprises et de l’inflation qui ruine les classes populaires, travailleurs, petits artisans et commerçants, chômeurs, retraités…

« On a un modèle social dont on doit assurer l’avenir » n’en a pas moins répété Borne, les yeux dans les yeux. Les 64 ans et 43 ans de cotisation « ne sont pas négociables ». « Ça n’est pas simple […] mais c’est indispensable » ! Indispensable en effet pour assurer l’avenir des profits de la bourgeoisie et un transfert toujours plus grand du travail vers le capital. Alors oui, il n’y a rien à négocier ni à amender, c’est bien le retrait de l’ensemble du projet qu’exigent les manifestant.es !

Ne pas perdre sa vie à la gagner

Borne est en position pour le moins délicate. Même les économistes de la bourgeoisie commencent à prendre leur distance avec sa réforme et le vote de l’ensemble des députés Renaissance et surtout LR n’est pas acquis, un certain nombre n’ayant pas envie de risquer le désaveu de leurs électeurs. Aussi elle ouvre quelques portes, « on va continuer de construire ce projet de réforme au parlement avec la majorité et avec ceux qui veulent sauver notre modèle », tout en faisant sienne la méthode Sarkozy de 2010. Ce dernier délivrait ses « conseils » cette semaine : « Plus vous négociez, plus vous mobilisez la gauche qui pense que vous allez céder, et plus vous démobilisez la droite qui ne comprend plus ce que vous voulez faire. Il n'y avait rien à négocier. Il fallait seulement écouter et informer ».

Sauf que depuis, les luttes contre la loi travail, le mouvement des gilets jaunes, le Covid et l’incurie des classes dominantes, la confrontation des jeunes générations et des moins jeunes à la précarité généralisée, au capitalisme toujours plus prédateur, l’inflation galopante ont largement changé les consciences, le « rapport au travail », aux institutions, aux partis et syndicats.

La lutte en cours est pour le plus grand nombre devenue une lutte globale qui, au-delà de la question centrale des retraites, pose celle des salaires, du sens du travail, de ce qu’on produit, comment, pourquoi et pour qui, celle de la répartition des richesses et plus largement le refus de l’exploitation. Dans cette société qui détruit les collectifs, renvoie chacun à lui-même et isole, atomise les travailleur.es, les classes populaires, la jeunesse, le mouvement en cours est une profonde bouffée d’air frais pour toutes celles et ceux qui y participent, « pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur ». Il fait naître le sentiment d’appartenir à un même camp social, le camp de la lutte, de la résistance, de ceux qui ne se résignent pas et veulent être acteurs d’un autre monde, le camp de l’avenir.

« Nous ne sommes rien, soyons tout ! »

Les manifestations expriment cette fierté et la révolte contre le mépris des classes dominantes et de leurs valets, le rejet de cette arrogance naturelle, sociale, qui se croit sûre de sa force et à laquelle répondent les cortèges des premières et premiers de corvée, une prise de conscience collective qui s’opère depuis le Covid.

Dans les entreprises, les quartiers, les collectifs de lutte qui s’organisent à l’initiative de militants syndicaux d’unions locales, enseignants, AESH, parents d’élèves, gilets jaunes, salarié.es du public ou de petites entreprises, retraités, chômeurs… de nouveaux liens se construisent. Les AG, les rédactions de tracts et leur diffusion sont autant de moments où se créent ou se recréent des liens militants, d’idées, de camaraderie, des éléments d’une nouvelle conscience collective prenant la mesure des enjeux de la période, de la lutte à mener, de ses possibilités, des forces et surtout de la faiblesse de l’adversaire.

Ce sont pour le moment des minorités militantes qui cherchent à préparer les prochaines étapes de la lutte, à agir par elles-mêmes en tirant les leçons du passé et en prenant la mesure des enjeux de la période.

Si les centrales syndicales semblent aujourd’hui en phase avec la mobilisation, si elles en donnent le rythme en décidant des dates de journées d’action, nombre de militant.es ne comptent que sur eux-mêmes, leurs initiatives et leur organisation pour approfondir et amplifier le mouvement. Aucun syndicat n’est aujourd’hui prêt à rompre cette unité peu fréquente allant de la CGT et Solidaires à la CGC en passant par l’UNSA, la CFTC ou la CFDT, reflet de la pression des travailleurs et de l’opinion publique. Les directions syndicales savent leur contrôle sur le mouvement fragile. Déconsidérées par des années de passivité et de « dialogue social », poussées dans leur retranchement par un gouvernement qui les défie et leur refuse le moindre « grain à moudre », même les plus droitières n’ont à cette étape d’autre choix que de continuer tel Berger, regrettant jeudi soir le manque d’« empathie » (!) de Borne et appelant à « amplifier la mobilisation ». Mais il est clair que si l’intersyndicale a un semblant de « calendrier », c’est dans la seule perspective de ramener Borne à la table des négociations et de « peser sur le débat parlementaire », cherchant à éviter l’affrontement avec le pouvoir et les classes dominantes.

Farce parlementaire et parodie de démocratie

Au Parlement, la Nupes a promis une bataille acharnée, déposant 17 000 amendements (13 000 LFI) sur 20 000 au total. « Nous n'aidons pas à ce que l'affaire soit rapidement réglée parce que nous parlons de deux ans de vie. Chacun peut apprécier la stratégie. Moi, je trouve que c'est la bonne stratégie, qui consiste à faire du Parlement un lieu de résistance » a affirmé Alexis Corbière jeudi soir, reprochant au RN de n’avoir déposé que 200 amendements… et de ne « pas aider à ce qu'éventuellement ça échoue ». Une bataille dérisoire qui vise à ramener l’affrontement sur le terrain institutionnel, dans une trouble rivalité avec le RN. Au point de laisser planer le doute sur la possibilité de voter la motion référendaire du RN, comme l’a fait Aurélie Trouvé vendredi, répondant à la journaliste qui l’interrogeait que la décision n’était pas prise.

La « résistance » a commencé à tourner court à la commission des affaires sociales chargée d’examiner le texte la semaine dernière, qui s’est clôturée avant même que les députés aient abordé l’article sur le report à 64 ans. Ce lundi, l’examen débute au Parlement pour 50 jours dans le cadre d’une procédure accélérée imposée par le gouvernement utilisant l’article 47.1 de la Constitution. Les « débats » prévus jusqu’au 17 à l’Assemblée se déplaceront au Sénat après une « pause parlementaire », avant une nouvelle navette. Si aucun texte n’est adopté le 26 mars, le gouvernement pourrait agir par ordonnance ou à tout moment déclencher un énième 49.3.

Mais pas sûr que le calendrier coïncide avec celui de la lutte de classe, du mouvement en train de maturer en profondeur, de prendre conscience de lui-même loin des gesticulations parlementaires. C’est l’enjeu des semaines à venir, de la préparation des journées des 7 et 11 février et de leur suite.

Car c’est bien sur ce seul terrain que les travailleurs, les classes populaires, la jeunesse et toutes celles et ceux qui prennent en ce moment conscience d’eux-mêmes, de leur nombre, ont la possibilité de changer la donne, de faire reculer le gouvernement et ses donneurs d’ordre en contestant la politique des classes dominantes.

Au cœur du mouvement, le parti de « l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes »

Dans le mouvement, ses AG, les collectifs de lutte qui s’organisent, dans les sections syndicales et unions locales, des militant·es de la lutte de toutes générations se retrouvent, agissent au coude à coude. Ensemble ils cherchent et débattent des réponses aux questions que pose le mouvement, se politisent, reviennent sur les luttes passées, les expériences et la compréhension que les uns et les autres en ont. Chacun·e ressent le besoin de prendre la mesure de l’adversaire, de l’enjeu et des possibilités de la lutte pour la mener en toute conscience et militer pour que le plus grand nombre prenne une place active dans le mouvement, ses débats, son organisation.

Ces débats sont autant de moments de démocratie, de politisation entre camarades, membres ou non d’organisations où chacun ressent la nécessité de dépasser les clivages, de se regrouper pour débattre sans préjugé ni tabou. Et c’est naturellement que militant·es du NPA, de LO, de RP, libertaires et révolutionnaires sans organisation, nous nous retrouvons à mener ensemble une même bataille politique pour la démocratie, pour associer et aider à s’affranchir des préjugés institutionnels.

Une politique qui est en rupture avec celle défendue cette semaine par Olivier Besancenot, qui appelait sur BFMTV à l’unité de « la gauche politique et la gauche sociale » et au rassemblement « de Nathalie Arthaud à Olivier Faure », ou par Philippe Poutou appelant dans Sud-Ouest à « la formation d’un outil commun avec des camarades de LFI, voire d’EELV, […] on pourrait même aller jusqu’aux forces militantes du PS »… Une impasse qui tourne le dos aux possibilités et responsabilités nouvelles que la situation donne aux révolutionnaires.

Le moment appelle à la plus grande clarté et au regroupement, au cœur du mouvement, des militant.es de la lutte, travailleur.es, premières et premiers de corvée, jeunes et moins jeunes s’éveillant à la lutte de classe, indépendants des logiques institutionnelles qu’elles soient parlementaires ou syndicales. Il s’agit aujourd’hui de minorités militantes mais elles sont les prémices du parti des luttes et de la démocratie ouvrière. Un parti révolutionnaire en germe, qui prend conscience de lui-même et ne craint aucun débat ni confrontation avec les autres militants du monde du travail, bien au contraire, n’ayant d’autre intérêt à défendre que ceux du mouvement lui-même.

Isabelle Ufferte

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