Le tournant politique dont les élections ont été la sanction, l’effondrement du PC, la dynamique de La France Insoumise, les nouvelles attaques mises en route par Macron, plus généralement l’évolution du capitalisme mondialisé, posent au mouvement révolutionnaire une série de questions qui méritent discussion.
De ce point de vue, on pourrait se réjouir que Lutte ouvrière ait le souci de débattre avec le NPA. Dans le dernier numéro de Lutte de classe, elle publie un article intitulé « Le NPA à la recherche d’une politique ». Il est cependant difficile de dire qu’il s’agit d’une réelle volonté de discussion tant les faits sont déformés et les raisonnements caricaturés d’un point de vue unilatéral.
Ainsi quand LO écrit, évoquant les difficultés de la direction à assumer les décisions du CPN de présenter le maximum de candidats possibles aux législatives - « Les mêmes réticences s’étaient déjà exprimées à propos de l’élection présidentielle. Si l’on en croit le compte rendu publié dans l’Anticapitaliste n° 368, c’est par 31 voix contre 28 et 10 abstentions que le CPN de janvier a entériné la candidature de Philippe Poutou. On fait plus enthousiaste ! » - elle déforme la réalité.
Les réticences étaient bien réelles mais les informations sont fausses. La candidature de Philippe Poutou a été décidée par une très large majorité digne d’un congrès de LO lors de la conférence nationale présidentielle du NPA et le CPN qui a suivi.
La discussion est nécessaire mais elle suppose de ne pas caricaturer les faits et les raisonnements, ni de les schématiser ou tronquer, ou d’avoir recours à des raccourcis qui masquent la réalité. Malheureusement, LO s’enferme dans cette pratique qui vise plus à blinder ses propres militants qu’à discuter concrètement.
Retour sur les ambiguïtés du NPA
Les ambiguïtés et confusions du NPA sont évidentes, elles se sont manifestées tout au long de la campagne et ont affaibli la portée de celle-ci. Elles se sont très nettement exprimées lors des législatives dans le peu de candidats que le NPA a pu présenter, la difficulté d’une partie de l’organisation à appliquer la décision d’appeler à voter LO là où nous ne présentions pas de candidats, comme l’empressement à appeler à voter pour LFI ou le PC au deuxième tour.
Ce qui fait dire à LO au sujet des camarades qui ont eu cette politique, « ces militants ne sont pas seulement hostiles à des rapports privilégiés avec Lutte ouvrière, qu’ils qualifient, dans un texte publié dans ce même numéro de l’Anticapitaliste, « d’inflexion inquiétante » et « d’axe contre-productif ». Ils semblent hostiles à l’idée même de présenter des candidats autonomes du NPA pour défendre sa propre politique. [...] Ces militants écrivent : « Nous vivons la fin d’une période, […] un bouleversement total?» et «?ce que nous avons devant nous n’est rien moins que de refonder un projet politique, social, idéologique, radicalement alternatif au capitalisme dans toutes ses dimensions ordolibérale, productiviste, sécuritaire, raciste, sexiste… Cette tâche ne peut être accomplie qu’avec celles et ceux qui sont les animateurEs des mouvements sociaux, qui se battent au jour le jour avec détermination contre l’un de ces aspects néfastes. »
Changer de projet à chaque changement de période politique, c’est se laisser ballotter par les événements sans pouvoir agir sur eux. »
LO poursuit : « C’est déjà ce type de raisonnement qui avait présidé à la naissance du NPA en 2009, conduisant ses fondateurs à abandonner les références au trotskysme, voire au marxisme, pour ouvrir largement les portes et les fenêtres, accueillir des libertaires, des écologistes, etc., théorisant qu’un parti ne saurait être ni une avant-garde ni une boussole politique mais un vague outil. » Il y a là une caricature du projet du NPA. Même s’il n’était pas sans ambiguïtés ni confusion, il cherchait néanmoins à répondre à un problème que le mouvement révolutionnaire ne peut ignorer comme semble le faire LO. Comment avancer vers ne serait-ce que l’embryon d’un parti révolutionnaire de masse en sortant le mouvement révolutionnaire de sa marginalité ?
C'est de ce point de vue que la discussion devrait se mener. Lutte ouvrière en son temps se l’était elle-même posé après l’élection présidentielle de 1995 lorsqu’Arlette Laguiller réalisa 5,3 %. Une page que la direction a tournée apparemment sans retour. Et son seul souci semble bien de prendre argument des erreurs et faiblesses du NPA pour conforter les clivages.
Une caricature pour le moins malhonnête
Après avoir reconnu que « tous les militants du NPA ne sont pas aussi viscéralement hostiles à Lutte ouvrière. », LO écrit : « En réalité, la politique générale du NPA, toutes tendances confondues, reste la recherche de l’unité, non pas principalement avec Lutte ouvrière mais avec toutes les composantes de la gauche dite radicale. Ainsi l’éditorial de l’Anticapitaliste du 18 mai affirme-t-il : « Il nous faut porter l’idée d’un élargissement et d’un dépassement des forces de l’extrême gauche et de la gauche radicale, mais aussi et surtout la convergence des forces inorganisées des luttes, des luttes du salariat mais aussi de celle pour l’égalité des droits et celles de nouveaux terrains comme la justice climatique. »
Toutes tendances confondues, vraiment ? LO sait bien que cela n’est pas vrai. Quel besoin a-t-elle de ne pas dire la vérité si ce n’est qu’elle souhaite plus disqualifier aux yeux de ses propres camarades le NPA que discuter avec lui et... ses différentes tendances...
La suite en est l’illustration. « Interrogé le 8 juin par Laurence Ferrari sur CNews, Olivier Besancenot a d’ailleurs lancé un appel « à la France insoumise, au Parti communiste, à Lutte ouvrière, aux organisations libertaires et peut-être même au Parti socialiste » pour une réunion unitaire contre la loi Macron. On se retrouvera peut-être aux côtés de ces partis dans de futures mobilisations contre les attaques du gouvernement. Mais leur proposer de faire un front politique face à Macron, c’est affirmer que tous ces partis se valent ; c’est aider les politiciens qui les dirigent à rebâtir une nouvelle mouture de la gauche réformiste, au moment où les travailleurs sont en train de la rejeter parce que, au pouvoir, elle les a trahis, attaqués, écœurés. » Je ne partage pas l’insistance d’Olivier Besancenot et de la majorité dont il fait partie à invoquer en permanence l’unité mais affirmer que cela revient à dire que tous ces partis se valent pour justifier qu’il n’y a pas de politique à avoir vis-à-vis d’eux est une autre histoire.
Une telle affirmation ne repose sur aucune déclaration et ne règle pas la question de la nécessité de s’adresser aux forces qui veulent empêcher la réforme du code du travail.
Front social, Front social et démocratique, ou front anticapitaliste et révolutionnaire
« Les travailleurs ont incontestablement un gouvernement de combat en face d’eux, écrit Lutte ouvrière. Mais il ne dépend ni des militants révolutionnaires ni même des confédérations syndicales, le voudraient-elles, de déclencher les luttes d’ampleur nécessaire pour « inverser le rapport de force ». » Là encore, c’est vrai et c’est faux. Nous ne faisons pas plus la théorie de la spontanéité des masses que de l’omnipotence des organisations préférant analyser concrètement une situation concrète dans laquelle le niveau de conscience, de révolte, de confiance des masses n’est pas sans rapport avec la politique de leurs organisations y compris celle des organisations révolutionnaires.
« Il ne pourra y avoir un « front pour défendre dans l’unité nos droits » que lorsque des millions de travailleurs et de jeunes seront mobilisés. Et ce qui sera décisif, vital, c’est qu’à ce moment-là, les travailleurs trouvent des idées, un programme de lutte, qui correspondent aux intérêts de leur classe. Il faudra qu’ils se battent pour les objectifs communs de leur classe, qu’ils se battent par exemple pour imposer leur contrôle sur la marche des entreprises, sur les comptes et les décisions des capitalistes, et pas pour réclamer au gouvernement une politique industrielle ou des mesures protectionnistes avec des taxes à l’importation ou, pire, le rejet des travailleurs détachés. Or toutes ces idées dangereuses et réactionnaires sont actuellement défendues au sein de la classe ouvrière, et pas seulement par les partisans du Front national » On retrouve là encore le raisonnement unilatéral de LO, mécanique : les travailleurs entrent en lutte et nous sommes là pour défendre le bon programme ! C’est une vue de l’esprit.
Nous ne partageons pas le volontarisme qui s’affirme indépendamment du niveau de conscience du plus grand nombre et, d’une certaine façon, prétend se substituer à lui comme il s’exprime pour beaucoup dans la démarche du Front social. Nous ne sommes pas d’accord non plus avec les tenants d’un Front social et politique ou social et démocratique qui reprennent les vieux raisonnements réformistes qui combinent une opposition parlementaire à une opposition dans la rue au service de la première.
Les deux démarches d’ailleurs se rejoignent pour flatter l’apolitisme qui domine dans bien des milieux syndicaux et qui s’accompagne de pseudos débats sur la forme parti, paraît-il, dépassée.
Dire cela ne signifie pas que nous ne devons pas mener une politique pour œuvrer au regroupement des militants syndicalistes qui veulent rompre avec le dialogue social sur des bases d’indépendance de classe ni nous adresser aux militants et sympathisants de LFI ou du PC.
La lutte passe par des regroupements, des alliances comme, par exemple, en ont pris l’initiative des camarades de PSA.
Une telle démarche implique une politique visant à rassembler les forces du mouvement révolutionnaire.
Retour sur la campagne présidentielle
Lutte ouvrière poursuit : « La raison d’être des militants révolutionnaires, c’est que dans la prochaine période de montée des luttes les travailleurs trouvent sur leur chemin des militants compétents, se plaçant clairement sur le terrain de la lutte de classe. Dans de telles périodes, il y a une accélération de la prise de conscience. Dans de telles périodes, la classe ouvrière fournira des militants par centaines, par milliers. Mais, pour qu’ils soient en mesure d’incarner les intérêts de leur classe, et plus généralement de toute la société, il faut qu’existent les idées, le programme qui exprime ces intérêts, qui n’est pas suspendu en l’air mais incarné par des femmes et des hommes conscients. [...] Notre tâche actuelle est de trouver et de former de tels militants. C’était l’objectif de la campagne de Nathalie Arthaud, différente en la matière de celle de Philippe Poutou. Dans une tribune publiée le 28 avril sur le site du NPA, Isabelle Ufferte et Yvan Lemaître l’ont bien noté, même s’ils en tirent une conclusion rigoureusement inverse. Ils écrivent à propos de Philippe Poutou : « Sa force a été d’être, sur la scène politique, l’ouvrier dans lequel des milliers d’autres salariés se sont reconnus, en rupture avec le système et ses rites, la faiblesse de Nathalie a été de tenir un discours par trop formaté, même si souvent son argumentation était plus serrée, plus structurée que celle de Philippe. »
Pour ces militants, « trop formaté » signifie que Nathalie Arthaud a utilisé un vocabulaire de classe, des raisonnements marxistes, qu’elle a parlé d’exploitation, de bourgeoisie et qu’elle a fait référence à l’héritage et aux références du mouvement ouvrier, sans cacher nos perspectives communistes. En clair, elle a cherché à faire réfléchir les travailleurs sur les responsables de la crise, sur les voix et les moyens de combattre les capitalistes.
Quand Philippe Poutou a consacré une large part de son temps de parole à dénoncer « les politiciens professionnels déconnectés de la vie des gens normaux », cultivant face à eux son personnage d’ouvrier insolent, Nathalie Arthaud a voulu démasquer, derrière les politiciens qui occupent le devant de la scène, les capitalistes qui dirigent réellement la société. Sa préoccupation était d’élever le niveau de conscience des travailleurs, pas d’être une simple caisse de résonance de leurs colères ou de leurs frustrations. »
Lutte ouvrière caricature la campagne du NPA et fait semblant de ne pas comprendre notre remarque pour nous faire une petite leçon bien « formatée » comme on les aime tant à LO, une leçon hors sujet. Nous l’avons écrit et réécrit durant la campagne discutant de la « complémentarité » des deux campagnes du point de vue de notre « solidarité » pour souligner que les limites de nos campagnes renvoyaient à notre commune difficulté à rendre crédible notre projet révolutionnaire, à en parler en prise avec le monde d’aujourd’hui en nous dégageant d’une simple dénonciation et d’une proclamation qui ne convainc pas parce qu’elle n’a pas de prise sur les consciences.
Elever le niveau de conscience exige un discours qui ne soit pas formaté mais en prise avec la révolte, les sentiments, la perception du monde du plus grand nombre. De ce point de vue, nos deux campagnes étaient complémentaires mais… insuffisantes.
Un parti communiste révolutionnaire ou un parti des travailleurs ?
Plutôt que de prendre en compte sérieusement les questions, Lutte ouvrière préfère afficher son autosatisfaction. Après avoir évoqué « la satisfaction, pour notre part, d’avoir pu faire entendre les intérêts politiques des travailleurs », Lutte ouvrière renvoie « notre faible score », celui de Nathalie et de Philippe, à « avant tout l’état de notre classe, le manque de confiance des travailleurs dans leur force collective. Il résulte des décennies où les organisations ouvrières ont méthodiquement remplacé la conscience de classe par les valeurs républicaines, la lutte de classe par le vote utile en faveur de la gauche, puis de la droite sous prétexte de « barrer la route à l’extrême droite », l’internationalisme par le nationalisme. » Avant tout, oui, peut-être mais pas seulement. Comment ne pas s’interroger sur nos propres responsabilités, celles de la LCR, celles du NPA, oui, certainement et celles de LO, oui, certainement aussi. Les reculs de l’ensemble de l’extrême gauche, ceux de LO aussi, n’incomberaient qu’aux seuls travailleurs, la réalité objective aurait raison de nous.
Pourtant, aujourd’hui, Lutte ouvrière est bien obligée de reconnaître « en effet, que « nous vivons la fin d’une période ». Le mouvement ouvrier conscient est aujourd’hui en miettes, profondément déboussolé. Tout est à reconstruire. Mais la question qui se pose est de savoir sur quelle base politique on reconstruit et comment on s’y prend. »
C’est bien là la discussion et elle ne peut se mener à coup d’exclusions et d’exclusives.
Il y a une autre question contenue dans celle que pose LO, c’est pourquoi nous avons été entraînés dans cet effondrement du « mouvement ouvrier conscient ».
Là question est d’importance parce qu’elle conditionne les réponses à comment on reconstruit.
« Pour nous, poursuit LO, la base politique c’est celle du communisme, autrement dit du renversement du pouvoir politique de la bourgeoisie, de la prise du pouvoir par la classe ouvrière, au sens large, avec toute sa variété et ses multiples statuts, seule force sociale capable de faire cette révolution, car elle existe partout sur la planète, car elle fait fonctionner toute l’économie et n’a rien d’autre à perdre que ses chaînes.[...] La tâche concrète de l’heure est d’implanter ces idées dans les entreprises, dans les quartiers, dans la jeunesse populaire ou intellectuelle, de regrouper les femmes et les hommes qui se reconnaissent dans ce programme, de trouver et surtout de former des militants, pour rendre ces idées vivantes, concrètes et assurer leur transmission. »
On le voit bien, la référence au trotskysme, au communisme aussi légitime soit-elle n’a pas suffi. Le contenu historique du trotskysme est dépassé au regard de l’effondrement de l’ex-URSS, il n’a pas été en soi une garantie dans le passé, il l’est encore moins aujourd’hui. Le communisme est une proclamation dont le contenu est pour le moins confus entre celui que lui donne le PC, la Corée du Nord ou la Chine... L’histoire donne aux mots des contenus et des sens qui l’emportent sur leur sens originel.
Cela est tout aussi vrai du marxisme.
Alors que faire ?
Il n’y a pas de réponses toute faites mais un combat. Le mener du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, c’est entendre la critique des faits plutôt que d’invoquer les faiblesses ou les erreurs des autres pour entretenir une « satisfaction » qui n’a guère de raison d’être.
Reconstruire, c’est faire l’état des lieux, des forces, tisser des liens démocratiques avec l’ensemble du mouvement, développer une large propagande, vivante, sur l’actualité des perspectives socialistes et communistes, discuter avec les militantes et militants du mouvement ouvrier de l’impasse des idées réformistes, des causes de l’échec du mouvement ouvrier et de nos raisons d’espérer, des raisons objectives et subjectives qui font de la perspective révolutionnaire la seule qui puisse répondre à la crise globale de la société capitaliste...
Nous inscrire dans la continuité du mouvement révolutionnaire, communiste, trotskyste, du marxisme, ne nous épargnera pas le travail collectif pour refonder le projet, la perspective révolutionnaire. Le communisme disait Marx, c’est le mouvement même de la société, faut-il encore l’illustrer concrètement, le démontrer en rompant avec tous les dogmatismes et les proclamations.
Cela suppose se défaire des ambiguïtés et de la confusion, oui, mais aussi de toute forme de repli sur soi, de dogmatisme, d’absence de démocratie.
La construction d’un parti de masse, même petit, ne peut résulter de la simple accumulation primitive de capital militant, elle exige une politique vis-à-vis des autres forces, des autres courants du mouvement ouvrier, les communistes ayant pour principale caractéristique disait Marx de représenter à chaque étape les intérêts généraux du mouvement.
Et surtout, cela implique ne pas se défausser de ses responsabilités sur le dos de la classe ouvrière aujourd’hui trop démoralisée et qui demain rallierait celles et ceux qui auront su préserver le programme. Langue de bois et images d’Epinal !
Alors oui, nous sommes devant de vastes tâches de reconstruction qui exigent des révolutionnaires qu’ils soient à même de rassembler, de regrouper toutes les forces disponibles autour d’une politique de classe à travers des rapports démocratiques dans la perspective de la conquête du pouvoir, d’une démocratie révolutionnaire ouvrant la voie du socialisme et du communisme.
Défendre une telle perspective n’implique nullement une politique fermée aux autres forces, bien au contraire. L’histoire donne pleinement raison à nos idées, les conditions objectives qui avaient déjà profondément changé en 1995, à la fin du siècle dernier, ont mûri. Elles nous encouragent à être offensifs pour porter, face à l’effondrement des vieux partis issus du mouvement ouvrier comme à l’impasse du populisme de gauche, la perspective d’un parti des travailleurs.
Yvan Lemaitre