La discussion sur le programme est bien une question pratique et concrète, militante, actuelle, que nous devrions aborder en fonction des tâches du mouvement trotskyste confronté à sa propre refondation démocratique au regard de la nouvelle période. Notre NPA pourrait avoir, en la matière, un rôle important à jouer, une façon de faire de l’échec de la scission une opportunité. Démocratie révolutionnaire portait cette question avant la scission voulue par le NPA de Poutou parce que, idée peu originale, nous pensons qu’elle seule pourrait construire une cohésion dynamique et démocratique, et, aujourd’hui, donner une impulsion à notre démarche, de fait une refondation du NPA. Cette dernière devrait avoir pour ambition de contribuer au rassemblement des anticapitalistes et révolutionnaires, le projet initial abandonné par le NPA de Poutou, dans l’objectif de contribuer à une refondation du mouvement révolutionnaire nécessaire pour qu’il soit en mesure d’œuvrer à l’émergence d’un parti des travailleurs. La politique du NPA ne peut être centrée seulement sur sa propre construction, elle vise aussi à contribuer à dépasser les divisions du mouvement révolutionnaire en s’appuyant sur les acquis de la mobilisation contre la réforme des retraites.
Et cela d’autant que la nouvelle époque du capitalisme financiarisé mondialisé combinée à la fin d’une période du mouvement ouvrier après un long recul alors que les luttes de classes connaissent un renouveau, rend ce travail incontournable malgré les réticences et les craintes, le conservatisme, le manque de confiance.
Il ne s’agit pas d’une discussion hors sol mais ancrée dans la réalité objective de l’évolution du capitalisme, du mouvement ouvrier, des luttes et des révoltes comme du mouvement révolutionnaire. Nous l’aborderons ici en ciblant de façon succincte quelques points qui semblent essentiels.
Revenir à Trotsky et aux discussions qui ont présidé à la fondation de la IV
La meilleure méthode pour aborder cette question en assumant notre continuité politique est de revenir à Trotsky et aux discussions au moment de la fondation de la IV. Pour lui, l’utilité du programme est une évidence : « La signification du programme est la signification du parti. » Pas de parti sans programme et réciproquement.
« Maintenant, c’est quoi le parti ? En quoi consiste la cohésion ? Cette cohésion est une compréhension commune des événements, des tâches, et cette compréhension commune - c’est le programme du parti. De même que les ouvriers actuels, plus que les anciens barbares, ne peuvent travailler sans outils, de même dans le parti le programme est l’instrument. Sans le programme, chaque ouvrier doit improviser son outil, trouver des outils improvisés, et chacun contredit l’autre. » écrit Trotsky en juin 1938 dans Discussion sur le programme de transition.[1] 1
Il n’y a là aucune vision fétichiste mais une compréhension militante, pratique, matérialiste des choses. « On peut dire que nous n’avions pas de programme jusqu’à ce jour. Pourtant nous avons agi. Mais ce programme a été formulé en différents articles, différentes motions, etc. En ce sens, le projet de programme ne présage pas d’une nouvelle invention, ce n’est pas l’écrit d’un seul homme. C’est la somme du travail collectif jusqu’à aujourd’hui. Mais une telle somme est absolument nécessaire pour donner aux camarades une idée de la situation, une compréhension commune. Les anarchistes et intellectuels petits-bourgeois ont peur de vouloir donner à un parti des idées communes, une attitude commune. Dans l’opposition, ils souhaitent des programmes moraux. Mais pour nous ce programme est le fruit d’une expérience commune. Il n’est imposé à personne car celui qui adhère au parti le fait volontairement. »
« C’est la tâche du projet de programme : donner de la cohésion à notre impulsion. » ajoutait Trotsky alors que nombre de critiques s’élevaient contre la fondation de la IVème Internationale jugée proclamatoire. Cette impulsion a été puissante au point d’avoir poursuivi son œuvre au-delà des années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, preuve s’il en était besoin de la force des idées quand elles répondent aux conditions objectives, aux besoins du mouvement. Et il ajoutait : « Ce n’est que lorsque nous aurons organisé l’avant-garde sur la base de conceptions communes que nous pourrons alors agir » tant, pour lui, cette compréhension collective, la conscience de classe commune, socialiste était décisive.
Ce bref retour à nos origines pointe nos limites et insuffisances actuelles.
Écrire la nouvelle jeunesse du socialisme et du communisme[2]
En effet, les bouleversements historiques en cours posent aujourd’hui ces questions avec une acuité d’autant plus grande que le mouvement ouvrier, l’humanité sont confrontés à une nouvelle phase de développement du capitalisme sénile qui bouleverse les rapports entre les classes et les nations, provoque un renouveau des luttes de classe et annonce des explosions sociales, de nouveaux mouvements révolutionnaires du prolétariat.
L’ensemble des questions se pose en termes nouveaux, d’autres sont apparues comme la question écologique et la crise climatique, le mouvement des femmes a pris une nouvelle dimension radicale. Permettre la convergence des révoltes que suscitent les différentes composantes de la crise du capitalisme, leur ouvrir une perspective commune en rupture avec les institutions pour engager un processus démocratique et révolutionnaire pour prendre en main l’avenir de la société, leur propre avenir, suppose de redonner leur crédibilité aux idées du socialisme et du communisme, leur redonner leur jeunesse contestatrice et subversive.
C’est écrire dans la lutte et l’élaboration collective notre programme, le programme de l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes, leur instrument dans la lutte des classes. Cette compréhension commune ne se décrète pas, elle se forge, évolue, se renforce tant dans notre intervention que dans la discussion, l’élaboration, la confrontation la plus large.
Du Programme de transition au mouvement trotskyste réellement existant
Ce besoin est d’autant plus pressant que le mouvement trotskyste ne se définit plus par cette compréhension commune dont parle Trotsky. Son histoire après la mort de celui-ci est jalonnée de scissions, ruptures, compromissions, de courants qui lui ont donné des contenus divergents voire en rupture avec les conceptions de son fondateur.
La confusion, les divergences autour de l’appréciation de la guerre en Ukraine, illustrent l’importance et la nécessité de prendre à bras le corps cette tâche.
La théorie de la révolution permanente a servi à justifier des politiques suivistes voire de ralliement au nationalisme des directions de luttes de libération nationale, à voir dans la Chine de Mao ou les pays de l’est des Etats ouvriers déformés, à prêter des vertus révolutionnaires à la bureaucratie stalinienne, la politique de front unique à justifier le suivisme ou le ralliement à la gauche. Aujourd’hui le trotskysme prend le contenu d’une proclamation communiste révolutionnaire qui mériterait quelques éclaircissements à l’heure où les idées du socialisme et du communisme ont été étranglées, trahies, caricaturées par la bureaucratie stalinienne avant de prendre le visage hideux de la dictature capitaliste de Xi Jinping ou de Kim Jong-un.
L’affirmation révolutionnaire se référant à la continuité d’Octobre 17 ne suffit pas à effacer ces infamies de l’histoire, à définir un programme pour le mouvement ouvrier révolutionnaire, à redonner leur force contestatrice aux idées du socialisme et du communisme, l’avenir de l’humanité inscrit dans l’évolution même du capitalisme.
S’approprier le contenu historique du Programme de transition
Discuter du contenu du programme dont nous avons besoin passe par une appréciation critique du programme de transition lui-même, de ses origines réelles et de sa portée loin des mythes, donc aussi de ses limites au regard des besoins du mouvement ouvrier aujourd’hui.
Il répond aux besoins d’une époque, celle du fascisme et du stalinisme, du colonialisme et de l’impérialisme, de la marche à la guerre, concentré d’une expérience collective historique, celle du bolchevisme, de la révolution russe, de la lutte contre la contre-révolution stalinienne et le fascisme. Selon les mots de Trotsky, il résumait « l’expérience internationale » du mouvement communiste, « particulièrement celle qui découle des conquêtes socialistes d’Octobre » mises en œuvre à travers les riches combats des années 30.
Cette expérience dépasse largement notre génération qui n’a connu que recul et défaites mais on ne peut se l’approprier qu’à travers notre propre pratique en nous y confrontant avec modestie mais pour la perpétuer, la faire vivre, c’est à dire travailler collectivement à répondre aux besoins de notre époque.
La vitalité du mouvement trotskyste illustre la force des idées quand elles répondent à une situation, quand elles s’inscrivent dans une compréhension profonde des mécanismes de la lutte de classe pour tracer des perspectives à la lutte des exploité·e·s pour leurs propres intérêts et changer le monde.
C’est la force du marxisme, la force du trotskyste qui en a été le continuateur après la révolution russe de 1917, à l’époque de la montée de la réaction, la contre-révolution stalinienne, le fascisme et la marche à la deuxième guerre mondiale.
Discutant du contenu de la démarche du Programme de transition, Trotsky écrit : « Il s’agit ici d’analyser les conditions objectives d’une révolution sociale ».
Il s’agit aujourd’hui de poursuivre le raisonnement historique pour décrire ce que sont aujourd’hui « les conditions objectives d’une révolution sociale », c’est là le point de départ et le contenu même du programme.
Les limites du Programme de transition vues par Trotsky lui-même
Trotsky considérait le Programme de transition comme incomplet. Il pose lui-même la question : « Pourquoi le projet de programme n’est pas achevé ? » pour formuler un point de vue critique sur son propre travail. « Le projet de programme n’est pas un programme complet », il n’est « n’est qu’une première approximation ». Dans une lettre envoyée à Rudolf Klement le 12 avril 1938, il précise :« Je voudrais souligner qu’il ne s’agit pas encore du programme de la Quatrième Internationale. Le texte ne contient ni la partie théorique, c’est-à-dire l’analyse de la société capitaliste et de sa phase impérialiste, ni le programme de la révolution socialiste elle-même. Il s’agit d’un programme d’action pour la période intermédiaire. »[3]3
Il est clair qu’aujourd’hui, à la sortie de décennies de recul et d’offensive capitaliste, le programme dont nous avons besoin doit répondre à ces deux questions devenues centrales, la critique du capitalisme mondialisé et le programme de la révolution socialiste.
« Les forces productives de l’humanité ont cessé de croître » ou la nécessité de comprendre le nouveau stade de développement du capitalisme
Force est de constater que cette phrase centrale du Programme de transition ne répond plus à la réalité historique. Les forces productives ont connu un énorme bond en avant ainsi que les forces du prolétariat, les échanges internationaux, la formation d’une économie monde, l’ensemble de la société malgré la férule du capitalisme. Ce constat n’invalide en rien le raisonnement et l’analyse de Trotsky qui répondait lui-même à notre questionnement en discutant du Manifeste et de ses auteurs, Marx et Engels. « Ils disaient, écrit Trotsky, que le système capitaliste basé sur le profit privé était devenu un frein au développement des forces productives. Était-ce correct ? Oui et non. C’était correct dans le sens où si les ouvriers avaient été capables de répondre aux besoins du XIXe siècle et de prendre le pouvoir, le développement des forces productives aurait été plus rapide et la nation plus riche. Mais étant donné que les travailleurs n’en étaient pas capables, le système capitaliste est resté avec ses crises, etc. » L’échec du mouvement ouvrier à répondre à la faillite du capitalisme a laissé, une nouvelle fois, le développement des forces productives, - que le travail humain a continué de faire croître -, sous la domination du capital qui a conduit la société humaine dans une impasse tout en approfondissant les conditions objectives de la révolution sociale.
Ce fait ne dévalorise pas la perspective révolutionnaire mais nous impose de lui redonner sa crédibilité au regard des mauvais tours que nous a joués l’histoire comme elle les avait joués à Marx, actualiser et rendre crédible « le programme de la révolution socialiste elle-même ».
Aujourd’hui, la phase de développement du capitalisme a atteint ses limites historiques, sociales et naturelles. Inflation, stagnation, militarisation, crise sanitaire, crise climatique mettent au centre des luttes de classes l’urgence de la réorganisation du mode de production.
De la crise historique de la direction du prolétariat à la crise du projet révolutionnaire, socialiste et communiste, du projet d’émancipation
« La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat. », cette phrase, la première du Programme de transition, ne suffit plus aujourd’hui pour décrire l’état du mouvement ouvrier, la profonde contradiction qui existe entre son développement mondialisé, ses luttes, sa culture, sa force et sa conscience politique, son degré d’organisation. La crise de la direction du prolétariat conséquence de la contre-révolution stalinienne a engendré une crise du projet révolutionnaire, du marxisme identifiés à la dictature stalinienne, maoïste ou castriste. L’effondrement des vieux partis issus de l’histoire du mouvement ouvrier, les partis socialistes pour sa première phase, les partis communistes pour la seconde, leur intégration à l’ordre capitaliste est cause et conséquence d’un profond recul de la conscience de classe qui caractérise avant tout la situation politique mondiale actuelle avec la montée des forces réactionnaires, extrême droite et intégrisme religieux.
La contradiction fondamentale de la situation mondiale est bien aujourd’hui la contradiction entre la force du prolétariat, la mondialisation des luttes et la crise des idées du socialisme et du communisme. Nous sommes rentrés dans une nouvelle période historique qui rend indispensable l’actualisation des deux points évoqués par Trotsky dans sa lettre à Rudolf Klement évoquée plus haut, l’analyse de la société capitaliste et le programme de la révolution socialiste.
Des revendications transitoires à la question du pouvoir
Le recul historique a joué un mauvais tour au programme de transition qui, le plus souvent, a été réduit aux revendications transitoires, les revendications immédiates deviennent le but final faisant de la lutte pour le socialisme un supplément d’âme. Cette question prend aujourd’hui une importance particulière au regard de la crise globale du capitalisme, capitalisme de prédation et de dépossession qui ne se survit qu’au prix d’un approfondissement sans fin de l’exploitation des hommes et de la nature.
Toute revendication sociale, écologique, démocratique remet en cause la tyrannie de la finance, la propriété privée capitaliste, l’État et la nation et pose la question du pouvoir des travailleurs, « des producteurs associés ».
L’évolution du capitalisme lie directement les revendications à la lutte pour le pouvoir et nous avons besoin d’un programme pour la transformation révolutionnaire socialiste de la société capable de donner une perspective globale au monde du travail en réponse à la crise globale du capitalisme sénile dont la militarisation, la guerre et la crise climatique sont deux composantes déterminantes.
Un programme de la révolution socialiste répondant aux besoins de la nouvelle époque
Plus de dix ans après la grande dépression de 2008-2009 alors que l’inflation mine l’économie mondiale, que la crise climatique prend une dimension dramatique, que la mondialisation de la guerre est en route, nous sommes entrés dans une situation transitoire dont Trotsky disait de ces situations qu’elles ont une importance décisive du point de vue de la stratégie politique. C’est dans ces situations que se définissent les forces politiques, les programmes, les stratégies qui construiront l’avenir. Nous entrons dans une nouvelle période de guerres et de révolutions qu’il nous faut anticiper stratégiquement et programmatiquement pour contribuer au mieux à préparer le monde du travail aux luttes inévitables et décisives qui sont devant lui.
« La tâche stratégique de la prochaine période — période intermédiaire d’agitation de propagande et d’organisation — consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vieille génération et manque d’expérience de la jeune). Il faut aider les masses dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. » est-il écrit dans le Programme de transition. Le contenu de cette tâche est aujourd’hui d’aider les masses à se convaincre à travers leurs exigences et expériences quotidiennes, leurs besoins de la nécessité et de la possibilité de la révolution socialiste, de conquérir le pouvoir pour mettre en œuvre leur propre programme de classe sans quoi le capitalisme conduit la société à la barbarie.
Pour nous, cela implique pratiquement de rompre avec le passé de scissions et d’autoaffirmation sectaires des diverses tendances se revendiquant du trotskysme, c’est à dire de refonder le mouvement révolutionnaire pour donner leur cohésion à l’ensemble des mouvements de révolte, les soulèvements des forces productives, de la terre contre la propriété capitaliste et le profit, pour le socialisme et le communisme.
Yvan Lemaitre
Intervention aux RER du NPA
[1] https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1938/06/programme.htm
[2] https://npa-dr.org/index.php/lire-sur-le-site
[3] https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/volumes/Tome%2017.pdf