Dans la nuit du 23 au 24 juin dernier, Prigojine, le chef du groupe paramilitaire Wagner, milliardaire fasciste et mafieux, lançait une partie de ses troupes dans une « Marche de la justice » vers Moscou après avoir accusé les dirigeants de l’armée russe, Choïgou le ministre de la Défense et Guerassimov, le chef d’Etat-major, d’avoir fait attaquer ses campements arrière et tué nombre de ses mercenaires. Des colonnes de soldats et de blindés pénétraient en territoire russe et s’emparaient dans la nuit, sans rencontrer de résistance, des sites militaires de Rostov-sur-le-Don, une ville d’un million d’habitants qui sert de quartier général aux troupes russes engagées en Ukraine. Le samedi 24 dans l’après-midi, d’autres forces de Wagner s’approchaient à 200 kilomètres de Moscou.

Poutine, le matin même du 24, dans un discours de cinq minutes prononcé en urgence, bien loin de l’habituel « Tout est sous contrôle », avait dénoncé les « traîtres » et leurs « coups de poignard dans le dos ». « Nous ne voulons pas que notre pays continue à vivre dans la corruption, le mensonge et la bureaucratie », répondait cyniquement en faisant assaut de patriotisme, Prigojine, -surnommé le « cuisinier de Poutine » qui a fait sa fortune dans les cercles du pouvoir et l’exécution de ses basses œuvres dans le Donbass entre autres-, avant d’annoncer dans la soirée que ses troupes faisaient demi-tour, suite à une médiation du dictateur de Biélorussie, Loukachenko. Poutine, confirmant les engagements de celui-ci, déclarait que les poursuites pénales contre Prigojine allaient être abandonnées, sous réserve qu’il aille s’installer en Biélorussie. Les combattants de Wagner n’ayant pas pris part à la « mutinerie » devraient signer un contrat avec le ministère russe de la Défense et les autres ne seraient pas poursuivis « en reconnaissance des services rendus ».

Une reprise en main illusoire ?

Humilié par cette rébellion de son protégé et par la médiation de Loukachenko qui s’est en outre répandu sur les réseaux sociaux sur les échanges qu’ils avaient eus, Poutine a depuis tenté de rétablir son autorité mise à mal, en mettant en scène son pouvoir de décision. Lors d'une réunion au Kremlin, mardi, devant les responsables de la sécurité intérieure du FSB et le ministre de la Défense Choïgou dont Prigojine réclamait la tête, il a rappelé que l'Etat russe, qui se servait jusqu'ici de la prétendue indépendance du groupe Wagner pour agir en sous-main, avait versé à celui-ci l'équivalent d'environ un milliard d'euros depuis mai 2022. Il a exprimé « l'espoir » « qu'au cours de ces opérations, personne n'ait rien volé » ! « Nous allons vérifier tout cela », a-t-il ajouté. La menace associée à une promesse d’amnistier les mutins des faits d’insurrection est bien à l’image de l’attitude passive de Poutine manifestement dépassé par la situation. Incapable de prendre l’offensive contre Prigojine il a vainement tenté de donner le change, d’afficher une autorité bien peu crédible comme lorsqu’il a décoré le même jour des soldats censés avoir « déjoué le putsch » alors que la colonne de centaines de véhicules et blindés de Wagner s'était enfoncée samedi en territoire russe sur 780 km sans rencontrer aucune résistance d’un pouvoir tétanisé.

Et c’est probablement pour affirmer sinon sa force, du moins son pouvoir de nuisance, que Poutine a commandité lui-même le bombardement ce même mardi soir de cibles civiles dans la ville ukrainienne de Kramatorsk, dont un restaurant chic bondé de monde, qui a fait des dizaines de morts et de blessés.

Un révélateur de la fragilité du pouvoir

Le chef de Wagner et ses incartades contre les dirigeants de l’armée accusés des revers de la Russie dans la guerre, avaient été tolérées par Poutine tant que Prigojine était sous contrôle, un fort en gueule radical, disant tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, utile au pouvoir tant qu’il était tenu en laisse d’autant que ses troupes étaient indispensables dans la guerre.

Le conflit s’est envenimé à partir du 10 juin lorsque le pouvoir a donné l’ordre à tous les groupes indépendants de combattants de se soumettre à l’autorité du haut commandement militaire. Ce que Prigojine a refusé, sachant qu’il perdrait les moyens de son pouvoir et de sa richesse en abandonnant le contrôle de son groupe de mercenaires.

Il a durci ses propos accusant les dirigeants de l’armée d’être incompétents, et de mentir non seulement sur le cours de la guerre mais aussi sur les raisons de celle-ci. Comme toute crise, la guerre jette un éclairage brutal sur l’autocratie de Poutine, le régime mafieux au service des oligarques, elle révèle et accentue ses faiblesses et ses failles, la déstabilise et l’ébranle. La guerre est entrée dans toutes les familles russes depuis la mobilisation forcée, fauchant les vies des soldats envoyés au front sans expérience ni équipement performant et la population subit la dégradation de ses conditions d’existence, salaires bas, militarisation de l’économie, privations…

L’assentiment dont Poutine bénéficiait dans les couches dirigeantes, dans les « élites » privilégiées par le pouvoir a été mis à mal par la conduite désastreuse de la guerre, les revers militaires, le mécontentement des couches populaires même si la répression légale ( ?) renforcée par l’arsenal juridique mis en place par Poutine, de même que les pressions terroristes de groupes d’activistes, ont réussi jusqu’à présent à le faire taire.

« L’initiative de Prigojine de «marcher sur Moscou», écrit Anna Colin Lebedev dans Le Monde du 27 juin, sa facilité à entrer dans Rostov-sur-le-Don et à continuer au-delà, sont venues s’ajouter à une série d’événements de ces dernières semaines où l’Etat central a semblé absent, ou pas à la hauteur des enjeux. L’incursion des groupes armés en provenance d’Ukraine dans la région de Belgorod, l’attaque de drones à Moscou et l’avancée de Wagner sur plusieurs centaines de kilomètres ont posé la question de la capacité de l’Etat russe à défendre son territoire. Une blague circule désormais sur les réseaux sociaux : «“Prendre en trois jours”, on vient de le comprendre, ce n’était pas de Kiev mais de Moscou qu’il s’agissait.» »

La décomposition de l’État vers la mise à genoux de la Russie voulue par les USA et l’Otan ?

Personne ne peut savoir quelle sera la suite de cet affrontement tragi-comique entre le monstre Poutine et sa créature, homme d’affaires devenu richissime, mercenaire sanguinaire, qui a remporté la victoire sur la ville Bakhmout, une des seules conquêtes russes en Ukraine, après des mois de combats atroces, un enfer pour sa population et les soldats des deux camps. Si l’oligarque exilé par Poutine, Khodorkovski, qui passe pour un opposant au pouvoir, a déclaré, « Oui, même le diable il faudrait l'aider s'il décidait d'aller contre ce régime ! », prenant ainsi parti pour Prigojine, il est clair que cette bataille entre mafieux n’a aucun rapport avec la vie et les intérêts de la population.

L’exacerbation des rivalités entre mafieux s’inscrivent dans les objectifs politico-militaires de la coalition au sein de l’Otan et plus largement de la cinquantaine de pays du groupe de Ramstein, sous l’égide des USA et de l’UE qui ont fait de Zélensky leur chef militaire et surarmé et entraîné l’armée ukrainienne dont ils se servent comme chair à canon. Cette guerre par procuration n’a pas pour objectif de défendre la démocratie et la souveraineté nationale de l’Ukraine mais d’affaiblir la Russie, comme l’a déclaré Biden, afin de renforcer la position géostratégique de vieilles puissances impérialistes, USA en tête. Elle est dans la continuité de la politique engagée par les vieilles puissances impérialistes sous la houlette des USA depuis la liquidation de l’URSS par la bureaucratie dont la guerre en Yougoslavie, son démantèlement ont été la première étape.

Elle représente une étape importante dans la militarisation du monde conséquence de l’exacerbation de la concurrence sous le règne du capital financier mondialisé.

Elle a déjà fait des centaines de milliers de morts et de blessés dans les deux camps, ravagé des régions entières dont les riches terres agricoles ukrainiennes, détruit plusieurs villes et des infrastructures indispensables aux populations. Elle atteint aujourd’hui un seuil critique, un processus de décomposition de l’État russe qui pourrait leur permettre de réaliser leur objectif déclaré, mettre à genoux la Russie.

Cela ne voudrait pas dire la fin de la guerre mais probablement plutôt un chaos engendré par la lutte entre bandes armées mafieuses se disputant les fruits de leurs rapines. Les forces ultra-réactionnaires, couvées par le régime, pourraient se donner entièrement libre cours à la faveur de cette décomposition de l’État russe, les Prigojine et Wagner, Kadyrov et ses troupes tchétchènes fidèles à Poutine, connus pour leur sauvagerie guerrière et leur corruption, ou encore le général Souvorikine que Prigojine aurait voulu voir remplacer le chef d’état-major Guerassimov et qui a été surnommé le « boucher de Syrie » à cause du très grand nombre de victimes parmi les civils dues aux bombardements dont il a donné l’ordre en 2017.

Une rébellion au sommet qui pourrait encourager une rébellion par en bas pour en finir avec la guerre

Mais ce déclin du pouvoir de Poutine et cette décomposition de l’État russe pourraient aussi encourager l’expression du mécontentement et de la révolte contenus par la violence de la dictature.

Dans son discours à la nation au lendemain de la mutinerie de Wagner, le samedi 24, Poutine a agité ce qui est pour lui le spectre de 1917, une révolution ayant renversé le régime tsariste miné par la guerre et provoqué la chute de la « Russie éternelle ». Cette révolution, la révolte des masses travailleuses contre la guerre et le tsarisme en février 1917 avait encouragé des mutineries et des fraternisations de soldats sur le front puis, leur accession au pouvoir en octobre, le premier pouvoir ouvrier, pointe avancée d’une vague révolutionnaire, avait fait trembler les classes possédantes en Europe et dans le monde et avait mis fin à la boucherie sanglante de la Première guerre mondiale.

Une telle hypothèse, une rébellion par en bas des travailleurs, des jeunes, des femmes russes refusant la guerre et renouant avec ces traditions internationalistes pour engager des fraternisations avec la population ukrainienne est certes encore difficile à imaginer mais elle représente la seule issue à la barbarie de cette guerre réactionnaire et fratricide. De la même façon, que notre lutte ici, au cœur même des vieilles puissances impérialistes, contre notre propre gouvernement et sa politique militariste est la seule solidarité avec la population d’Ukraine et aussi de Russie, une solidarité pour en finir avec les responsables du militarisme et de la guerre, les multinationales et les Etats qui les servent.

Cette solidarité refuse toute complaisance avec la propagande guerrière et mensongère menée au nom d’une prétendue défense de l’indépendance de l’Ukraine par les USA et l’Otan ainsi qu’avec l’union nationale et le nationalisme.

Galia Trépère

 

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