Tout en disant ne pas vouloir « tourner la page », l’intersyndicale réunie le 15 juin dernier a définitivement acté la fin de la bataille des retraites, sans aucune autre initiative que de se retrouver « dès la rentrée » pour « dégager des revendications communes »... avec surtout la volonté de renouer avec le jeu bien huilé des négociations et du « dialogue social » : une impasse.

En guise de bilan, l’intersyndicale ne sait que se plaindre de l’intransigeance du gouvernement et du trop faible taux de syndicalisation. Rien à redire sur sa stratégie perdante d’enchaîner 14 journées d’action, calées sur le calendrier parlementaire, sans véritable plan de bataille pour préparer l’inévitable affrontement avec le gouvernement qu’impliquait la remise en cause de cette réforme.

Dans une tribune du Monde, parue le lendemain de cet enterrement, Sophie Binet conclut non sans cynisme : « La dynamique, l’esprit de fête et la culture de la gagne ont fait la force du mouvement. Nous avons semé de précieuses graines pour l’avenir, à nous de les faire fructifier ! » Une autosatisfaction, un bluff bureaucratique qui idéalisent la réalité vue du seul point de vue de l’appareil !

Pour les travailleurs, les militants du mouvement, le bilan est tout autre… La fierté du combat mené n’efface pas le fait que Macron a réussi à imposer sa réforme ni la responsabilité de la politique de l’intersyndicale. Celle-ci se félicite d’avoir remis les syndicats au centre du jeu. C’était sa préoccupation, faire valoir les intérêts des appareils dans le cadre du dialogue social, une illusion qui aboutit en fait à un échec dont il nous faut tirer le bilan. Les acquis du mouvement, l’expérience démocratique de cinq mois de lutte ne pourront « fructifier » qu’en toute indépendance de ces appareils syndicaux totalement intégrés au jeu institutionnel !

Le mouvement a été l’expression d’une colère sociale profonde. A travers lui a émergé un sentiment de masse anticapitaliste qui a trouvé en Macron et son gouvernement sa cible et qui, de fait, perdure. Que la réforme soit passée en force renforce cette colère sociale et politique qui ne pourra que s’approfondir. Le rejet de Macron et de son gouvernement s’est manifesté à travers la multiplication des casserolades, des rassemblements à chaque déplacement de ministres et de multiples initiatives malgré la volonté de l’intersyndicale de tourner la page tout en disant le contraire. Le refus de cette société d’exploitation où explosent les inégalités continue à s’exprimer à travers la multiplication de grèves sur les salaires et contre la dégradation des conditions de travail comme à Vertbaudet ou à Eurodisney.

Le dynamisme, la vie démocratique qui ont caractérisé depuis le début ce mouvement, ont permis à sa fraction militante de faire une expérience inédite, créant une situation nouvelle qui contribue à modifier le rapport de force. Une situation qui porte en elle de nouvelles possibilités qu’il nous faut discuter en toute indépendance de ceux qui voudraient enterrer le mouvement et ses acquis, pour en faire le bilan et en tirer les leçons. Quelle autre stratégie aurait-il fallu au mouvement pour se préparer à l’affrontement avec le gouvernement ? Comment se donner les moyens de diriger nos luttes pour les mener jusqu’au bout ? Un débat qui concerne tous les militants du mouvement, qu’ils soient organisés dans un courant révolutionnaire ou non, un débat indispensable pour préparer les luttes à venir pour les salaires, le pouvoir d’achat, contre les licenciements et la précarité, pour les services publics, l’environnement…

Une expérience politique collective, démocratique, déterminante dans l’évolution du rapport de force

A travers le mouvement de nombreux salarié·e·s, syndiqué·e·s ou non, militant·e·s d’organisations révolutionnaires ou non, des gilets jaunes, des jeunes, ne se sont pas contentés de suivre le calendrier des appareils syndicaux. Pour pouvoir prendre des initiatives face à l’intransigeance et au cynisme du gouvernement, ils se sont organisés dans différents cadres, dans des assemblées, des collectifs, des interpros... Autant de réseaux militants informels qui ont cherché à s’organiser démocratiquement, hors des cadres habituels, à la base, sans schémas préétablis, en improvisant à partir de ce qui existait ou en innovant.

Si ces cadres n’ont pas eu la force de s’unifier, de prendre la direction du mouvement, ils ont permis à une fraction de ses militants de discuter démocratiquement, étapes par étapes, des enjeux et des perspectives de la lutte, des limites de la politique de l’intersyndicale, de la mascarade du jeu parlementaire, de la violence de la répression de l’Etat... Cela a permis aussi de décider des actions qu’il était possible d’organiser au-delà de la succession bien réglée des journées d’actions de l’intersyndicale. Cette fraction militante au sein de laquelle se sont retrouvés les militants révolutionnaires, a fait de la politique, au sens de discuter collectivement de la défense de ses intérêts dans un cadre démocratique, ébauche d’une politique de classe indépendante des institutions.

Le mouvement a ainsi suivi sa propre dynamique et tous ses militants ont fait, à des niveaux différents, une expérience politique, collective, démocratique... en se confrontant à la réalité du pouvoir de l’Etat et des classes dominantes, aux limites du jeu institutionnel parlementaire ou syndical et à la violence de l’Etat avec la répression des manifestations, les arrestations de militants.

Ces expériences vécues dans le feu du combat collectif constituent son principal acquis politique et militant. Un acquis précieux qui a contribué à transformer les consciences à une échelle qui dépasse largement les forces et l’influence des organisations révolutionnaires, participant ainsi à une modification du rapport de force.

Cinq mois de lutte ont contribué à renforcer la compréhension à une échelle large du lien entre toutes les attaques sociales, les bas salaires, la dégradation des conditions de travail et le parasitisme d’une aristocratie financière dont la seule logique est la course au profit. Cela a aussi contribué à révéler le rôle de l’Etat, de ses institutions, de sa police, de sa justice au service exclusif de cette classe minoritaire. Cela a enfin renforcé la conviction que la lutte engagée sur la réforme des retraites s’inscrit dans la lutte globale entre le travail et le capital qui ne peut avoir d’autre issue que la remise en cause du pouvoir des classes dominantes et des Etats à leur service, ce qui implique de s’organiser démocratiquement par en bas pour prendre en main nos luttes.

Même si nous sommes aujourd’hui au creux de la vague, ces acquis militants et politiques contribuent au maintien et à la vigueur d’un large mouvement qui, alors que l’intersyndicale a abandonné le combat pour renouer avec le jeu de dupe du dialogue social, se poursuit et continue même à se politiser en s’emparant de toutes les questions sociales, démocratiques, environnementales, avec la conscience que cela participe d’une même lutte des classes.

Formuler les leçons du mouvement pour dessiner l'ébauche d'une organisation de masse sur des bases de classe

Malgré la profondeur de la mobilisation et le succès des 14 journées, la politique de l’intersyndicale, en restant inféodée au jeu institutionnel, ne pouvait qu’être une stratégie perdante, incapable de vaincre le gouvernement pour qui la réforme était une question clé dans sa défense des intérêts des classes dominantes.

Si le courant révolutionnaire dans sa diversité n’a pu offrir une autre politique au mouvement que celle de l’intersyndicale si ce n’est à la marge, il est porteur d’un capital politique indispensable pour répondre aux besoins nouveaux nés de la mobilisation, pour lui donner une suite en lien avec la fraction la plus militante du mouvement. Cela veut dire aider à formuler le plus consciemment possible, comme une perspective, une orientation révolutionnaire, ce qui s’est déjà exprimé dans les slogans des manifestations, « c’est nous qui travaillons, c’est nous qui décidons », « la vraie démocratie, elle est ici » ...

La première leçon du mouvement est la nécessité de se donner les moyens de construire les cadres démocratiques pour diriger nos luttes, pour discuter et décider d’une politique indépendante des forces politiques et syndicales de la gauche institutionnelle, une politique qui repose sur la conviction que le monde du travail et la jeunesse peuvent et doivent prendre leurs affaires en main.

Un parti démocratique, révolutionnaire ne naîtra pas par en haut du volontarisme de tel ou tel courant démontrant la justesse de sa politique ni de l’unité formelle, de la fusion entre des courants mais bien de l’activité même du monde du travail, de la jeunesse à travers la confrontation démocratique des d’idées, des choix tactiques, des politiques, des courants nés de ces débats, des discussions, de leur vérification dans l’action.

Le capital politique des révolutionnaires représente un instrument pour penser le mouvement dans sa réalité, sans l’idéaliser mais avec la volonté d’en percevoir toutes les potentialités, de comprendre ce qui y est en germe et notamment le fait qu’en son sein, parmi sa fraction militante qui s’est transformée dans la lutte, existe l’ébauche de ce qui pourrait devenir une organisation de masse sur des bases de classe.

Car cette conscience de la nécessité de s’organiser à la base pour prendre son sort en main peut créer les conditions pour qu’émerge du mouvement lui-même, à une échelle bien plus large que les seules forces des révolutionnaires, l’embryon d’un nouveau parti du monde du travail.

Une politique de classe qui fasse le lien entre les exigences, les revendications et la question du pouvoir

Le mouvement révolutionnaire dans sa diversité constitue la force motrice de l’émergence d’un tel parti. Cela implique bien évidemment de prendre la mesure de l’urgence et de la nécessité de se coordonner pour dépasser les divisions de courants en concurrence les uns les autres. C’est la condition pour pouvoir rassembler nos forces avec celles des militant·e·s du mouvement pour discuter ensemble démocratiquement d’une politique pour la suite et répondre aux nouvelles attaques comme à la campagne idéologique réactionnaire du pouvoir.

Sortir des divisions ne se décrète pas, c’est un choix politique que devrait nous imposer la compréhension de la nouvelle période de faillite du capitalisme, de guerre, de menace de l’extrême droite, d’urgence sociale, écologique, démocratique à laquelle le mouvement ouvrier, toute la société sont confrontés. Surmonter collectivement nos faiblesses, c’est prendre en compte les intérêts généraux du mouvement plutôt que de jouer les donneurs de leçons au nom d’une vision idéalisée de ce que devrait être une lutte dans laquelle les révolutionnaires seraient prédestinés à jouer le rôle dirigeant.

L’essor de la lutte, les prises de consciences nouvelles créent les conditions pour permettre de surmonter notre morcellement qui conduit à théoriser et donc amplifier les désaccords tactiques.

C’est la seule voie pour nous dégager des sectarismes qui prétendent dicter sa politique à la mobilisation au lieu d’y plonger pour apprendre d’elle tout en l’influençant, pour l’armer politiquement, renforcer son indépendance de classe, l’auto-organisation.

Cette démarche ouverte et démocratique à l’égard du mouvement pour le renforcer, et non renforcer tel ou tel courant, crée les conditions d’une démarche ouverte et démocratique entre révolutionnaires soucieux d’être efficaces du point de vue de l’intérêt collectif qui ne peut se confondre avec l’intérêt de tel ou tel courant. Elle pourrait ouvrir cet indispensable débat entre militants révolutionnaires et avec tous ceux qui cherchent des perspectives, pour se préparer à lutter contre l’offensive du gouvernement Macron et des classes dominantes.

Mener ce débat du point de vue des intérêts généraux du mouvement est un choix politique qui résulte de la prise en compte des données de la nouvelle période caractérisée par la crise globale d’un capitalisme financiarisé mondialisé comme les nouvelles perspectives qu’ouvre le renouveau de la lutte des classes qui, nécessairement, connaît et connaîtra des développements inédits.

Il y a urgence à se dégager des cadres de raisonnement du passé pour penser le mouvement actuel comme une manifestation de cette nouvelle période qui s’inscrit dans la continuité des soulèvements qui, depuis les printemps arabes, ont touché toutes les régions du monde comme autant de manifestations d’une nouvelle phase de développement des luttes sociales. Une nouvelle montée de la révolte sociale qui se caractérise par une rupture de plus en plus profonde d’une fraction du monde du travail et de la jeunesse avec ce système, ses institutions au service des classes dominantes.

C’est une situation nouvelle dont jusqu’à présent le mouvement révolutionnaire a bien du mal à discuter sérieusement les caractéristiques inédites et notamment le fait que les conditions objectives et subjectives sont réunies pour un renouveau du mouvement ouvrier, du mouvement d’émancipation qui ne ressemblera pas à ce que nous avons connu jusque-là, ni même à ce que les générations militantes précédentes ont connu ou imaginé au cours des phases de la lutte des classes qui ont correspondu aux différentes périodes du développement du capitalisme.

C’est d’autant plus urgent et indispensable d’en discuter que les données de la nouvelle période rendent de fait inopérants les anciens mots d’ordre mais à l’inverse doivent nous conduire à nous placer résolument dans la perspective de l’émergence d'organisations de masse sur des bases de classe.

C’est une situation totalement nouvelle et inédite pour le mouvement révolutionnaire, le courant trotskyste, qui pourtant malgré ses faibles forces, de par toute son histoire et son capital politique, devrait être en capacité d’y jouer un rôle fondamental.

Bruno Bajou

 

Il y a urgence à dépasser les divisions entre courants révolutionnaires en nous mettant finalement à l’école du mouvement et de ses cadres unitaires, démocratiques pour, avec ses militants, aider à formuler une politique indépendante qui lie la défense des revendications, même les plus immédiates, à une politique indépendante de tout cadre institutionnel, à une stratégie révolutionnaire de lutte pour le pouvoir en rupture avec le système et ses institutions et qui donc pose la question du pouvoir, dans la perspective d’une transformation révolutionnaire de la société.

Cette stratégie s’élabore démocratiquement à travers la discussion publique large entre révolutionnaires et avec les actrices et acteurs du mouvement, comme l’expression des contradictions et des possibilités portées par la nouvelle période, comme outil pour aider le monde du travail à prendre conscience de ses intérêts propres, à prendre confiance dans sa force collective pour les défendre, à se constituer en parti.

 

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