Les 300 manifestations qui ont eu lieu à travers tout le pays pour le 1er mai ont montré la force intacte de la mobilisation, sa détermination, la colère et la révolte ainsi qu’une radicalisation des esprits de plus en plus indépendants, distants voire méfiants à l’égard de la passivité de l’intersyndicale. Le chant des Gilets jaunes repris tout au long des cortèges ou face aux gendarmes et aux CRS s’affirme comme l’expression de ce refus collectif de tourner la page, de rentrer dans le piège de « l’apaisement » pour ne laisser aucun repos au pouvoir et à ses représentants.

Alors que le mouvement est confronté à un tournant face à l’intransigeance et à l’aveuglement brutal du pouvoir, l’influence différée de la révolte des gilets jaunes s’y exprime de façon de plus en plus marquée, dans les actions comme dans les manifestations. L’expérience de ces trois mois passés a renforcé la méfiance voire l’hostilité aux institutions de ladite République, à leur démocratie tronquée, pour nourrir une lucidité de classe qui se concentre sur le cynisme et l’hypocrisie de la politique de Macron sans argument un tant soit peu crédible pour justifier l’augmentation de deux ans de l’âge minimum de la retraite, méprisant l’opposition des trois-quarts de la population. Il disait que, sans réforme, la note de la France risquait d’être dégradée mais c’est avec sa réforme que cette note a été dégradée par l’agence de notation financière Fitch. Macron réussit l’exploit d’être désavoué par ceux-là même dont il sert les intérêts avec zèle !

Isolé, aux abois, le pouvoir n’a d’autre recours que sa police. Des dizaines de milliers de flics étaient mobilisés le 1er mai, dont 5 000 à Paris, la justice ayant autorisé l’usage de drones pour espionner les manifestants. Les forces de l’ordre ont violemment attaqué les cortèges.

La contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, dénonce « des atteintes graves aux droits fondamentaux » par la police lors de gardes à vue, dénonçant un « recours massif » aux interpellations et gardes à vue « préventives » en exécutant les « consignes et ordres hiérarchiques ».

Le gouvernement justifie avec la coopération complice et active des médias son offensive policière en prenant argument des Black Blocs alors que c’est son propre acharnement policier qui entretient un climat de tensions et d’affrontement. Et si la volonté d’en découdre d’une minorité ne répond en rien aux intérêts de la mobilisation, va à son encontre, c’est bien l’attitude du pouvoir, l’autoritarisme policier qui accompagne la violence sociale et politique du système comme la passivité de la gauche qui nourrit cette révolte pour ensuite l’instrumentaliser.

La réponse ne peut être que collective, c’est à dire une prise de conscience que la police n’est pas là pour protéger les manifestants ou défendre la République et la démocratie, mais bien contre eux et que nous avons besoin d’une politique pour nous protéger des exactions d’un pouvoir minoritaire et garder la maîtrise de nos manifs.

Traversé par le souffle d’une contestation radicale du pouvoir et de ses institutions que les gilets jaunes avaient portée, le mouvement reste prisonnier d’un manque de perspective globale répondant à ses aspirations, cherche une issue à l’autoritarisme antidémocratique du pouvoir, du 49.3 dans des illusions… institutionnelles. La gauche a promu le référendum d’initiative partagée (RIP) en lieu et place du RIC, référendum d’initiative citoyenne. Le RIP dépend des parlementaires et du Conseil constitutionnel, du bon vouloir du pouvoir et des institutions pour lesquels il n’est pas question de laisser l’initiative à ceux d’en bas, le peuple. Et, sans surprise, la demande de RIP déposée par la gauche a été retoquée.

La réalité du pouvoir des classes dominantes est mise à nue, des institutions antidémocratiques et une police au service des intérêts des possédants contre le peuple.

Darmanin, le parti de l’ordre en rivalité avec le RN…

Le gouvernement fait feu de tout bois pour sortir de la nasse dans laquelle il s’est lui-même piégé. La caravane de Macron entretient la contestation et la nourrit et c’est le ministre de l’intérieur qui monte au créneau pour faire diversion au nom de la défense de l’ordre républicain contre les casseurs et ceux qui les arment politiquement visant l’extrême-gauche et LFI. Tout en nuance, Darmanin prétend désigner à la vindicte populaire « des casseurs extrêmement violents venus avec un objectif : tuer du flic et s’en prendre aux biens des autres »... La première ministre relaie et dénonce « une violence intolérable », « un nouveau palier a été franchi », pour, selon elle, « créer le désordre et le chaos ». En plein désordre et chaos, ce gouvernement à la dérive rêve de reprendre la main en désignant des coupables, les ennemis de l’intérieur, pour s’imposer comme parti de l’ordre.

Darmanin embauche Dupond-Moretti pour pondre une nouvelle loi « anti-casseurs » dont l’objectif est de limiter le droit et la liberté de manifester.

Cette démagogie sécuritaire se combine à la démagogie contre les migrants. A Mayotte où l’odieuse opération militaire crée le chaos contre toute la population, un dramatique fiasco. Ici, Darmanin met en scène une opération de diversion en provoquant une crise diplomatique avec le gouvernement italien qu’il accuse de laxisme face à « une très grave crise migratoire » tout en ciblant Le Pen : « Meloni, c’est comme Le Pen, elle se fait élire sur “vous allez voir ce que vous allez voir” et puis ce qu’on voit c’est que ça ne s’arrête pas et que ça s’amplifie ». Le petit Darmanin monte sur ses grands chevaux pour tancer Meloni et Le Pen incapables de passer sérieusement aux actes contrairement à lui. Il voudrait se donner une stature de démagogue d’extrême droite crédible, un homme d’État véritable représentant du parti de l’ordre, du bloc réactionnaire.

Les rivaux se renvoient les arguments non seulement sur l’immigration mais aussi sur la répression des manifs. Chacun est le laxiste de l’autre... Darmanin fier de faire le sale boulot qualifie le RN de « parti de la flemme », des beaux parleurs qui ne font rien !

La comédie est ridicule et dérisoire, surtout cynique et inquiétante car elle trouve, au-delà des rivalités d’ambitions, son contenu dans les besoins d’une partie de la bourgeoisie, des milieux réactionnaires qui voient dans l’instabilité politique et les tensions sociales générées par Macron une menace pour la suite et sont tout disposés à s’abandonner à la droite extrême, copie conforme de l’extrême droite sans Le Pen.

Macron fait la promotion de cette politique tout en prétendant être au-dessus de la mêlée accusant Mélenchon et LFI de « faire la courte échelle au RN », « les factieux nourrissent les factions ». Il intronise Darmanin comme potentiel candidat de la droite extrême élargie à l’extrême droite, du moins son électorat, tout en essayant de se draper sinon dans les habits de Napoléon du moins dans ceux de Bonaparte. Sans même voir que le sol se dérobe sous leurs pieds…

Le patronat à la rescousse de Macron pour relancer le dialogue social

Le patronat, lui, s’inquiète. Il doute que Macron réussisse ses cents jours et cherche une issue qui lui donne un minimum de stabilité pour faire face à une situation économique et internationale pour le moins incertaine. Il se tourne vers les seuls interlocuteurs susceptibles de l’aider, les syndicats qui ont démontré, à ses yeux, leur sens des responsabilités.

Le Medef, la CPME et l’U2P ont invité la CFDT, la CGT, FO, la CFTC et la CFE-CGC à se réunir « dès que possible » pour « discuter de notre méthode et déterminer par nous-mêmes l’agenda de négociation [...] sans rien nous laisser imposer par le gouvernement [...] pas d’interférence gouvernementale dans la négociation, un délai raisonnable pour aboutir et enfin une retranscription fidèle de l’accord quand la négociation aboutit. »

Le patronat essaye d’établir un compromis avec les syndicats dont c’était, quant au fond, l’objectif. Les différentes composantes de l’intersyndicale qui ont su diriger le mouvement, le canaliser et gardent une large confiance auprès de la population, apparaissent au patronat comme les meilleurs interlocuteurs en réponse au discrédit du pouvoir.

L’intersyndicale sur le chemin de Matignon…

Dans la foulée Borne qui ne semblait plus pressée d’inviter les syndicats à Matignon, s’est finalement décidée à lancer les invitations sauf à la FSU, à Solidaires et à l’UNSA, à des réunions bilatérales les 16 et 17 mai sans « ordre du jour précis », une démarche sans autre objectif que d’obliger les syndicats à revenir à la table de capitulation. Tous ont accepté. Laurent Berger avait donné le ton, la CFDT « irait discuter », insistant, « je ne vais pas raconter d’histoires, je ne vais pas dire qu’on va faire une 15e, 16e, 17e journée de mobilisation qui fera céder le gouvernement et le président de la République ». La CGT s’aligne : « Notre mandat CGT est clair : nous irons », « l’intersyndicale fait actuellement un travail de construction d’exigences communes que nous porterons ensemble, à commencer par celle du refus de la réforme des retraites ». Des exigences communes portées séparément !

L’intersyndicale est restée unie pour préserver sa capacité à la fois à canaliser la mobilisation ainsi qu’à négocier sa place dans le dialogue social sans que les rivalités l’emportent sur les raisons de maintenir cette unité. La page tournée, chacun accepte de se plier à une Première ministre qu’ils aident à reprendre la main. Mais faudrait-il encore qu’il y ait du « grain à moudre ».

Et c’est là le fond de la question. Des négociations sans rien à négocier ne résoudront rien, bien au contraire. Macron et le patronat sont pris dans la même logique. C’est pourquoi l’ensemble de la gauche tant syndicale que politique s’échine à proposer une porte de sortie à la crise politique dont elle craint elle aussi les développements. Le RIP a été un de ses derniers espoirs déçu. Reste le 8 juin, l’examen d’une proposition de loi visant à abroger la réforme défendue par le groupe parlementaire centriste LIOT (Libertés, indépendants, outre-mer et territoires).

L’intersyndicale poursuit son double jeu, elle va à Matignon tout en disant continuer à refuser la réforme. Elle se fixe l’objectif de « gagner le vote d’abrogation de la réforme des retraites à l’Assemblée nationale le 8 juin », selon les propos de Sophie Binet, lucide cependant : « C’est pas fait du tout, c’est pas gagné, et c’est pour ça qu’on fait une journée d’action le 6 juin. Mais c’est une perspective crédible et on va multiplier les initiatives d’interpellation des députés ».

Cet appel à une nouvelle journée vient en complément de la rencontre de Matignon pour enfermer la contestation dans le jeu institutionnel, en faire dépendre l’issue d’un vote parlementaire pour le moins incertain. Si la loi passait, s’ouvrirait une nouvelle séquence parlementaire à l’Assemblée et au Sénat sans que ce vote implique nécessairement la suspension de la réforme qui doit s’appliquer dès septembre.

En réalité, gouvernement, patronat et syndicats en voulant étouffer le mouvement, sa contestation radicale des institutions et du système, entretiennent l’agitation et la politisation. Le mouvement n’a pas dit son dernier mot et c’est lui qui en réalité détient les réponses. De sa capacité à faire de la journée du 6 un nouveau succès, de sa préparation l’occasion d’une campagne politique contre le gouvernement, sa politique et sa police, l’occasion de se donner les moyens de prendre en main la lutte, de refuser la politique de capitulation de l’intersyndicale.

Et rien ne dit que cette dernière aura les mains libres après le 6.

« La République en marche vers la révolution » Pancarte de manifestant

Quelle que soit l’issue du mouvement après le 6 et le 8 juin, il est de par lui-même un pas en avant considérable pour le mouvement ouvrier. Macron et ses amis ainsi que les directions syndicales auraient tort de croire que la page sera tournée. Il n’y a pas de page à tourner pour celles et ceux qui, quotidiennement, ont fait vivre, animé la lutte. Toutes et tous savent bien que c’est un mouvement sur la durée que nous avons engagé, un mouvement qui veut empêcher cette réforme de s’appliquer, qui sait que cela signifie non seulement chasser Macron mais aussi empêcher le capital et ses détenteurs de nuire.

Il ne manque pas d’obstacle sur cette route, l’appareil politique, parlementaire qui défend la république du capital, leur presse, les médias qui sont entre les mains des Bolloré and co, aussi le cœur de l’appareil d’État, sa police et son armée. Leur État n’organise pas une médiation entre les classes, il ne gère pas les intérêts généraux de toute la population ni ne garantit la démocratie et l’égalité. Il est là pour maintenir l’ordre capitaliste, la tyrannie de la classe dominante. Il est impossible de le réformer, nous en faisons l’expérience. La transformation de la société passe nécessairement par la construction de nos propres organisations indépendantes, nos propres assemblées pour diriger nos luttes aujourd’hui, exercer notre pression politique, faire valoir nos droits et nos exigences et demain conquérir la démocratie, construire une société socialiste.

La suite du mouvement nécessite une politique, un programme qui définissent une perspective globale capable d’apporter des réponses à l’impasse dans laquelle l’intersyndicale et la gauche parlementaire ont conduit le mouvement et de construire ensemble le parti de celles et ceux qui ne baissent pas les bras, leur propre parti, celui de la lutte de classe, un parti des travailleurs.

Ne pas tourner la page, c’est aussi nous constituer en parti, nous donner un outil collectif pour en finir avec ce vieux monde qui a étalé ses fastes provocateurs et archaïques, à Londres, samedi, pour le sacre de ce nouveau roi déjà vieux, symbole criant du parasitisme non seulement de la monarchie mais de tout leur système économique et politique, que tous ses serviteurs dont Macron se sont empressés d’aller saluer servilement.

Yvan Lemaitre

 

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