Depuis le 24 février 2022, jour où la Russie a envahi l’Ukraine, le mouvement ouvrier et révolutionnaire est traversé par des controverses sur l’appréciation de la guerre, appréciation qui conditionne son attitude par rapport à l’ensemble des nations qui y sont engagées et surtout par rapport au prolétariat en particulier de son propre pays. Cette dernière dépend de la compréhension que nous avons de l’évolution des rapports géopolitiques dans le monde. La tempête en mer de Chine, les grandes manœuvres diplomatico-militaires qui se déroulent autour de Taïwan sur le dos de sa population, la constitution d’un possible axe Chine-Russie, soulignent l’importance de cette discussion pour que le mouvement ouvrier révolutionnaire soit en mesure d’avoir une politique de classe internationaliste pour répondre à la propagande belliciste officielle et formuler une politique contre la guerre.

Une telle discussion doit se débarrasser de l’obsession de la gauche, y compris d’une partie du mouvement révolutionnaire, de montrer un certificat anti-Poutine validé par l’opinion officielle avant de commencer à avancer une politique. Nous n’avons pas à nous justifier de notre passé de lutte contre la contre-révolution stalinienne ou contre la restauration capitaliste et encore moins le souci de nous faire accepter par l’opinion bourgeoise. La condamnation de Poutine va nécessairement de pair avec la dénonciation de la version officielle de l’Otan d’une guerre de libération nationale provoquée par l’agression impérialiste russe sauf de céder à l’opinion façonnée par le pouvoir et que colporte la gauche. Les récentes fuites de documents émanant du Pentagone viennent éclairer l’hypocrisie de cette propagande niant que les USA et l’Otan, la France, soient des belligérants. La reprendre à son compte serait tourner le dos à la lutte pour le droit des peuples.

La méthode du marxisme permet de répondre au mensonge officiel en inscrivant la guerre dans son contexte historique, diplomatique, militaire, donc en s’interrogeant sur ce qu’est le capitalisme aujourd’hui dit financiarisé mondialisé : une continuation, réplique modifiée de l’impérialisme des débuts du XXème siècle ou un nouveau stade de développement du capitalisme suite aux radicales transformations qui se sont opérées après deux guerres mondiales, la fin des guerres coloniales et l’effondrement de l’URSS ?

Poser la question implique un début de réponse : l’évolution du capitalisme et des rapports entre les États à l’échelle internationale rend impossible de garder la même grille de lecture que celle définie par Lénine. Travailler à répondre à la question, c’est travailler à s’approprier sa méthode, historique, matérialiste, concrète pour laquelle le contenu est l’essentiel, pas l’étiquette, et qui conçoit la révolution en permanence comme un processus historique, produit des contradictions du capitalisme, de leur développement, de l’évolution du rapport d’exploitation, du rapport entre les classes.

La question n’est pas de juger si l’emploi du qualificatif d’impérialiste est juste ou faux. Il peut être tout à fait légitime s’il ne conduit pas à confondre des réalités historiques différentes et à ignorer les profondes transformations qui ont conduit au capitalisme mondialisé, ses contradictions et l’évolution des rapports de forces internationaux.

Considérer que nous sommes toujours dans le cadre de l’analyse élaborée à l’époque de l’impérialisme et des empires coloniaux empêche d’élaborer une stratégie révolutionnaire adaptée à notre époque. Cette habitude de préserver les références formelles au léninisme et au trotskysme développée en réponse au réformisme social-démocrate ou stalinien ne peut suffire à élaborer une compréhension de la nouvelle période, à répondre aux besoins du moment. La caricature de ce formalisme fut donnée par le courant pabliste plaquant mécaniquement la théorie de la révolution permanente sur les luttes de libération nationale et parant le stalinisme d’étranges vertus révolutionnaires jusqu’à qualifier les pays du glacis soviétique d’états « ouvriers bureaucratiquement déformés ». Hors d’une montée révolutionnaire du prolétariat, le mouvement trotskyste a préservé, transmis un héritage par trop enfermé dans des références formelles à la IV ou à sa reconstruction. Les diverses interprétations du dogme et les échecs ont jalonné un parcours de scissions entretenant un état de division permanent et stérile.

L’analyse vivante des rapports entre les classes, la dynamique révolutionnaire du rapport entre la bourgeoisie et le prolétariat se figent dans une vision manichéenne du monde, cédant la place à des conceptions moralistes que soulignent les positions prises face à la guerre en Ukraine. L’anti-impérialisme devient une formule de condamnation morale de l’agression russe vidée de tout contenu subversif et révolutionnaire d’une politique de classe.

Nous sommes aujourd’hui engagés dans une nouvelle époque. Il n’en est que plus important, décisif de ne pas perpétuer les comportements, divisions, sectarismes auxquels les logiques d’adaptation sous les pressions du recul historique nous ont contraints. De ce point de vue, la guerre en Ukraine de par la place qu’elle occupe dans l’évolution du capitalisme et des indications qu’elle donne sur la suite nous l’impose.

La guerre en Ukraine nous oblige à revoir la conception du capitalisme impérialiste

Nous avons besoin de construire une compréhension historique du point de vue révolutionnaire de l’évolution du capitalisme du stade suprême décrit par Lénine en 1916, depuis cette époque où la première puissance mondiale était encore l’Angleterre, jusqu’à la domination du monde par les USA après deux guerres mondiales et une révolution, la guerre froide puis les guerres coloniales et les luttes de libération nationale, la fin des empires coloniaux et l’effondrement de l’URSS, qui ont laissé le champ libre à l’offensive libérale et impérialiste orchestrée par les USA, la mondialisation financière qui a débouché sur un capitalisme financiarisé mondialisé en crise chronique et de nouvelles perspectives révolutionnaires…

Chaque phase de transformation du capitalisme a correspondu ou abouti à des événements historiques majeurs qui ont donné lieu à des débats politiques cruciaux à travers lesquels se sont constituées des délimitations, des lignes de démarcation politiques essentielles entre les différents courants : sur la politique du défaitisme révolutionnaire pendant la Première Guerre mondiale, puis pendant la Seconde Guerre mondiale ; sur une politique de solidarité critique et internationaliste à l’égard des guerres de libération nationale ; contre toutes les formes de souverainisme en réponse à l’hégémonie mondiale des USA imposée par leur offensive libérale et impérialiste ; en réponse aux confusions de l’altermondialisme ; contre les illusions ou les nostalgies suscitées par l’effondrement de l’URSS…

Aujourd’hui, la question de la guerre en Ukraine, sa place dans l’évolution des rapports entre grandes puissances, oppose une politique révolutionnaire internationaliste aux courants politiques qui voient la guerre comme une guerre d’indépendance nationale et pour la démocratie de l’État Ukrainien en faisant abstraction des responsabilités directes, militaires des USA et de l’Otan.

Elle est la pierre d’achoppement du tournant que connaît la planète dans la politique des classes dominantes en réponse à leur faillite illustrée par l’inflation, la menace de crise financière et de la dette, la crise alimentaire, la crise de l’eau, la crise écologique, la montée du militarisme et des forces politiques réactionnaires, du nationalisme.

Pour Lénine et Trotsky, la notion d’impérialisme n’était nullement figée. En 1934, Trotsky anticipait la trajectoire de l’impérialisme américain en termes qui aident à comprendre son aboutissement actuel : « Le capitalisme des Etats-Unis se heurte aux mêmes problèmes qui ont poussé l’Allemagne en 1914 sur le chemin de la guerre. Le monde est partagé ? Il faut refaire le partage. Pour l’Allemagne, il s’agit d’«organiser» l’Europe. Les Etats-Unis doivent «organiser» le monde. L’histoire est en train de confronter l’humanité à l’éruption volcanique de l’impérialisme américain.[1]». La deuxième guerre mondiale, les guerres coloniales puis les guerres qui ont jalonné l’offensive libérale sont autant de conséquence de cette « éruption volcanique » qui se trouve confrontée aujourd’hui à ses effets destructeurs et à la multiplication des zones de fractures dans la tectonique des plaques de la géostratégie internationale dans un monde multipolaire.

La mondialisation financière et impérialiste a accouché d’un nouveau stade de développement du capitalisme, le capitalisme financiarisé mondialisé ou selon la formule de Martine Orange, « le stade ultime du capitalisme financiarisé [2] » qui a poussé à l’extrême la logique de l’époque impérialiste, ses contradictions par l’émergence de ce que l’on pourrait appeler un super-impérialisme qui s’avère comme le disait Lénine dans ses polémiques avec Kautsky un rêve impossible, dangereux et réactionnaire. Il écrivait dans son introduction à l’ouvrage de Boukharine sur l’impérialisme : « Il ne fait pas de doute que le développement va dans le sens d’un seul et unique trust mondial […] Mais ce développement s’opère dans des circonstances, sur un rythme, avec des contradictions, des conflits et des bouleversements tels (et non seulement économiques, tant s’en faut, mais aussi politiques, nationaux, etc.) que, sans aucun doute, avant qu’on n’en arrive à un tel trust mondial […], l’impérialisme devra inévitablement sauter et le capitalisme se transformera en son contraire.[3]». Malheureusement, l’impérialisme que Lénine considérait comme « le prélude de la révolution sociale du prolétariat » a vaincu la révolution même si pour cela il lui a fallu plusieurs décennies, une longue période « de guerre et de révolutions » qui trouve son aboutissement avec l’effondrement de l’URSS qui ouvre à proprement parler une nouvelle époque. Cette dernière est marquée par l’offensive des USA et de leurs alliés pour dominer le monde, s’imposer comme super-impérialisme, faire du XXIème siècle, « le siècle américain » avant de s’embourber dans leurs sales guerres et l’aggravation de la maladie organique d’un capitalisme sénile. Ses traits de jeunesse, libre concurrence et spéculations boursières et financières de toutes sortes, entrent dans une contradiction violente avec de gigantesques transnationales, l’indispensable intervention des États. Le conflit entre la socialisation mondiale des moyens de production et la propriété privée capitaliste financière prend une forme démentielle.

L’impossible super-impérialisme ou le désordre militarisé du capitalisme financiarisé

Pour Lénine l’époque, le stade de l’impérialisme était bien plus qu’une politique annexionniste ou expansionniste mais une évolution globale du capitalisme du fait de la logique de l’accumulation du capital, de la lutte contre la baisse du taux de profit par la conquête de nouveaux marchés, l’exportation des capitaux et l’utilisation des progrès technologiques pour accroître la plus-value. « L’impérialisme a surgi comme le développement et la continuation directe des propriétés essentielles du capitalisme en général. Mais le capitalisme n’est devenu l’impérialisme capitaliste qu’à un degré défini, très élevé, de son développement, quand certaines des caractéristiques fondamentales du capitalisme ont commencé à se transformer en leurs contraires, quand se sont formés et pleinement révélés les traits d’une époque de transition du capitalisme à un régime économique et social supérieur. »

A travers les soubresauts de la lutte de classe, cette évolution s’est poursuivie. Les USA sont en quelque sorte ce super-impérialisme impossible parce que l’évolution du capitalisme n’est pas une simple évolution économique contrairement aux conceptions réformistes mais l’évolution d’un rapport de classe fondé sur l’exploitation, capital-travail, et son corollaire, les luttes entre les peuples et les nations. Cette position contradictoire des USA est assez bien résumée par ces quelques phrases de Zbigniew Brzezinski qui fut conseiller de Carter et d’Obama : « La défaite et la chute de l’Union soviétique ont parachevé l’ascension rapide des Etats-Unis comme seule et, de fait, première puissance mondiale réelle » ; « l’Amérique incarne un peu partout l’avenir et une société exemplaire qu’il faut imiter » ; « gérer l’émergence de nouvelles puissances mondiales de façon à ce qu’elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine » ; « L’élargissement de l’Europe et de l’OTAN serviront les objectifs aussi bien à court terme qu’à plus long terme de la politique américaine [4]4».

Et c’est bien ce qui s’est passé et qui a engendré les guerres de Yougoslavie, celle d’Irak, d’Afghanistan, de Syrie… Et aujourd’hui la guerre d’Ukraine qui n’a rien d’une guerre locale mais dont les effets se manifestent à tout niveau à l’échelle internationale, signe une nouvelle étape dans l’escalade militaire au sens où elle implique une autre grande puissance. Elle marque l’échec des prétentions des USA dans le même temps qu’un tournant pour l’ensemble de la planète au sens où elle a des implications internationales qui engagent l’ensemble des puissances capitalistes.

La période antérieure à 2008 - la domination mondiale des multinationales de Wall Street et du Pentagone - est terminée ainsi que l’intégration de la Russie et de la Chine à l’ordre mondial défini par le capital occidental. De nouveaux conflits entre grandes puissances s’exacerbent. Guerres et conflits inter-impérialistes ? La question de leur caractérisation reste secondaire si elle ne nous masque pas ce qu’il y a de nouveau et de révolutionnaire dans la situation.

Les USA engrangent les dividendes économiques de leur puissance militaire, complément de celle du dollar, au profit du capital américain dont les entreprises bénéficient, en Europe de l’Est, d’avantages qu’elles n’auraient pas sans le rôle militaire du Pentagone dans la région. Le budget de ce dernier de 773 milliards de dollars augmentera pour l’année fiscale 2024 de 69 milliards de dollars. Grâce à la puissance du dollar et de ses armées, le super-impérialisme draine les richesses du monde entier grâce à un ensemble de mécanismes de transfert de valeur : endettement forcé, politiques d’ajustement structurel, ouverture forcée des marchés, rapatriement accru des bénéfices des multinationales, limitation des prérogatives des États dépendants, etc.

Il est difficile de mettre sur ce même plan la dictature grand russe de Poutine et le capitalisme russe dont l’économie est fondée sur une économie extractiviste orientée vers l’exportation. Et même si le capital chinois est devenu un concurrent sérieux pour le capital occidental, il l’est encore dans les conditions qui lui ont été dictées par ce dernier dans les années 1990 après que les USA acceptèrent l’intégration de la Chine au marché mondial. Sans parler du Brésil, de l’Inde...

Prendre en compte ces contradictions produit de l’histoire nous est indispensable pour ne pas rester prisonnier d’un point de vue occidental mais aussi et surtout pour comprendre qu’aujourd’hui le principal fauteur de guerre reste le camp des vieilles puissances occidentales par leur politique qui vise à perpétuer leur domination et provoque les réponses militaristes et réactionnaires des nouvelles grandes puissances dictatoriales capitalistes. Il nous est vital de nous démarquer de la propagande officielle qui voit dans tout ce qui conteste cette suprématie un ennemi à combattre y compris par la guerre tout en combattant les réponses réactionnaires de la Russie ou des vieilles colonies devenues des puissances capitalistes et des dictatures réactionnaires militaristes, bellicistes.

L’évolution du capitalisme n’est pas la simple reproduction du passé. Elle exacerbe ses contradictions dans un monde dominé par les vieilles puissances impérialistes occidentales et où le capitalisme a conquis l’ensemble de la planète. Incapables de dépasser sa crise d’accumulation comme les limites géographiques et écologiques de la planète, il arrive à l’épuisement de ses possibilités de développement. Sa putréfaction et son parasitisme, pour reprendre les mots de Lénine, menacent l’humanité et la nature, multiplient les conflits à travers une mondialisation de la guerre, toile de fond des drames sociaux et écologiques d’un capitalisme sénile. Cet enchaînement catastrophique est en route, la guerre en Ukraine, entre autres, la préfigure, il éveille aussi les classes opprimées, le prolétariat, seule classe internationale capable de l’enrayer.

Yvan Lemaitre

 

[1] La guerre et la Quatrième Internationale, 10 juin 1934, https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1934/06/34061000.htm

[2] https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/030423/cac-40-au-stade-ultime-du-capitalisme-financiarise

[3] https://www.marxists.org/archive/bukharin/works/1917/imperial/intro.htm

[4] Le grand échiquier, L’Amérique et le reste du monde, Paris, Bayard, 1997 

 

Submit to FacebookSubmit to Google PlusSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn