Le mouvement contre la réforme des retraites a connu un tournant avec le passage en force par le 49·3 qui a suscité une immense et légitime colère.

Depuis la crise sociale et politique n’a fait que s’approfondir car le gouvernement en difficulté, isolé, ayant perdu toute crédibilité, est pris dans une fuite en avant d’affrontement et de répression dont l’hystérie anti-ultragauche de Darmanin est l’expression caricaturale.

Ce mouvement est l’expression d’une colère sociale profonde qui n’est pas près de s’éteindre. Déjà, il a su franchir plusieurs étapes, sans se laisser intimider par les violences policières, sans se laisser désarmer par de faux espoirs comme la mascarade parlementaire, le vote d’une motion de censure, l’avis du Conseil constitutionnel ou un référendum. Au-delà du large succès des 11 journées appelées par l’intersyndicale, les initiatives militantes se sont multipliées, avec des grèves reconductibles, des blocages, des manifestations « sauvages », autant d’initiatives encouragées par le soutien de l’opinion publique.

Dans la fraction la plus militante du mouvement, la méfiance dans les directions syndicales a grandi, comme le besoin de prendre en main les choses par en bas. Mais cette fraction n’a pas encore trouvé les moyens de se coordonner pour formuler ou ébaucher une autre politique que celle de l’intersyndicale. Faute d’y parvenir elle en est son aile dynamique, militante, capable de prendre des initiatives mais sans parvenir à être plus que l’aile gauche radicale de l’intersyndicale.

Formuler une politique indépendante est une nécessité ressentie par bien des militant·e·s du mouvement mais implique de parvenir à surmonter des difficultés bien réelles, notamment tirer les conséquences de l’impasse politique dans laquelle le gouvernement s’enferme. Car tout le monde comprend que désormais le retrait de la réforme ne peut que signifier un affrontement direct avec le gouvernement Macron et que l’enjeu est d’aller jusqu’à son renversement sans craindre la crise politique que cela ouvrirait.

C’est un enjeu pour le mouvement, un problème qui dépend bien évidemment de son niveau de conscience et donc de confiance en lui-même, de sa capacité à formuler une politique en toute indépendance du cadre institutionnel dont pas plus les partis de la Nupes que les organisations syndicales ne veulent sortir.

Formuler une telle politique ne se réduit pas à fournir une réponse toute faite... mais le courant révolutionnaire dans sa diversité est le seul à pouvoir construire à la base, en lien avec la fraction la plus militante du mouvement, les éléments d’une telle réponse politique.

Il représente un capital politique indispensable pour répondre aux besoins du mouvement pour l’aider à prendre conscience de lui-même pour se libérer de la politique des forces institutionnelles, intersyndicales ou Nupes, et formuler sa propre perspective de classe.

Il s’agit de prendre la mesure du caractère inédit du mouvement, sa durée, sa profondeur, comme de la période à laquelle il répond, d’abandonner les grilles de lecture du passé qui conduisent, le plus souvent, chaque courant à chercher le bon mot d’ordre, la solution écrite par avance. Il est nécessaire de nous mettre à son école, à l’école de ses cadres unitaires, démocratiques pour, à travers cette expérience commune avec tous ses militants, aider à formuler une politique indépendante qui aille jusqu’à poser la question du pouvoir. En ce sens le mouvement a autant besoin du capital politique que représente le courant révolutionnaire qu’il peut lui être utile en lui permettant de dépasser ses divisions, en les discutant à l’aune des enjeux réels de la lutte, pour franchir une étape, se penser et agir en parti.

Pour les révolutionnaires, comment aider le mouvement à se dégager du cadre institutionnel

Dans le dernier numéro de la LDC, les camarades de LO écrivent dans la conclusion de leur article sur le mouvement : « [...], les forces des révolutionnaires sont aujourd’hui bien trop faibles pour être déterminantes et jouer un véritable rôle. En revanche, la situation, les discussions qu’elle permet, les yeux et les consciences qu’elle ouvre doivent permettre à nos idées de trouver écho dans une fraction de la jeunesse et de la classe ouvrière mobilisée. Ce sera un gage précieux pour les combats à venir. » [i]

Certes les forces des révolutionnaires sont faibles et il ne sert à rien de se bluffer là-dessus, le seul volontarisme, l’auto proclamation ne peuvent suffire à les surmonter. Mais justement peut-être aussi que la situation, ce mouvement inédit avec les possibilités qu’il ouvre même si elles sont limitées, pourrait permettre aux « forces révolutionnaires » de dépasser, ne serait-ce que partiellement leurs faiblesses ? La question mérite discussion.

Pour les révolutionnaires, l’alternative ne peut se réduire à « jouer un véritable rôle » ou rien, en espérant que le niveau de conscience du prochain mouvement sera suffisant. Il s’agit plus simplement de discuter de comment avec nos faibles forces nous pouvons y agir, comment les révolutionnaires peuvent contribuer à faire évoluer ce niveau de conscience, ce qui peut aussi, si nous en avons la volonté politique, nous permettre de dépasser nos propres faiblesses, nos divisions.

Le mouvement est le seul véritable cadre unitaire, le creuset, qui peut nous permettre de confronter nos différences d’appréciation, de permettre de trancher nos débats tactiques et probablement de les remettre à leur juste place par rapport aux enjeux de la lutte, pour pouvoir travailler ensemble, au sein même du mouvement, à formuler une politique indépendante de tout cadre institutionnel comme seule perspective possible pour le mouvement.

D’autant que malgré nos différences héritées d’une longue histoire inscrite dans la période précédente, globalement tous les courants de l’extrême gauche sont sur la même longueur d’onde en ce qui concerne les enjeux du mouvement actuel qui dépasse largement la question des retraites.

Toutes les organisations décrivent le mouvement comme l’expression d’un ras-le-bol général, d’une révolte sociale globale et qui depuis le 49·3 prend de fait un contenu politique, en posant la question de la démocratie, du contrôle de celles et ceux qui travaillent face à Macron et son gouvernement qui défendent les intérêts des classes dominantes qu’ils servent.

Pour l’ensemble du mouvement révolutionnaire, d’une façon ou d’une autre, il s’agit d’aider à la transformation de ce mouvement social profond en un mouvement politique contre le pouvoir, en une lutte globale contre les classes dominantes. Ce sont de fait les problèmes que discute la fraction la plus militante du mouvement, militant·e·s syndicaux, gilets jaunes, jeunes dans les AG, les collectifs interpro, les blocages, les piquets de grève... des problèmes partagés par tous celles et ceux qui depuis des semaines se posent la question d’aller plus loin que la succession des journées de l’intersyndicale, qui s’inquiètent du piège tendu d’une sortie de crise qui n’aurait comme seule perspective qu’un référendum et qui ont conscience que la solution ne pourra venir que de notre capacité collective à nous mobiliser, à nous organiser.

Se dégager de l’habitude de faire des questions de tactique des clivages

Alors que l’ensemble des courants révolutionnaires interviennent dans le mouvement, nous avons bien du mal à exister dans le paysage politique, à apparaître comme une force porteuse d’une perspective politique... à côté de la LFI et son agitation parlementaire impuissante.

Chaque courant du mouvement révolutionnaire s’autolimite en quelque sorte par sa volonté de s’affirmer en défendant « sa » solution pour le mouvement, comme s’il s’agissait d’aller chercher dans l’histoire des périodes précédentes, la bonne recette, le bon mot d’ordre, indépendamment de la réalité du mouvement actuel.

Ainsi tous les courants partent de la nécessité pour le mouvement de s’organiser à la base dans la perspective d’aller vers la grève générale, de nos camarades d’A&R qui ont repris et défendu l’appel « Regroupons les grèves reconductibles » à partir de InfoCom et de Sud PTT 92 aux camarades de RP qui ont lancé une campagne pour des « comités d’action pour la grève générale ». Autant de tentatives légitimes en soi mais lancées par en haut, indépendamment pour ne pas dire en rivalité les unes avec les autres, et qui n’échappent pas à une logique proclamatoire et d’auto construction, les camarades de RP parlant d’une situation « prérévolutionnaire » pour insister sur l’urgence de leur campagne.

De même pour LO, « La seule chose qui pourrait faire basculer la situation serait une entrée large et déterminée de la classe ouvrière dans la grève. » mais en l’opposant aux autres formes de radicalisation que la mobilisation a prises face aux limites de la politique de l’intersyndicale depuis des semaines, notamment les actions de blocage devant des entreprises, des ronds-points ou des péages. « La radicalité, disent-ils, n’est pas de mettre le feu aux poubelles, c’est de ne pas les ramasser tant que les travailleurs n’ont pas obtenu satisfaction ».

C’est d’ailleurs aussi au nom de la nécessité d’aller vers la grève générale, que nos camarades du NPA-B d’Olivier Besancenot et Philippe Poutou, ne font que décliner leur politique unitaire, pour justifier leur recherche permanente de ce « front unique complet, de la CFDT et du PS aux organisations d’extrême gauche », en n’envisageant leur rôle que comme l’aiguillon de cette gauche, de ce mouvement ouvrier à reconstruire.

Tout cela mériterait un débat entre nous, mais aussi et surtout, au sein du mouvement lui-même dont nous disons toutes et tous qu’il a besoin de se donner les moyens de discuter et de décider de sa politique alors que chaque tendance s’enferme dans une attitude substitutiste. Répondre à la question de comment aller vers une généralisation de la grève dépend du mouvement lui-même, se discute en son sein. La réponse s’écrit dans la lutte par ses acteurs mêmes en prenant en compte les multiples aspects du mouvement, sa diversité, son originalité.

Une faiblesse collective, l’incapacité à proposer une réponse politique indépendante de la gauche

Le volontarisme militant centré sur la recherche par chaque courant de la réponse tactique aux difficultés et limites du mouvement accapare les esprits pris par l’urgence en oubliant que le facteur déterminant est bien la conscience politique de classe des travailleurs, de la jeunesse, la conscience des enjeux de pouvoir qui sont au cœur de la lutte et animent ses différents protagonistes.

Le mouvement est profond et suit sa propre dynamique. Des millions de jeunes, de gilets jaunes, de travailleur·e·s, en grève reconductible ou non, dans les manifestations déclarées ou non, dans les AG d’entreprises ou les collectifs interpro, en participant aux opérations de blocages, aux distributions de tracts sont en train de se politiser, en faisant une expérience collective, démocratique, à travers laquelle elles et ils se confrontent à la réalité du pouvoir de l’Etat, à la violence de sa répression comme aux limites du jeu institutionnel parlementaire ou syndical.

C’est à travers cette multitude d’expériences de luttes qu’une partie d’entre elles et eux prend conscience de la force collective du monde du travail et apprend à devenir des militant·e·s de la lutte et à se poser tous les problèmes de son organisation, de son renforcement, à chercher des réponses face au mépris et au cynisme du gouvernement.

Nous sommes des militant·e·s politiques de cette fraction militante du mouvement, aussi limitée soit-elle, nous participons à son évolution en l’aidant, à notre niveau, à tirer toutes les leçons de chacune des étapes qu’il franchit, jusqu’à poser de fait la question du pouvoir qui s’exprime dans les slogans des manifestations, « c’est nous qui travaillons, c’est nous qui décidons », « la vraie démocratie, elle est ici »...

Tout le capital politique des révolutionnaires, tout ce précieux héritage du mouvement ouvrier, du mouvement trotskiste, n’a de sens que s’il ne se réduit pas à des mots d’ordre, des formules toutes faites, qui dominent les esprits plus qu’ils n’arment les consciences mais au contraire s’il nous aide à penser la lutte actuelle dans sa réalité. Non pas pour chercher à lui imposer un plan de bataille clé en main mais pour comprendre ce qui y est en germe, pour en percevoir toutes les potentialités et lui apporter une réponse politique indépendante des forces politiques et syndicales de la gauche institutionnelle. Une réponse politique qui ose affirmer la perspective révolutionnaire, c’est-à-dire la nécessité et la possibilité pour le monde du travail et la jeunesse de prendre le contrôle de la marche de la société.

Donner confiance dans cette perspective révolutionnaire nécessite de comprendre en quoi le mouvement actuel s’inscrit dans toute l’évolution sociale et politique du capitalisme mondialisé en faillite, de le penser comme une manifestation de cette nouvelle période qui entraîne des ruptures de plus en plus profondes d’une fraction du monde du travail et de la jeunesse avec ce système, ses institutions au service des classes dominantes.

Un mouvement social et politique inédit qui ouvre de nouvelles perspectives

Dans le mouvement de grève actuel comme à travers les initiatives que prennent les collectifs et les diverses équipes syndicales on voit se dessiner de fait l’embryon de ce qui pourrait constituer un parti des travailleurs capable de développer une politique de classe en toute indépendance des partis de la gauche parlementaire comme des confédérations syndicales.

Un tel parti ne se construira pas comme le résultat de l’application de recettes ou de plans préétablis autour de mots d’ordre justes défendus par tel ou tel courant d’extrême gauche, qui serait meilleur, plus efficace, plus volontariste que les autres. Il ne peut naître qu’à partir des relations que nous construisons avec les militant·e·s du mouvement, avec lesquel·le·s nous partageons une expérience commune, avec lesquel·le·s nous discutons et décidons démocratiquement des réponses à apporter aux problèmes stratégiques de la lutte.

La conscience de la nécessité de prendre nos affaires en main, de s’organiser à la base, de faire de la politique au sens de défendre dans un cadre démocratique nos intérêts, ceux du plus grand nombre contre les intérêts d’une minorité, cette conscience de classe ne peut se construire qu’à partir des réponses militantes, concrètes aux problèmes du mouvement : comment dépasser le cadre étroit de la politique de l’intersyndicale ? comment construire et généraliser la lutte pour bloquer le pays, et comment aller jusqu’au bout de ce combat sans craindre de remettre en cause tout le cadre institutionnel bien huilé qui ne sert qu’à masquer la réalité des rapports de classe ?

C’est bien là l’enjeu du moment, permettre à toute cette génération militante, nouvelle ou pas, qui fait une expérience unique, d’en tirer jusqu’au bout les leçons, pour participer à la construction de cette force politique, de ce parti révolutionnaire, pour contrôler nos luttes aujourd’hui et l’ensemble de la société demain.

Les forces des révolutionnaires sont surtout faibles de leur division et de leur manie de dire aux travailleurs ce qu’ils devraient faire en oubliant de voir ensemble ce qu’ils pourraient faire, en appelant à l’unité sans être jamais capable de la réaliser pour eux-mêmes.

Face à la menace de la droite extrême et de l’extrême droite, il est urgent et nécessaire que s’ouvre sur le terrain de la lutte des classes une autre issue à la crise politique actuelle, à la faillite globale du capitalisme, en rupture avec l’impasse des partis institutionnels, d’une perspective révolutionnaire.

Le mouvement actuel, son dynamisme et son cadre démocratique peuvent être l’occasion d’une refondation unitaire et démocratique, pour que le courant révolutionnaire puisse jouer pleinement son rôle d’une force politique, d’un parti, instrument de la conquête du pouvoir par les travailleurs eux-mêmes.

Bruno Bajou

 

[i] LDC 231 avril 2023 - https://mensuel.lutte-ouvriere.org//2023/04/02/retraites-trois-mois-de-greves-et-de-manifestations_588675.html

 

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