Pour la première fois dans l’histoire de la CGT, son congrès qui s’est tenu du 27 au 31 mars à Clermont-Ferrand a mis en minorité son secrétaire général, Philippe Martinez, et sa direction sortante. Le rapport d’activité, qui fait le bilan de la politique de la confédération depuis le dernier congrès en mai 2019, a été rejeté à quelques voix de différence certes, mais c’est bien une première et un effet différé du mouvement contre la réforme des retraites puisque celui-ci pose de manière nouvelle des problèmes qui ont fait l’objet des discussions entre militant·e·s et dans les instances depuis plus de 3 ans, sectarisme à l’égard du mouvement des Gilets jaunes, journées d’action à répétition sans autre stratégie, engluement dans le dialogue social, grèves parties de la base sans les syndicats, exclusion de la CGT PSA Poissy, etc. Dès le début du congrès la contestation s’est fait entendre, la tribune a été envahie après que le bureau a refusé d’élargir la commission « mandats et vote ». Ce devant quoi il a dû au final s’incliner.

Par ailleurs, la candidate pressentie par Martinez pour lui succéder au poste de secrétaire général, Marie Buisson, a été refusée par le comité confédéral national (CCN), le « parlement » de la CGT composé de tous les n°1 des Fédérations et des Unions départementales, précédemment élus dans les congrès de ces instances.

La « crise de succession » a finalement été résolue par le choix de Sophie Binet, 41 ans, secrétaire générale de l’UGICT (ingénieurs, cadres et techniciens) et en charge de l’égalité hommes-femmes à la CGT. La nouvelle secrétaire générale, bien formatée par l’appareil qui l’a choisie, répond, d’une certaine façon, malgré l’appareil lui-même qui a nommé Laurent Brun, secrétaire général de la fédération cheminote, en numéro 2, à un besoin de rajeunissement, de féminisation, de prise en compte de la question écologique chez bien des militant·e·s du syndicat et même du mouvement social. Elle a repris à son compte dans son discours au congrès, la volonté du mouvement de ne « rien lâcher jusqu’au retrait », lançant de la tribune le slogan des salarié.es de l’énergie, adapté d’un slogan des GJ : « Emmanuel Macron, si tu continues, on fera le noir chez toi », tout en annonçant dans le même temps que la CGT se rendrait à Matignon, à l’invitation de Borne, avec le reste de l’intersyndicale le 5 avril. La continuité donc...

Une situation qui illustre et renforce la contradiction entre les intérêts d’appareil de la CGT, la défense de sa position de partenaire social, d’interlocuteur du patronat et du gouvernement dans le « dialogue social » et les institutions, et les besoins de la lutte, les évolutions du monde du travail, l’aspiration à l’indépendance de classe, à des rapports démocratiques sans sectarisme.

Une sortie de crise de ...succession

La question de la succession de Martinez avait suscité un conflit dont certains redoutaient qu’il fasse éclater la CGT. La candidature de Marie Buisson, une enseignante de la CGT Education, dirigeante de la Fédération de l’éducation, de la recherche et de la culture (FERC) avait été rejetée par une partie des Fédérations ou Unions départementales traditionnellement contestataires. Certains dirigeants ne cachaient pas leur hostilité à la candidate, très critiquée parce qu’elle représentait la participation de la CGT à « Plus jamais ça », un collectif de 8 associations ou syndicats, les Amis de la Terre, Attac, la CGT, la Confédération paysanne, la FSU, Greenpeace France, Oxfam France et Solidaires, qui avait lancé pendant le premier confinement, fin mars 2020, l’appel suivant : « Nous en appelons à toutes les forces progressistes et humanistes, et plus largement à toute la société, pour reconstruire ensemble un futur, écologique, féministe et social, en rupture avec les politiques menées jusque-là et le désordre néolibéral. » Un appel puis un manifeste se situant clairement dans le cadre des institutions, du réformisme antilibéral mais aussi décrié dans la CGT parce que se réclamant du combat féministe, écologiste, et émanant d’une alliance avec entre autres la FSU et Solidaires.

Les opposants à la direction de la Confédé, Olivier Mateu, secrétaire de l’UD Bouches-du-Rhône, et Emmanuel Lépine, dirigeant de la Fédération nationale des industries chimiques (FNIC) n’ont pas été retenus sur la liste des candidats proposée par la commission des candidatures et le CCN. Ces militants, rajoutés ensuite par des délégués au moment du vote ont tous obtenu plus de 36 % des voix, mais pas les 50 % des votes de délégués nécessaires pour être élus.

Une illustration des méthodes bureaucratiques et anti-démocratiques de l’appareil d’autant que les résultats des votes obtenus par chaque candidat·e lors de l’élection par les congressistes de la commission exécutive n’ont pas été rendus publics malgré une demande pressante de nombreux délégué·e·s.

Le CCN a refusé, à très peu de voix près, la candidature de Marie Buisson pourtant soutenue par une majorité des 66 membres de la CE nouvellement élue par les délégués. L’autre candidate pressentie très peu de temps avant le congrès pour succéder à Martinez, Céline Verzeletti, ne faisait pas non plus consensus. Après plusieurs heures de délibération dans la nuit du jeudi au vendredi, la CE a trouvé dans ses rangs une nouvelle candidate, Sophie Binet, qui avait recueilli 86,14 % des voix des délégués et n’appartenait à aucun des deux camps. Elle l’a proposée au CCN qui l’a approuvée. Animatrice en 2006 du mouvement contre le contrat première embauche (CPE) quand elle était étudiante à Nantes, conseillère principale d’éducation en lycée professionnel à Marseille puis dans le 93, elle incarne un renouveau sans doute bienvenu pour bon nombre de militant·e·s qui avaient enduré douloureusement l’épisode de la succession en 2016 de Thierry Lepaon, disqualifié par un scandale touchant à l’utilisation personnelle de fonds du syndicat. Martinez n’avait pas réussi à tourner la page.

Cette désignation surprise est un moyen pour l’appareil de sortir du conflit entre des pratiques façonnées par la longue mainmise du PC stalinien sur la CGT, dont Olivier Mateu est la continuité tout en se revendiquant d’une ligne lutte de classes, et un modernisme représenté par Marie Buisson tout à fait adapté à la concertation et au dialogue social.

L’appareil semble vouloir tourner la page de ces luttes internes autour d’une orientation de synthèse si on peut dire, très centrée sur ses propres intérêts d’appareil au regard desquels Sophie Binet offre toutes les garanties. La CGT a décidé dans son texte d’orientation amendé, voté à environ 72 % des délégué·e·s, de sortir de « Plus jamais ça » et de renoncer au rapprochement avec FSU et Solidaires qui n’avaient pas fait l’objet de discussions.

Reste du point de vue des travailleurs et des militants, de leurs intérêts, la contradiction qui est au cœur de sa politique comme au cœur du mouvement, celle entre syndicalisme lutte de classes et syndicalisme d’accompagnement. Y-a-t-il une autre possibilité, pour défendre les droits des travailleur.es, leurs conditions de vie, que de contester radicalement le système capitaliste, et de poser la question du pouvoir, de qui décide et qui contrôle ? Ou bien les luttes ne servent-elles qu’à conforter des positions dans les institutions et le dialogue social ?

Nouvelle direction, vieille politique du dialogue social

De ce point de vue, Sophie Binet a clairement indiqué qu’elle continuerait la politique de la confédération. Dans son discours de clôture, elle a fixé comme tâche, permise par le mouvement en cours, « une grande campagne de syndicalisation ». Elle a défini dans sa feuille de route la nécessité d’un « plan de reconquête industrielle » et si elle a associé le combat écologiste au combat syndical, « fin du monde, fin du mois », elle n’a jamais parlé de la nécessité d’en finir avec le système capitaliste, avec la propriété privée capitaliste.

Elle a aussi évoqué le rendez-vous avec Borne, auquel « l’intersyndicale unie » ira pour « exiger le retrait de la réforme »… Après quoi il s’agira de passer aux « vraies priorités », « augmenter les salaires », la « pénibilité du travail », la « question environnementale », toutes choses qui, étant donné que la nécessité de luttes, de grèves n’a pas été mentionnée, peuvent s’intégrer dans le « dialogue social » voulu par Macron, Borne ou le Medef. Le patron de celui-ci, Roux de Bézieux, ne s’est-il pas félicité dans une interview à France info le 27 mars dernier, que continuent en ce moment-même des échanges réguliers avec toutes les confédérations syndicales.

Pour un syndicalisme lutte de classe, démocratique, pour le renversement du capitalisme

Les besoins de la lutte, indépendance de classe, rapports démocratiques, dont le mouvement actuel montre toute l’importance, se sont exprimés largement dans le congrès.

De nombreux délégués sont intervenus, pour exprimer leurs désaccords avec les annonces faites par Berger et par Borne sur une éventuelle médiation ou rencontre. « Camarade Philippe Martinez, qui t’a donné mandat pour parler de médiation alors que les travailleurs sont dans la rue ? », a interpellé une camarade de la chimie très applaudie. Les interventions et amendements des congressistes ont modifié assez substantiellement la motion d’actualité proposée par le bureau. La phrase « Il n’y aura ni médiation, ni compromis », a été ajoutée à la déclaration qui précise que nous irons « jusqu’au retrait ». Ce n’est évidemment pas une garantie mais c’est toujours un point d’appui et l’expression d’une volonté claire de nombreux militants.

Une militante du syndicat Axa a dénoncé à la tribune l’exclusion par la Fédération des Métaux de la CGT historique de PSA Poissy, de Jean-Pierre Mercier et de ses camarades l’an dernier.

Une camarade de la Santé a insisté sur la période nouvelle dans laquelle le mouvement a éclaté, la guerre déclarée par le gouvernement et les patrons, et la contestation qui va au-delà des retraites, contre ce système capitaliste. Ce mouvement exceptionnel pose le problème du contrôle des luttes par les salariés, les jeunes eux-mêmes et le contrôle de toute la société pour empêcher les actionnaires de mener le monde à la faillite.

Même si le mouvement a réussi à s’inviter et à animer le congrès, l’appareil a réussi à trouver une issue à sa propre crise tout en maîtrisant les débats. La motion d’actualité adoptée à 90 % a au moins eu le mérite de refuser toute pause et toute médiation dans notre mouvement pour réaffirmer que c’était le retrait ou rien. Un point d’appui pour nous donner les moyens de rebondir en rompant avec les ambiguïtés de la CGT comme de l’intersyndicale pour prendre les affaires en main dans le syndicat comme dans la lutte, pour faire vivre une démocratie directe indispensable, indépendante des appareils qui soit le pouvoir des travailleurs sur leur propre lutte.

Isabelle Larroquet, Galia Trépère

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