Nous reprenons ci-dessous les grandes lignes de l’intervention faite dans le cadre des introductions à l’atelier de l’Université d’été du NPA intitulé « Le Front unique, dans les luttes et… dans les urnes ? ». Nous avons écarté la question des urnes et des aventures électorales municipales et régionales de certains camarades avec LFI auquel le titre voulait renvoyer. Chacun connaît la teneur des désaccords sur ce sujet au sein du NPA, inutile d’y revenir, et ces alliances électorales ont bien peu à voir avec un quelconque « front unique ».

Cette formule, défendue dans un contexte historique bien particulier, est devenue une sorte de lieu commun au sein du mouvement trotskiste, bien souvent utilisée pour expliquer ou justifier des démarches unitaires.

Discuter du Front unique nécessite de revenir sur son origine pour se demander en quoi cette formule peut ou non nous être utile aujourd’hui. Est-elle opérante pour faire face aux responsabilités qui sont les nôtres, à la nécessité d’unifier les forces militantes disponibles pour aider à l’unité de notre camp social et à renforcer la conscience de classe face à l’offensive et la faillite capitalistes ?

Une notion apparue au début des années 1920

La notion de Front unique a été défendue au sein de l’Internationale communiste alors que le mouvement communiste venait de scissionner de la fraction réformiste de la vieille social-démocratie, quelques années après la vague révolutionnaire qui avait mené à la prise du pouvoir par les soviets en Russie. Cette scission a bouleversé le mouvement ouvrier, dès lors divisé entre deux puissantes organisations implantées dans la classe ouvrière, dont le parti communiste qui se fixait la tâche d’aider le prolétariat à postuler au pouvoir par la voie révolutionnaire.

Dans un texte écrit en 1922, Le Front unique et le communisme en France, Trotski défendait la nécessité d’une démarche de « front unique » des partis communistes alors révolutionnaires à l’égard des partis sociaux-démocrates qui même s’ils avaient défendu l’union sacrée pendant la guerre et, en Allemagne, avaient fait assassiner Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, étaient restés des partis massivement implantés dans la classe ouvrière : « Dans les conflits, pour autant qu'ils embrassent les intérêts vitaux de toute la classe ouvrière ou de sa majorité ou bien d'une partie quelconque de cette classe, les masses ouvrières sentent la nécessité de l'unité des actions, de l'unité dans la défensive contre l'attaque du capital ainsi que l'unité dans l'offensive contre celui-ci ».

[…] « Les réformistes ont peur de l'élan potentiel révolutionnaire du mouvement des masses ; la tribune parlementaire, les bureaux des syndicats, les cours arbitraires, les antichambres des ministères, sont leurs arènes favorites. Nous sommes au contraire intéressés, en dehors de toutes autres considérations, à faire sortir les réformistes de leurs abris et à les situer à nos côtés sur le front des masses en lutte. Avec une bonne tactique ce ne peut être qu'à notre avantage ».

Ce « front » avec la social-démocratie ne pouvait avoir d’autre terrain que l’indépendance de classe. « La question du front unique, tant par son origine, que par son essence n'est pas du tout une question de relations entre les fractions parlementaires communiste et socialiste, entre les comités centraux d'un parti et de l'autre, entre l'Humanité et Le Populaire. Le problème du front unique surgit de la nécessité d'assurer à la classe ouvrière la possibilité d'un front unique dans la lutte contre le capital malgré la division fatale à l'époque actuelle, des organisations politiques qui ont l'appui de la classe ouvrière ».

Une démarche unitaire en fonction de la réalité des rapports de forces et des rapports politiques présents

Le décalage entre la situation qui est la nôtre et celle des militants communistes à qui s’adressait Trotski est évident. Quand on voit l’alignement des organisations de la « gauche » politique et syndicale sur la politique de Macron dans la crise sanitaire, engluées dans le dialogue social et la cogestion, leur hostilité à tout mouvement qu’elles ne contrôlent pas ; quand on mesure le désaveu, la défiance du monde du travail et des classes populaires vis-à-vis de ces organisations, on voit bien qu’invoquer le « front unique » ne nous aide pas.

Une politique de front unique avec des organisations réformistes, visant à défendre des revendications, des « exigences vitales » du monde du travail et des classes populaires sur une base d’indépendance de classe ne peut pas avoir de partenaires aujourd’hui, elle n’est pas possible.

La démarche unitaire n’en est pas moins au cœur de nos actions, de nos préoccupations. Nous la pratiquons quotidiennement dans notre activité syndicale, nos associations, au sein des mobilisations avec le souci de rassembler les forces du monde du travail pour porter les revendications sociales, démocratiques, aider aux prises de conscience politiques. C’est l’obsession de tous les militants des luttes, anticapitalistes, révolutionnaires, libertaires, de tous les militants démocratiques. Et ce devrait être également la première de nos préoccupations pour rassembler les forces des révolutionnaires au lieu de justifier les divisions, voire de pousser à la porte comme nous venons de le vivre avec les militants du CCR.

Notre préoccupation dans chaque moment de la lutte de classe est d’aider les travailleurs, les jeunes, les classes populaires à prendre en main leur sort, à faire de la politique, décider eux-mêmes de leurs luttes, de leur organisation, à travers le débat démocratique.

C’est ce que nous défendons et essayons de mettre en pratique dans tous les cadres où nous intervenons, collectifs de lutte, coordinations, comités de grève, comme dans les syndicats où nous militons avec nos camarades de travail et que nous contribuons à construire en opposition à la politique de dialogue social et à la collaboration de classe.

Prendre la mesure des ruptures et répondre aux aspirations démocratiques

Depuis plusieurs années se développe dans les mobilisations la volonté de prendre ses affaires et ses luttes en main en indépendance, voire en rupture avec les appareils syndicaux et la gauche institutionnelle.

Les luttes contre la loi travail sous Hollande en ont été une étape, avec le développement de collectifs de luttes, de réseaux militants plus ou moins ponctuels ou pérennes, se réactivant et évoluant au cours des mobilisations qui ont suivi, ici en « alter-syndicales », en « cortèges de tête » ou « cortèges mélangés » dans les manifestations, mais aussi dans des comités de grèves, des embryons de coordinations, des interpro…

L’accélération de la faillite capitaliste et de la lutte de classe a imbriqué l’urgence sociale, démocratique, écologique et aujourd’hui sanitaire. Elle a approfondi les ruptures en cours. Le mouvement des gilets jaunes l’a exprimé à grande échelle. Et ce qui se passe aujourd’hui avec les mobilisations contre la police sanitaire de Macron en est une nouvelle expression, même si cela se fait dans une grande confusion.

Cela nous met devant des responsabilités nouvelles. Et notre problème n’est pas tant de juger, de chercher à caractériser ce que les uns ou les autres pensent dans les manifestations, mais d’arriver à partir des exigences qui s’y expriment à dégager des revendications pour notre camp social. La question qui nous taraude, c’est comment armer la colère d’une compréhension des rapports sociaux et politiques, aider à l’indépendance de classe, l’encourager. Pour ne prendre que le mot d’ordre de « liberté », tout dépend ce qu’on en fait, mais il y a quelque chose que nous partageons dans cette aspiration qui n’est pas simplement une revendication individualiste ou libertarienne. Il nous appartient de lui donner un contenu de classe en agissant et s’organisant avec les camarades de lutte, avec tous ceux, militants organisés ou non qui cherchent à intervenir, à avoir une politique pour ne pas subir, pour influencer le cours des choses, peser dans la mobilisation, et pour cela ressentent le besoin de se coordonner.

C’est ce que des camarades ont essayé de faire cet été dans quelques villes, entre autres à Bordeaux à partir du collectif de Bassens, qui a continué à se réunir depuis le mouvement gilets jaunes et autour duquel des militants de différents réseaux ont commencé à se regrouper pour intervenir dans la mobilisation.

Il est indispensable, urgent pour tous les militants anticapitalistes de se regrouper pour débattre, confronter, élaborer à partir des compréhensions, des expériences des uns et des autres en fonction des situations de chacun, des contextes, des nuances d’appréciation. Non par en haut mais concrètement, à partir de ce qui existe, des situations concrètes, des rapports politiques tels qu’ils sont.

Se mettre à la remorque de la gauche ou donner un contenu de classe aux aspirations de notre camp social

Les camarades de la majorité du NPA qui défendent la nécessité de créer des « cadres de Front unique » face au recul du mouvement ouvrier, à l’affaiblissement de la « gauche » et au danger de l’extrême-droite, mettent en avant la nécessité de « reconstruire le mouvement ouvrier ». Ces mêmes camarades appelaient il y a peu à « regrouper la gauche qui lutte » dans une « coordination permanente ». Le désaccord que nous avons tient à l’appréciation de la période et des rapports politiques. La violence de l’offensive sociale, politique, réactionnaire de la bourgeoisie, sa faillite économique, morale, les bouleversements à l’échelle internationale combinés à la faillite de cette dite gauche transforment les consciences de façon accélérée. Elles ouvrent des possibilités dont il nous faut prendre la mesure pour discuter de nos tâches. Ce débat-là s’impose à tous de façon incontournable. Il détermine nos tâches, la politique que nous proposons à celles et ceux qui luttent aujourd’hui dans notre classe et qui s’organisent et se mobilisent en rupture avec les vieilles organisations du mouvement ouvrier.

Notre actualité n’est pas de nous mettre d’une façon ou d’une autre à la remorque de cette « gauche » au nom d’un mythique front unique qui ne peut avoir d’autre sens que de s’y diluer.

Nous ne sommes pas des nostalgiques du PCF et du PS de la grande époque, de la CGT de Krasucki ou Thibault… Nous ne pouvons que prendre acte de la décomposition des appareils de cette gauche faillie, quels que soient les qualificatifs dont s’affublent certains de ses morceaux, « radicale », « en lutte » ou autres.

Il nous faut prendre la mesure de l’inédit de la situation, sans aucune nostalgie pour le passé, pour parvenir à formuler, avec les militants lutte de classe organisés ou non, au cœur des mobilisations de notre classe et à partir des exigences qui s’y expriment, des revendications permettant de rassembler et d’organiser nos camarades de lutte et de travail, la jeunesse. Ces aspirations et revendications posent toutes en filigrane la question centrale du contrôle de la société et de la production par les travailleurs, la question de la démocratie et du pouvoir.

Isabelle Ufferte

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