Jamais sans doute la nécessité de changer de mode de production, de la planifier en fonction des besoins de la collectivité en définissant démocratiquement ses priorités et la répartition des richesses produites n’est apparue aussi nécessaire et urgente à une fraction de la population.

La pandémie, à la fois un révélateur et un accélérateur de la faillite capitaliste, fait prendre conscience de l’urgence sanitaire, écologique, économique, démocratique, alors que les classes dominantes amplifient l’offensive pour maintenir leurs profits, remettent en cause les retraites, les droits des chômeurs et accélèrent la précarisation et la paupérisation du monde du travail, sa mise en concurrence dans le monde entier tandis qu’un lourd chômage de masse est annoncé.

C’est dans ce contexte que se discute avec une acuité nouvelle la nécessité d’un revenu garanti pour toutes et tous quelle que soit sa situation, avec ou sans emploi, pour simplement vivre, payer son loyer, élever ses enfants.

La mise en chômage partiel de millions de salariés pendant plusieurs mois, les « aides » versées à de nombreux commerçants, artisans, indépendants et, surtout, les centaines de milliards d’argent public dont les Etats arrosent les grandes entreprises, creusant le gouffre de la dette publique pour être immédiatement redirigés vers la Bourse qui bat des records, cette profusion « d’argent magique » renforce le sentiment du droit de chacun à un revenu.

Une partie de la gauche institutionnelle prétend y répondre en défendant l’instauration d’un « revenu universel », porté entre autres par Hamon depuis 2017 et que Mélenchon proposait de discuter dans la perspective d’une candidature commune en 2022. Cette mesure, également portée par une partie de la bourgeoisie « antilibérale », par des présidents de départements, part du postulat qu’un chômage de masse est inéluctable, inscrit dans les évolutions technologiques et la numérisation de l’économie et qu’il faut donc instaurer un minimum d’« aides » pour freiner les explosions sociales et soutenir la consommation pour éviter que la machine s’enraye. Le « revenu universel » s’inscrit dans le prolongement du RMI et du RSA, vise à globaliser l’ensemble des allocations, s’intégrant de fait dans les politiques anti-ouvrières et de contrôle des pauvres menées depuis des décennies.

En opposition à cette mesure, d’autres portent des propositions qu’ils inscrivent dans un changement de société. C’est le cas de réseaux militants, telle l’association d’éducation populaire Réseau salariat initiée par Bernard Friot qui défend le « salaire à vie » ou encore de Frédéric Lordon, pour qui « l’anticapitalisme n’est plus une option » et qui défend une « garantie générale universelle » et la nécessité d’un « communisme désirable » (cf son dernier essai, Figures du communisme, 2021, Ed La Fabrique). Tous deux laissent la porte ouverte à un changement au sein des institutions, de l’Etat, et restent prisonniers du cadre national, mais les questions qu’ils posent participent du débat qui s’impose à tous ceux qui veulent agir face à la catastrophe annoncée et changer le monde. Quel programme, quels objectifs pour nos luttes pour en finir avec la dictature de la finance, quelle société construire, à travers quelle transition du capitalisme à un nouvel ordre économique, dans le cadre institutionnel ou par la voie révolutionnaire ?

Le capitalisme, le parasitisme de la finance, la recherche du profit maximum transforment les progrès prodigieux des sciences et des techniques en leur contraire, épuisant les ressources naturelles, faisant que la totalité de ce que la planète est en mesure de régénérer en une année a été consommé au 28 juillet, avec des disparités gigantesques entre pays riches et pauvres !

Des réponses qui ne prennent pas en compte l'évolution de la lutte des classes

Lordon comme Friot avancent des propositions, échafaudent des « constructions » visant à assurer à chacun de « ne plus dépendre de l’emploi, de l’employeur, et du marché pour vivre ».

Dans son livre, Lordon explique : « À la place de l’incertitude instituée, il faut mettre la garantie économique générale. [C’est] un autre nom possible pour le « salaire à vie » de Bernard Friot [qui] vise à libérer de la servitude capitaliste par l’emploi […]. Ne plus dépendre de l’emploi, de l’employeur, et du marché pour vivre : voilà le cœur de la garantie économique générale opérée dans les dispositifs du « salaire à vie » de Friot ». La garantie d’un revenu décent est bien évidemment une exigence légitime mais elle ne peut être dissociée de la question de la place de chacun dans la société et la production et surtout elle n’est pas compatible avec le rapport d’exploitation que constitue le salariat.

Friot propose d’octroyer à l’ensemble des citoyens un salaire mensuel, compris dans une échelle de 1 à 4, de leur majorité jusqu’à leur mort, déconnecté du travail. Il prône un élargissement de « la cotisation sociale », attribuant à la Sécurité sociale et à toute « institution de socialisation du salaire » un « caractère anticapitaliste ». Membre du PCF qui « pratique à la fois christianisme et communisme » comme il l’expliquait à Ballast en 2019, il idéalise le CNR (conseil national de la résistance), la mise en place de la Sécu et le rôle des ministres communistes auprès de De Gaulle au sortir de la seconde guerre mondiale. Comme si la politique du CNR n’avait pas correspondu aux intérêts de la bourgeoisie déconsidérée de par sa collaboration avec le nazisme, contrainte par le rapport de force à un compromis en particulier avec le PCF, compromis dont De Gaulle fut l’artisan. Il lui fallait acheter la paix sociale pour remettre sur pied son appareil d’Etat et la machine de production dans un pays désorganisé par la guerre et l’occupation, alors que grondait la révolte dans ses colonies où les luttes de libération nationale démarraient.

A différentes périodes de son histoire et en fonction des réalités nationales, la bourgeoisie a choisi d’extraire un certain nombre de services et de secteurs économiques du « marché » pour mieux les mettre au service de sa machine à produire les profits : hôpitaux pour maintenir un niveau de santé général indispensable au développement industriel (par ailleurs débouché très lucratif pour l’industrie du médicament et des appareillages médicaux…) ; éducation pour former les techniciens, ingénieurs, cadres, intellectuels mais aussi ouvriers dont elle avait besoin ; administrations diverses pour gérer ses affaires dites publiques au service d’intérêts très privés… Et aussi transport, énergie, banques, industries essentielles un temps rendus publics, « nationalisés » par la bourgeoisie soit pour leur rôle indispensable au fonctionnement de l’économie, soit, comme en 1981, rachetés à prix d’or pour mieux les renflouer et les moderniser sur fonds publics, au prix de vagues massives de licenciements, avant de les reprivatiser 5 ou 10 ans plus tard pour une bouchée de pain...

Friot, nostalgique comme d’autres du CNR, mythifie cette période, traitant le tournant de la mondialisation libérale comme un choix idéologique de la bourgeoisie et non le produit de l’évolution même des rapports de force entre les classes, des rapports de production, de la division internationale du travail et de la mise en concurrence des travailleurs au sein d’un immense marché globalisé, imposant une exploitation sans cesse aggravée au prolétariat international dans le cadre d'un capitalisme financiarisé et mondialisé. Les conditions d’exploitation ont été « homogénéisées », les travailleurs des pays riches ont vu tour à tour disparaître une grande part de leurs acquis. Retraites, temps de travail, droits, conventions collectives, services publics… n’en finissent plus d’être laminés tandis qu’au nom de « l’aide à l’emploi » se sont multipliées les exonérations de cotisations patronales provoquant les déficits dits « abyssaux » des caisses sociales… et la baisse continue des prestations.

Le capitalisme financier mondialisé n’a d’autre possibilité pour éviter la déroute financière qu’une fuite en avant qui tend à aggraver l’exploitation des travailleurs et des peuples qui rend illusoire toute possibilité de nouvelles conquêtes sociales sans remise en cause radicale de la logique du profit. Nombre de militants, de travailleurs, de jeunes, d’intellectuels en prennent conscience tout en s’interrogeant sur les voies vers une autre société qu’on ne peut penser qu’à l’échelle internationale, sur les possibilités et les moyens de la transition du capitalisme vers un autre monde.

La nécessaire transition du capitalisme au socialisme, au communisme

On ne peut que souscrire quand Lordon affirme que « repeindre le capitalisme en noir ne suffit plus », qu’« il n’y a plus de transition que par le dehors, vers autre chose que le capitalisme ». C’est bien la question de cette transition qui est posée aujourd’hui à celles et ceux qui veulent changer le monde. Comment « sortir du capitalisme », penser la perspective d’un autre mode de production à partir du développement actuel des forces productives, de la place qu’occupent les travailleurs dans la société et de la réalité de la lutte des classes ?

Lordon veut « défaire l’imaginaire négatif dont l’idée de sortir du capitalisme, pour ne rien dire du mot communisme lui-même, a été surchargée » et discute dans son livre de ce que peut être, de son point de vue, cette transition vers la société communiste. Il s’appuie pour cela sur les travaux de Friot et fait de la mise en place d’un « système de cotisation généralisé » un élément central. Ce système, qui se déclinerait au niveau local, régional et national, collecterait la valeur ajoutée créée dans les entreprises publiques, coopératives et celles encore dans le domaine privé, pour la redistribuer à travers trois caisses : une assurant à chacun, qu’il travaille ou non, un « salaire à vie » renommé « garantie économique générale » ; une chargée du fonctionnement de services publics gratuits ; une enfin permettant d’apporter aux entreprises les avances budgétaires nécessaires à leur fonctionnement : « le financement sous logique de rentabilité capitaliste est aboli et remplacé par le subventionnement sous principe de délibération politique ».

Si ce « projet » a le grand mérite d’essayer de penser concrètement la transition du capitalisme vers un autre mode de production, on a du mal à suivre la mise en place de cette sorte de construction « idéale » faite par en haut, déconnectée de la réalité de la lutte des classes. Et cela d’autant que Lordon situe son raisonnement dans un contexte purement national. La porte reste ainsi ouverte à l’utopie d’un pouvoir qui, à condition d’être soutenu par des mobilisations sociales puissantes et résolues, serait capable de vaincre les obstacles institutionnels, financiers et répressifs pour mettre en œuvre un plan conçu à l’avance. Ce que Lordon formulait d’une certaine façon dans une interview en 2019 à propos de l’hypothèse passée de l’élection de Mélenchon à qui il avait apporté un soutien critique : « un gouvernement Mélenchon serait K.O. debout avant même de poser sa première fesse dans le fauteuil présidentiel ! […] Alors, que faire là contre, en effet ? Il n’y a pas 36 manières de s’en tirer… un gouvernement sans une insurrection à caractère quasi révolutionnaire derrière n’a aucune chance ».

« Producteurs sauvons-nous nous-mêmes » !

L’apport des travaux de Lordon est utile pour le travail de réflexion, d’élaboration auquel les militants du monde du travail, les anticapitalistes et révolutionnaires ne peuvent se soustraire, au sens où il remet au centre de la discussion la question de la transition, de son contenu trop souvent réduit à une référence dogmatique au Programme de transition de Trotsky. Mais ce travail, cette élaboration ne peuvent rester dans le domaine pur des idées, ils ont besoin de la méthode du matérialisme militant, du marxisme pour penser les étapes possibles de cette transition, lui donner chair en prenant pleinement conscience des possibilités qu’ouvrent la nouvelle phase de développement du capitalisme et les luttes des exploités et opprimés, seul moteur pratique de la transition, c'est à dire de la transformation révolutionnaire de la société.

En 1845, Marx et Engels, développant leurs thèses sur le matérialisme historique dans l’Idéologie allemande, écrivaient : « le communisme n’est pas un état de chose qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu’elles existent actuellement ».

C’est bien cette méthode qui nous est nécessaire pour penser la transition à partir de la lutte des classes et des bouleversements du mode de production.

Un des moteurs de ce « mouvement réel » est la prodigieuse évolution des sciences et des techniques, produits du travail humain. Elle s’est traduite au cours des décennies passées par un fort développement de la socialisation et de la division internationale du travail.

« À un certain stade de leur développement, écrivait Marx, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. ». Cette contradiction éclate aux yeux de tous aujourd’hui, elle accentue la concurrence, l’emballement de la spéculation financière et de l’endettement, la destruction des équilibres naturels, l’accentuation des inégalités sociales, du dénuement qui touche une immense proportion des êtres humains. Expression de sa faillite, tout cela se combine dans une fuite en avant que les mécanismes de régulation du capitalisme sont incapables de juguler, tout comme les politiques budgétaires et monétaires mises en œuvre par les États et les banques centrales. « Alors s’ouvre une période de révolution sociale » concluait Marx dans la même citation…

A la guerre permanente du 1 % pour extirper toujours plus de richesses de l’exploitation, répondent les révoltes des 99 %. La vague ouverte au début de années 2010 par les révolutions arabes et les luttes des indignés n’en finit pas de s’étendre portant les exigences sociales, démocratiques, pour les droits des femmes, contre les discriminations, le racisme, la violence d’État, pour le climat… Toutes désignent un même adversaire, portent plus ou moins explicitement une même exigence : en finir avec le capitalisme, changer le monde.

C’est dans ces processus révolutionnaires à l’œuvre que s'écrit la transition vers le socialisme, le communisme, non par adhésion à un plan préétabli aussi rationnel et « désirable » soit-il, mais par les réponses que les travailleurs, la jeunesse, les classes populaires apportent à chaque étape du combat.

C’est à partir de cette réalité que nous avons besoin de formuler un programme pour les luttes, des mesures nécessaires pour satisfaire les besoins et aspirations du monde du travail dont la réalisation pratique implique la remise en cause de la propriété capitaliste et du pouvoir des classes dominantes. Dans le Programme de Transition, Trotsky écrivait en 1938 « Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. Ce pont doit consister en un système de revendications transitoires partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat ». S’il ne s’agit pas aujourd’hui de « réécrire » le Programme de transition, c’est bien cette démarche qu’il nous faut nous approprier.

Le capitalisme a préparé les bases matérielles de son propre dépassement par la socialisation de l’économie, la division du travail poussée à un degré jamais atteint et cela à l’échelle internationale. Tout ce qui fonctionne de Paris à Bombay, de Chicago à Johannesburg, Téhéran, Pékin ou Addis Abeba est le fruit du travail de milliards de femmes et d’hommes.

Les travailleuses et travailleurs ont en main, collectivement, tous les leviers de contrôle de l’économie, de la société. Libérés des rapports de production capitalistes, ces collectifs de travail pourront faire fonctionner l’appareil de production et d’échange pour le compte de la collectivité en soumettant les choix stratégiques de production aux décisions démocratiques des populations. Le partage du travail mettra fin au chômage, à cette violence que représente la mise à l’écart du travail, de la société, permettant une réduction massive du temps de travail.

Cela passera nécessairement par la prise de contrôle de la circulation des capitaux, par l’expropriation des institutions financières privées et leur regroupement au sein d’un monopole public de crédit placé sous le contrôle des travailleurs et de la population. Un tel organisme pourra immédiatement annuler les dettes, abolir les bourses et autres marchés financiers, orienter l’argent vers les productions nécessaires à la satisfaction des besoins de tous. Les puissants outils d’analyse numériques développés par les grandes multinationales du commerce seront mis au service de la planification démocratique permettant d’évaluer les besoins quasiment en temps réel, permettant enfin de mettre un terme à l’épuisement des ressources naturelles et la destruction des équilibres écologiques. La gestion des choses commencera à remplacer la gestion des hommes !

Il n’y a pas d’autre transition possible du capitalisme au communisme, pas d’autre chemin que l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes, par l’abolition du salariat et de la propriété privée des moyens de production vers l’instauration d’une société sans classes.

Isabelle Ufferte

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