Les élections fédérales anticipées en Allemagne viennent de se dérouler dans un climat de crise politique et économique aiguë au niveau national, ayant mené à l’explosion de la coalition centriste, mais surtout dans le contexte d’enjeux internationaux omniprésents. Cette campagne aura ainsi vu les très peu diplomatiques ingérences de Trump, Musk et Vance, soutenant leur poulain d’extrême-droite remonté à bloc. Le mépris total adressé à leurs vassaux du vieux continent est dans le même temps une démonstration claire des prétentions étasuniennes à vassaliser l’Europe par la force.
Alors que l’AfD vient de doubler son précédent score avec 20,8 % des voix, au plus haut pour l’extrême-droite depuis 1933, les résultats, sans surprise, confirment l’échec et la faillite de tous les partis traditionnels. Même la relative gagnante qu’est la CDU avec 28,6 % des voix s’est retrouvée à faire la course derrière l’AfD, qui dicte le rythme d’une surenchère droitière. Le SPD s’effondre à 16,5 %, perdant 9 points et arrivant à son score le plus bas depuis 1887. Le FDP (libéral) a totalement disparu du champ parlementaire. Les Grünen limitent la casse sans pour autant oser mettre les thèmes écologiques sur la table, ni pouvoir imposer leur présence dans un gouvernement « Kenya » (CDU-SPD-Grünen).
Les principaux mécanismes sociaux et politiques à l’œuvre sont les mêmes qu’en France ou dans le reste de l’UE. L’essoufflement du capitalisme financiarisé mondialisé, l’exacerbation de la concurrence, entraînent une offensive générale contre le monde du travail, l’aggravation des inégalités, mais aussi la guerre et le militarisme comme continuation de cette politique par d’autres moyens. Alors qu’une minorité concentre toujours plus de richesses, la progression de la misère dans les couches populaires disqualifie les partis traditionnels. La bourgeoisie répond à ce changement de période par une offensive démagogique réactionnaire dont l’extrême-droite est l’instrument et le bénéficiaire.
Le retour à une große Koalition de la stabilité retrouvée est une mince illusion sans espoir. Merz, le dirigeant de la CDU issu de son aile la plus droitiste et réactionnaire, qui après 2008 a par ailleurs été aux conseils d’administration et de surveillance d’une bonne douzaine de groupes (principalement financiers, dont BlackRock), ne pourra construire qu’une coalition sous la pression de l’extrême-droite, et in fine lui pavera la route vers le pouvoir.
Toute la droite allemande s’enfonce dans une trumpisation annoncée, derrière laquelle se profile la possibilité d’un renouveau des luttes de classes.
Les racines sociales et économiques de la fin du « modèle allemand »
Le modèle allemand tel qu’on l’a connu jusqu’à maintenant avait notamment été mis en place par le gouvernement Schröder (SPD), via une série de mesures libérales extrêmement violentes dont les réformes Hartz, combinées à des baisses d’impôt pour le patronat.
Cela pose les bases d’une réserve de main d’œuvre précarisée et d’une pression sur les salaires, avec l’ambition d’une désinflation compétitive faisant le lit des exportations allemandes.
Les salaires ont pu être protégés pour certains emplois dans de grandes entreprises fortement syndiquées, mais au-delà de cela l’Allemagne est devenue le pays des minijobs, puis plus tard des travailleurs détachés de l’Est.
C’est dans cette logique que l’Allemagne a poussé à l’élargissement de l’UE vers l’Est, dont elle était un bénéficiaire direct. Jusqu’à ce que cet élargissement bute contre l’Ukraine, posant avec Euromaïdan les bases de la guerre. C’est aussi dans ce sens que se développe la Willkommenskultur du gouvernement Merkel, qui accepte l’arrivée d’un nombre important d’immigrés et réfugiés tout en leur imposant de dures conditions d’exploitation.
Cette politique a pu avoir un certain succès pendant un moment, puisque l’Allemagne s’est clairement affirmée comme le pilier central de l’Union Européenne. Modèle de stabilité, le « modèle allemand » a fait rêver les bourgeoisies de toute l’Europe. Aujourd’hui encore, quand Berlin s’enrhume l’Europe prend froid. Mais ce modèle allemand, qui dépendait du capitalisme mondialisé, se brise aujourd’hui sous la pression de la guerre économique, commerciale et militaire dans laquelle le monde a basculé.
Pris dans les rivalités entre grandes puissances, le coût de l’énergie plombe la compétitivité internationale
Signe le plus frappant de cette crise, l’Allemagne vient de passer deux années en récession. Le choc est particulièrement dur pour le Mittelstand, ce tissu de PME exportatrices qui fait la fierté de la bourgeoisie d’outre-Rhin. Le Halle Institute for Economic Research parle ainsi de 4215 entreprises en faillite et 38 000 emplois au quatrième trimestre 2024, un record depuis la crise de 2008. Un chiffre qui ne prend pas en compte les restructurations suite à l’acquisition par de gros groupes financiers, facilité par le fait que l’indice boursier MSCI Germany Small Cap chute d’environ 30 % par rapport aux PME du reste du monde.
Cet affaiblissement vient avant tout de l’explosion des coûts de l’énergie, frappant très fort une économie qui reposait sur un secteur industriel énergivore et avait lourdement parié sur les gazoducs russes. Encouragés à suivre l’influence hégémonique des USA dans la guerre, sacrifiant le peu d’indépendance économique qu’ils avaient, les Allemands et les Européens en ont en réalité payé le prix de façon démesurée. Loin de souffrir de cela, les Etats-Unis devenus entre temps exportateurs y vendent leur GNL à prix d’or, les nouveaux investissements logistiques qu’a dû faire l’Europe leur garantissant en la matière une domination économique durable. La Chine, devenue un autre concurrent, n’est par ailleurs pas en reste, puisqu’elle a gagné une opportunité pour capter les ressources d’une Russie désespérée.
La difficulté à faire face à la compétition internationale est alors d’autant plus dure qu’aux coûts de l’énergie s’ajoutent les politiques interventionnistes et protectionnistes des grandes puissances capitalistes. Alors que dès le mandat Biden les USA noyaient de subventions leurs entreprises, ne se cachant plus tellement de leur volonté d’étrangler les concurrents non seulement chinois mais aussi européens, le trumpisme voit dorénavant les milliardaires et les monopoles prendre directement le contrôle de l’État pour se servir, tout en menaçant de droits de douanes jusqu’à leurs plus proches « alliés ». L’ex force motrice de la mondialisation est dorénavant celle qui monte les nations les unes contre les autres et divise pour mieux régner.
Un tournant militariste, le « Zeitenwende », « changement d’époque » accentue la dépendance aux USA et à l’OTAN
Tous les partis institutionnels s’entêtent pourtant dans un virage guerrier qui promet de les enfoncer encore plus profondément dans cette crise. La chose a été officiellement théorisée par Olaf Scholz lors du discours dit du « changement de période » (Zeitenwende) en février 2022. Ce jour-là, pas moins de 100 milliards d’euros ont été détournés des fonds de récupération de la pandémie pour les allouer à l’armée, contournant le « frein à la dette » (Schuldenbremse) auquel Merkel avait pourtant donné valeur constitutionnelle. Entre son budget de base et les différents fonds spéciaux, l’Allemagne a en 2024 déclaré à l’OTAN avoir dépensé 91 milliards d’euros pour son armée, dépassant donc les 2 % de PIB pour la première fois depuis la réunification.
Les Grünen ont alors proposé pendant la campagne de monter à 3,5 %, suivis par la CDU et soutenus par von der Leyen, puis ces derniers jours le chiffre de 5 % a été sur toutes les lèvres. Il s’agirait alors d’un investissement plus élevé qu’au plus fort de la guerre froide. L’inspiration vient notamment de la Pologne, longtemps vue comme l’élève modèle de l’OTAN aux yeux des USA, face à la « vieille Europe » c’est-à-dire les vieux impérialismes à la fois alliés et concurrents des USA.
On voit en effet mal comment l’Allemagne pourrait utiliser son coûteux armement autrement que là où les USA l’ont décidé. Et Trump n’a aucune intention d’offrir à l’Allemagne un poste de gouverneur de l’Europe de l’Est : America First signifie qu’il n’y a dans ses plans que des places de vassal. En annonçant notamment refuser par avance d’appliquer l’article 5 de « défense collective » aux troupes européennes stationnées en Ukraine, Trump brise l’illusoire bilatéralité de l’alliance transatlantique, qui s’exprime clairement comme une relation de dépendance au plus fort. Friedrich Merz en est conscient, puisque dans ses premiers discours suivant l’élection, il a tout fait pour se présenter en leader d’une Europe unie et indépendante des USA. « Il est minuit moins cinq pour l'Europe », disait-il d’un air grave tout en s’affirmant favorable à « un leadership de l'Allemagne [...] parce que [...] l'Allemagne occupe une position stratégique au centre de l'Europe ; que tant de choses en Europe dépendent de l'Allemagne ».
Un constat d’échec qui paradoxalement a abouti à un renforcement de l’option militariste, avec l’hypothèse d’une armée européenne, l’option d’un armement nucléaire de l’Allemagne mise sur la table, tandis que d’autres ont appelé à une véritable transition industrielle des biens de consommation vers l’armement.
En se rêvant pôle dominant d’une Europe forte, l’Allemagne ne fait en réalité que creuser les divisions au sein de l’UE, soumise à une double tension : d’un côté, l’impératif de soumission à l’ordre américain ; de l’autre, l’exacerbation des rivalités nationales attisées par une crise systémique. En dernière instance, ce militarisme forcené, loin d’exprimer une puissance retrouvée, signe surtout l’impasse d’une bourgeoisie allemande incapable de surmonter ses contradictions autrement qu’en s’alignant toujours plus servilement sur l’impérialisme étasunien.
Offensive réactionnaire, attaque contre les migrants et montée de l’AfD comme corollaires des tensions protectionnistes et militaristes
Ce tournant déjà entamé par la coalition Ample (SPD-Grünen-FDP), cause majeure de son éclatement qui avait provoqué les élections anticipées, a montré leur incapacité à offrir une voie de sortie de crise. Ses partis ressortent donc tous défaits de cette élection. Mais la situation n’est pas beaucoup plus glorieuse pour la CDU, qui gagne ces élections avec le deuxième plus faible score de son histoire et se retrouve en difficulté pour passer la réforme constitutionnelle du « frein à la dette », qui en principe nécessite dorénavant les voix soit de l’AfD soit de Die Linke.
Mis à part une bonne surprise inattendue pour Die Linke -nous y reviendrons-, le vrai gagnant de cette élection est clairement l’AfD. Force politique dorénavant majeure et influente, quasiment garantie d’entrer dans la quasi-totalité des gouvernements régionaux d’ex-RDA à partir de l’an prochain. Ses idées réactionnaires ont profondément pénétré la CDU mais aussi le SPD et les Grünen, menant les Allemands à parler d’un virage à droite (Rechtsruck) de tout le spectre politique. Car c’est bien la CDU qui a décidé de piétiner les règles de Schengen ainsi que de reprendre à son compte le plan de déportation vers le Rwanda, et c’est le SPD qui s’est vanté de 40 000 expulsions avant d’appeler à davantage encore.
L’AfD elle-même arrive à la fin d’un important glissement idéologique : à sa fondation en 2013 elle est le parti des économistes ordo-libéraux qui refusent d’« aider » l’Europe du Sud victime des spéculateurs ; puis son contrôle a basculé vers une frange radicale qui a peu de scrupules à se faire condamner pour utilisation d’anciens slogans nazis et qui critique la présence de mémoriaux du génocide. Mais son appétence pour les saluts nazis n’est pas le seul point commun que le parti partage avec Elon Musk, puisque sa chef de file Alice Weidel se réclame du libertarianisme. De même que le milliardaire issu de la bulle internet, elle est elle aussi pleinement issue du capitalisme financiarisé, puisque cette doctrice en économie s’est d’abord mise au service de Goldman Sachs puis Allianz. A l’heure où Trump sélectionne ses représentants officiels aux quatre coins de l’UE, il pouvait y voir un profil beaucoup plus adapté que Marine Le Pen. Un profil sans dédiabolisation ni illusions de programme social, pour une guerre totale contre les travailleurs.
La fin du cordon sanitaire revigore les mobilisations, points d’appui d’un renouveau de la lutte des classes
Incapable de gérer cette pression de l’AfD, la CDU de Merz a fait le mauvais calcul de mélanger ses voix à l’AfD lors d’une proposition de loi avortée, faisant ainsi tomber le pare-feu (Brandmauer) séparant traditionnellement la droite de l’extrême-droite depuis la chute du régime nazi. Devant faire marche arrière, Merz a alors suffisamment scandalisé le pays pour pousser près d’un million de manifestants dans les rues. Si ces manifestations sont restées relativement pauvres en perspectives, elles ont certainement contribué non seulement à faire perdre quelques pourcents à la CDU mais surtout à permettre la récupération miraculeuse de Die Linke.
Depuis au moins six mois, le parti de la gauche antilibérale était sérieusement menacé d’annihilation au parlement. En cause notamment un manque de cohérence et de réponse globale à la crise. Les rares interventions du parti sur les questions internationales, tout en ayant une large part de contradictions, ont inclus des appels à envoyer des armes pour attaquer le territoire russe, des votes en faveur de la répression du mouvement Palestine, qui a été un pilier central du récit accompagnant le virage à droite, ou encore des votes régionaux en faveur d’expulsions. Si le départ de Sarah Wagenknecht, ancienne stalinienne partie fonder un BSW flirtant avec les thèses de l’AfD, ouvrait la porte à certaines clarifications, le parti s’est contenté pendant presque toute sa campagne de revendications économiques étroites.
La traversée du désert de Die Linke a traduit le fait que, prisonnière de schémas électoralistes du même type que La France Insoumise ou Podemos, elle ne peut pas représenter une alternative et une perspective pour le monde du travail, les femmes et la jeunesse. Cependant, par rapport au SPD et aux Grünen, Die Linke était malgré tout le seul parti institutionnel offrant sur le moment un semblant d’opposition aux politiques racistes, symbolisé par le buzz de Heidi Reichinnek (co-présidente du groupe parlementaire) sur TikTok. En un mois, Die Linke termine donc la campagne en devenant le parti n°1 chez les moins de 25 ans, et en ayant quasiment doublé son nombre d’adhérents revendiqués. La jeunesse ayant une capacité inégalée à être l’étincelle des luttes, c’est un potentiel de révolte important si Die Linke n’arrive pas à le canaliser vers des illusions électoralistes. Par ailleurs, par un phénomène visible dans bien d’autres pays, à l’heure de l’offensive trumpiste contre les femmes et du phénomène incel, leur score monte même à 34 % chez les jeunes femmes. Ce qui nous invite à regarder de près comment va se passer le 8 mars, qui doit placer les enjeux féministes dans un cadre plus large sans lequel ils n’ont pas de réponse : celui de l’abolition du capitalisme.
Vers l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire pour abolir ce système par-delà les frontières
La lutte pour les droits sociaux et démocratiques, contre le nationalisme, la xénophobie et le racisme, contre la guerre, ne peut être qu’une lutte globale contre le système. De même, la lutte contre l’extrême droite dépend de la capacité des révolutionnaires et des travailleurs à intervenir dans les mobilisations en portant des revendications qui les rassemblent : abolition de toutes les lois racistes, arrêt des expulsions, refus des divisions entre travailleurs, de l’embrigadement de la jeunesse dans les logiques nationalistes, pour lier la lutte contre l’extrême droite aux luttes pour les droits sociaux, contre les coupes budgétaires et les fermetures d’usines, contre la militarisation, la guerre et le génocide à Gaza.
Cette lutte internationaliste participe d’une lutte par-delà les frontières, pour construire une Europe de la coopération des travailleurs et des peuples contre celle du capital et de la guerre. Il y a un siècle déjà, les communistes notaient que tout autre union européenne que celle des États unis socialistes d’Europe ne pouvait être qu’un partage entre brigands dans un équilibre précaire.
C’est sur tous ces points que nos camarades de RIO (Organisation révolutionnaire internationaliste, liée à la Fraction trotskiste et à Révolution permanente en France) et le RSO (Organisation socialiste révolutionnaire, liée au NPA-Révolutionnaire) ont décidé de faire campagne de manière cohérente, contre le capitalisme, en mettant particulièrement l’accent non seulement sur des revendications strictement économiques mais aussi sur la lutte contre le racisme, le sexisme et l’homophobie, l’impérialisme et la guerre. Par ailleurs, leur campagne a également fait le lien avec les différentes grèves qui ont eu lieu en pleine période électorale, les travailleurs y voyant bien l’utilité d’une convergence des luttes, malgré tous les efforts des bureaucrates pour éviter cela.
Avec 2179 voix sur 3 circonscriptions, les résultats sont à la mesure des faibles forces du mouvement révolutionnaire allemand. Mais ils ont deux mérites essentiels, qui sont premièrement d’avoir été les seuls à s’opposer franchement au consensus impérialiste et xénophobe, et deuxièmement d’avoir fait une avancée dans la direction d’un regroupement des révolutionnaires pour dépasser les attitudes sectaires.
Julien Mauteston