Deux semaines après avoir conquis Goma, le 27 janvier, les milices du M23[1] viennent de prendre le 15 février la ville de Bukavu, dans la province du Sud-Kivu en République Démocratique du Congo. L’offensive est soutenue par l’armée rwandaise, directement présente avec plusieurs milliers de soldats, et par l’AFC, l’Alliance Fleuve Congo, un regroupement d’autres milices dirigé par Corneille Nangaa, opposant au président de la RDC, Tshisekedi.
Rien qu’à Goma, ville de plus d’un million d’habitants frontalière du Rwanda, l’offensive a fait plusieurs milliers de victimes, enterrées rapidement par crainte d’une épidémie de choléra. La débandade des milices alliées au pouvoir congolais se traduit par des milliers de prisonniers. Dans l’ensemble de la région, plus de 400 000 personnes ont fui le conflit en quelques semaines. Ils viennent grossir les rangs des presque 7 millions de déplacés internes en RDC, après les trente années de conflits qui ont suivi le génocide au Rwanda de 1994. La région de l’est, du nord au sud du lac Kivu, est la plus frappée depuis des années par les affrontements pour le contrôle des gisements des matières premières parmi les plus recherchées du marché mondial, les « minerais de sang » : cobalt, lithium, coltan… indispensables à la production des batteries et composants électroniques.
La crainte d’une extension de la guerre à toute la région est telle qu’un sommet s’est tenu en urgence le samedi 8 février en Tanzanie, réunissant la plupart des dirigeants d’Afrique de l’est et d’Afrique australe. Sans succès. Tshisekedi a revendiqué de retrouver les frontières de la RDC et refusé de discuter avec les milices. Kagame à la tête du Rwanda, a réfuté cyniquement tout pillage des ressources et prétendu vouloir éradiquer les FDLR[2] qui selon lui menaceraient encore le Rwanda. Depuis mercredi, les affrontements redoublent, et d’autres forces ont été engagées. Le Burundi a envoyé 10 000 soldats soutenir l’armée congolaise, appuyée aussi par des troupes d’Ouganda et d’Afrique du Sud... dont le M23 exige le retrait.
La nouvelle offensive sur l’ensemble du Kivu semble marquer une étape dans ces trois décennies de guerre. Un leader de l’AFC, avec l’appui du Rwanda, affirme « Nous sommes là pour rester », prétendant installer un contrôle permanent sur un vaste territoire arraché à la RDC… ne provoquant que des protestations de pure forme des grandes puissances occidentales. Kagame compte sur le soutien des USA et de l’UE, pour les missions militaires qu’il mène pour eux et pour garantir l’approvisionnement en ressources minières. Dans cette région, il est devenu un rouage des prédations des multinationales dans le cadre du capitalisme financiarisé et mondialisé.
30 ans d’un conflit qui n’a rien de « local », produit de la concurrence entre grandes puissances pour le contrôle d’un territoire riche en matières premières
Les populations de RDC subissent une succession de guerres sans fin, dont la cause essentielle est la volonté de contrôler les régions les plus riches en ressources à l’est du pays.
Au cœur de ces affrontements, il y a aussi les répercussions en RDC du génocide rwandais de 1994. Quand les forces génocidaires hutus ont été pourchassées par les forces armées de Kagame qui ont mis fin au génocide de 800 000 à un million de tutsis, elles ont pu se replier en RDC, sous la protection de l’armée française. Certaines se sont ensuite réorganisées pour constituer des milices, comme les FDLR, menaçant une minorité tutsie de RDC, les Banyamulenge. Depuis, le pouvoir rwandais n’a de cesse de mener des offensives au Congo pour les éradiquer.
Une de ces offensives a participé au déclenchement de la première guerre du Congo qui a duré 6 mois entre 1996 et 1997. Elle a abouti à la chute de Mobutu, qui régnait depuis 1965, renversé par des forces congolaises qui ont conduit Laurent-Désiré Kabila au pouvoir.
Celui-ci a ensuite cherché à renvoyer les dizaines de milliers de soldats rwandais et ougandais, ses alliés, pour asseoir son pouvoir et retrouver le contrôle de l’est du pays. Au nom de la protection des minorités tutsis, une nouvelle guerre a éclaté, entre 1998 et 2003, qui a vu l’explosion du nombre de milices, de multiples fronts sur tout le territoire, faisant plusieurs millions de victimes, directes et indirectes à cause des famines et épidémies. D’autres pays africains y sont intervenus, sous leurs drapeaux, dans le cadre de l’ONU ou de forces multi-étatiques. En 2001, L.D. Kabila a été assassiné et remplacé par son fils Joseph. L’accord de paix signé en 2003 n’a rien réglé et n’a pas été respecté, une simple pause avant une troisième phase guerrière.
Au cours de celle-ci, nommée Guerre du Kivu, de 2004 à aujourd’hui, l’offensive rwandaise a pris plus clairement le visage d’une guerre pour mettre la main sur les richesses du Kivu dont le M23, réactivé en 2021 par son allié, a commencé dès l’année suivante la conquête au nord de la région.
Malgré les apparences et les mensonges des grandes puissances, ce conflit n’a rien de local.
Depuis que le pouvoir de Kagame s’est consolidé, l’UE et les USA ont utilisé le Rwanda comme gendarme dans la région, couvrant toutes ses exactions en RDC. Dans le même temps, ils ont essayé d’utiliser le pouvoir de Kinshasa pour appuyer les intérêts de leurs multinationales.
Macron, en visite à Kinshasa en 2023, a osé déclarer au président congolais avec l’aplomb cynique de l’héritage colonial : « Vous n’avez pas été capables de restaurer la souveraineté, ni militaire ni sécuritaire. Il ne faut pas chercher des coupables à l’extérieur. »
La grossièreté du propos voudrait masquer que le conflit est le produit pourri du colonialisme et des divisions organisées par la puissance coloniale belge créant et attisant les divisions entre hutus et tutsis. Il est aussi le produit des responsabilités de Mitterrand et de l’Etat français dans le génocide du Rwanda dont les guerres au Congo sont en partie le prolongement.
Contre toute vérité, Macron a encore prétendu en 2024 que la France « aurait pu arrêter le génocide [de 1994] avec ses alliés occidentaux et africains, mais n’en a pas eu la volonté », une façon encore de nier la responsabilité bien plus grave de l’État français qui a armé et protégé les génocidaires.
Du pillage colonial…
Macron et les puissances occidentales sont intéressés à « ne pas chercher les coupables à l’extérieur », il faut pourtant remonter à leur pillage colonial pour comprendre les drames actuels.
Le Congo a été attribué comme propriété privée au roi des Belges Léopold II en 1885, lors de la Conférence de Berlin où 14 puissances impérialistes se sont partagées l’Afrique et ont fixé des règles de conquêtes, soi-disant pour limiter les tensions entre elles, ce qui a encouragé la course impérialiste qui débouchera sur la Guerre de 14-18. Ce partage du monde a semé les bombes à retardement des divisions en « ethnies » et des frontières arbitraires qui n’en finissent pas de faire des dégâts.
Le régime de Léopold II a laissé aussi comme héritage délétère la destruction des structures sociales existantes et l’utilisation de violences inouïes pour imposer le travail forcé et réprimer, expéditions punitives, amputations de mains et de pieds, exécutions de masse...
Le pillage des richesses était organisé par un nombre restreint de sociétés mixtes, à la fois capitalistes et étatiques, comme la Compagnie du Congo pour le Commerce et l'Industrie, une holding financière qui participa à la création de l'Union Minière du Haut Katanga, propriété anglo-belge, qui exploita à partir de 1906 le cuivre, le cobalt et autres minéraux précieux. Ces compagnies ont tout fait pour maintenir leur exploitation après l’indépendance, en s’adaptant à la nouvelle situation qui leur était imposée par le soulèvement des peuples colonisés.
… au pillage dans le cadre de l’indépendance sous contrôle des puissances impérialistes…
Au Congo, à la proclamation de l’indépendance le 30 juin 1960, le roi belge parade aux côtés du premier président Kasavubu, préféré au Premier ministre Patrice Lumumba, indépendantiste jugé trop radical, pour signifier que l’ancienne colonie resterait sous sa tutelle.
Deux semaines après, l’Union minière du Haut Katanga et la Belgique font exploser le nouvel Etat, en poussant leur homme lige, Tshombé, à proclamer la sécession du Katanga, riche et immense région du sud-est. La réunification aura lieu l’année suivante, après l’assassinat de Lumumba commandité par la Belgique et les USA pour se débarrasser de lui alors qu’il évoluait vers le panafricanisme et qu’il avait fait appel à l’URSS pour s’opposer à la sécession.
La mainmise impérialiste se traduit alors par le soutien de la Belgique, de la France et des Etats-Unis à la dictature sanguinaire de Mobutu, pendant 32 ans, au plus grand profit des compagnies capitalistes. Si l’Union minière belge est nationalisée par l’Etat congolais qui transfère tous ses actifs à la Générale congolaise des mines, un accord est passé pour reverser 6 % de ses résultats à une société belge pendant 25 ans. Avec l’indépendance, les marchés s’ouvrent et donnent des marges de manœuvre au pouvoir par rapport à l’ancienne puissance coloniale. C’est dans ce cadre que Mobutu encourage l’implantation de nouvelles compagnies, en particulier françaises, pour exploiter les ressources, comme Total pour le pétrole, ou Eramet, pour le cuivre et le cobalt.
La crise des années 1980 entraîne la chute des cours des matières premières et l’appauvrissement de nombre d’Etats qui doivent se plier aux plans d’ajustements structurels du FMI.
Au début des années 90, le régime de Mobutu est de plus en plus contesté, au moment où commencent à éclater aussi les conflits intra-étatiques au Burundi et au Rwanda qui débouchent sur le génocide des Tutsis en 1994. L’arrivée au pouvoir de Kabila en 1997 sera l’occasion pour les USA de signer de nouveaux accords avec le régime, mais le cycle des guerres qui ravagent le pays a déjà commencé.
… aux nouvelles formes du pillage dans le capitalisme financiarisé mondialisé
L’exacerbation de la concurrence suite à la grande récession de 2009 a aiguisé les appétits envers les matières premières de la RDC indispensables pour les productions électrique et électronique. La RDC assure environ 73 % de la production mondiale de cobalt, 41 % du tantale, 12 % du cuivre…
La guerre du Kivu est l’instrument de ce pillage dans lequel le pouvoir rwandais joue un rôle clé.
L’Union européenne a signé avec Kagame en février 2024 un accord pour assurer la « stabilité des chaînes de valeur pour les matières premières critiques et stratégiques »… alors que le Rwanda n’en produit que très peu. De fait, l’accord entérine et encourage les circuits parallèles mis en place par le pouvoir rwandais. Les matières premières sont extraites du sol du Kivu par des dizaines de milliers de mineurs et creuseurs, dans des mines passées sous contrôle des miliciens. Elles sont ensuite transférées clandestinement au Rwanda pour être mélangées à la production rwandaise et vendues aux multinationales, qui prétendent avoir un approvisionnement « propre ».
A la signature de cet accord, Tshisekedi avait réagi en disant que « tout le monde [savait] que le Rwanda n’[avait] même pas un gramme de ces minéraux dits “critiques” dans son sous-sol ». « C’est comme si l’Union européenne nous faisait la guerre par procuration. »
Effectivement, l’UE, comme les USA, financent l’armée rwandaise, une des mieux équipées de la région. Fin novembre, l’UE a encore décidé un apport de 20 millions d’euros soi-disant pour combattre le djihadisme au Mozambique et pour participer à des missions de l’ONU… mais rien n’empêche le Rwanda d’utiliser ces moyens dans sa guerre au Congo.
Macron, alors qu’il a fait pression pour l’adoption de ce financement, a prétendu après la prise de Goma que « tout devait être fait pour la protection des populations civiles et le respect de la souveraineté congolaise » et appelle maintenant à un « retrait sans délai » du Rwanda… le double jeu d’un impérialisme en déclin qui croit pouvoir se maintenir en jouant sur les deux tableaux.
Alors que les multinationales occidentales avaient diminué leurs investissements jugés trop risqués en Afrique, les compagnies chinoises ont développé leur implantation depuis les années 2000 et contrôlent maintenant près de la moitié des mines officielles de RDC. 80 % des exportations congolaises minières vont vers la Chine, et même 90 % pour le cobalt et le cuivre. Cette implantation croissante éclaire les motivations de l’UE et des USA dans leur soutien à l’offensive du Rwanda sur le Kivu.
Les Etats africains participent eux-aussi à cette concurrence de plus en plus tendue. Le Rwanda, l’Ouganda, l’Afrique du Sud, le Burundi et nombre d’autres interviennent dans les batailles économiques, politiques et guerrières, autour de l’appropriation des matières premières.
A Kinshasa, le pouvoir espère pouvoir mettre en place sa propre production de batteries et bénéficier de davantage de valeur ajoutée en raffinant lui-même les matières brutes et en les transformant. Mais ces espoirs d’un développement local se heurtent aux limites du marché toujours sous le coup de la grande récession qui a durement frappé l’Afrique, et à la concurrence des multinationales occidentales et chinoises, bien plus puissantes, qui ne lâcheront rien.
La volonté des grands Etats africains de battre en brèche la domination des vieux impérialismes par le biais des BRICS, en jouant des influences chinoises et russes, entre en conflit avec les volontés de domination de toutes les grandes puissances.
Guerre, instabilité et contradictions capitalistes porteuses de révolutions
La guerre du Kivu et ses violences insupportables sont le produit de la concurrence généralisée entre les groupes capitalistes des grandes puissances anciennes et nouvelles qui sévissent sur tout le continent.
Les peuples d’Afrique subissent les inégalités les plus violentes de la planète, la misère, la faim, l’exploitation des enfants, une pollution de l’eau et une destruction sans précédent de l’environnement, les épidémies qu’elles provoquent, la violence des bandes armées et des régimes dictatoriaux au service des multinationales.
Dans le même temps, le bouleversement des conditions de vie créé par l’exode rural et l’urbanisation, les possibilités de communiquer en temps réel d’un continent à l’autre, les liens entre les jeunes qui ont risqué leur vie pour émigrer et leurs familles et ami·es resté·es sur le continent, leurs combats pour gagner leur droit à la dignité, des papiers, ou s’opposer à l’arbitraire patronal aux côtés de leurs camarades de travail, sont autant d’éléments qui renforcent les aspirations démocratiques, sociales, écologiques des travailleur·es et des jeunes d’Afrique.
Les progrès technologiques les plus modernes sont ainsi associés à l’exploitation des hommes et de la nature la plus rétrograde et inhumaine, une contradiction explosive qui prépare la fin de ce système.
Les luttes sociales sont nombreuses en Afrique. Au Nigeria, au Maroc, au Kenya… les luttes pour les salaires, contre l’inflation et la vie chère ont affronté ces derniers mois des répressions brutales. Comme les centaines de milliers de mineurs du Congo, les travailleur·ses africains, comme leurs frères et sœurs émigrés, font partie d’une classe ouvrière internationale, éléments indispensables des « chaînes de valeur » des multinationales, au cœur des bouleversements économiques et sociaux qui préparent la vague révolutionnaire de demain.
François Minvielle
[1] M23 : « Mouvement du 23 mars », composé majoritairement de Tutsis congolais, fondé en 2012 en réaction à un accord de paix du 23 mars 2009 dont les clauses n’auraient pas été respectés par le gouvernement de RDC.
[2] FDLR : « Forces démocratiques de libération du Rwanda », créées en 2000 en RDC par d’anciens militaires génocidaires hutus du Rwanda, repliés en RDC, opposants au régime de Kagamé.