Dimanche 8 décembre Damas est tombée, la dictature s’est effondrée et le tyran Bachar Al-Assad a fui pour Moscou tandis que le chef djihadiste, Al Joulani, chef de Hayat Tahrir al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant, ancienne branche d’Al-Qaida en Syrie associée à divers groupes islamistes), est entré triomphalement dans la grande mosquée des Omeyyades. Un profond sentiment de libération s’est exprimé dans tout le pays dans la liesse au cri de « Liberté », à l’étranger aussi parmi les millions de Syriens en exil. Les prisonniers ont été libérés, les portes de la sinistre prison de Sednaya, dans la banlieue de Damas, ont été ouvertes.
Le Premier ministre en place, Mohammed Al-Jalali, a engagé une procédure de « passation de pouvoir » alors que les djihadistes appelés maintenant « les rebelles » qui ont pris le pouvoir à Damas ont nommé Mohammad Al-Bachir chef d’un « gouvernement de salut » durant une phase de transition jusqu’au 1er mars 2025. Il dirigeait jusqu’à présent le « gouvernement de salut national » du bastion de l’HTC d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie.
Al Joulani donne des gages -« La victoire que nous avons remportée est une victoire pour tous les Syriens […] notre pays appartient à nous tous »-, il protège les institutions de la dictature ainsi que l’administration publique et affiche la volonté de maintenir l’ordre pour répondre aux exigences de la Turquie et du Qatar qui ont permis son accession au pouvoir ainsi que des États-Unis, de l’Arabie saoudite et d’Israël.
Rejeté par la population, lâché par la Russie dont les forces sont absorbées par l’agression contre l’Ukraine et la guerre avec l’Otan, par l’Iran et le Hezbollah libanais affaiblis par l’offensive guerrière d’Israël, alors que sa propre armée, mal nourrie et mal payée désertait, le dictateur n’avait plus d’autre issue que la fuite. La veille de la prise de Damas par les rebelles, lors de réunions en marge du Forum de Doha au Qatar, l’Iran, la Russie et la Turquie, ainsi que divers pays arabes, avaient pris acte de la chute du dictateur pour assurer une transition qui permette le maintien de l’ordre ainsi qu’aux soutiens de Assad de sauvegarder leurs intérêts.
La Turquie a appelé les pays de la région et au-delà à assurer une « transition en douceur ». « La chute de Bachar Al-Assad, maillon majeur de l’axe iranien, est un jour historique et le résultat direct des coups portés au Hezbollah et à l’Iran par Israël » s’est réjoui Netanyahou pour insister, « Nous ne permettrons à aucune force hostile de s’établir à notre frontière ». Dans le même temps l’armée israélienne renforçait ses positions dans le Golan à la frontière avec la Syrie et bombardait les bases militaires syriennes.
Les grandes puissances occidentales ont réagi avec enthousiasme à l’annonce de la chute d’Assad. Macron s’est félicité, « L’État de barbarie est tombé » alors qu’ici comme en Allemagne et en Europe les gouvernements, toute honte bue, s’empressent d’inviter les immigrés syriens à rejoindre leur pays pour participer à sa reconstruction !
Les mêmes qui ont laissé massacrer le peuple syrien au lendemain des printemps arabes, se réjouissent aujourd’hui de la chute du dictateur pour, cyniquement, annoncer la suspension des demandes d’asile et pousser les migrants à rentrer chez eux ! Et cela alors même que l’avenir est loin de répondre à l’enthousiasme et aux espoirs de la population qui espère retrouver sa dignité, la liberté et les moyens de travailler à construire un avenir.
De l’écrasement des révolutions arabes aux jeux sanglants des rivalités entre grandes puissances
Après la répression sanglante contre la révolte de 2011 par Assad déclarant la guerre à son peuple et le recul des printemps arabes, la militarisation de la révolution a transformé la Syrie en théâtre d’un affrontement entre les puissances, régionales et internationales, qui se disputent l’influence sur le Moyen-Orient. Depuis 13 ans, la Syrie est devenue le théâtre d’une guerre sans fin à travers laquelle se jouent et se négocient les rapports de force entre puissances au prix de plus de 500 000 morts et de 13 millions de Syriens déplacés, exilés.
Après s’être alliées pour combattre Daech né du chaos engendré par la dictature et sa guerre contre son peuple, ces puissances se sont partagé la Syrie.
Alep a été reconquise en décembre 2016 par les troupes d’Assad, aidées par l’aviation russe, les Pasdarans iraniens et le Hezbollah libanais, qui sauvaient ainsi la dictature au prix de terribles souffrances et destructions.
Depuis le tournant des années 2020, la défaite de Daech, le pays est découpé en plusieurs territoires. Le plus grand était sous le contrôle de Bachar Al-Assad soutenu par la Russie et l’Iran. Le Nord-Est est administré par les Forces démocratiques syriennes à majorité kurdes, plus ou moins soutenues par les États-Unis. Le Nord-Ouest est contrôlé par des milices islamistes et par l’armée turque, tandis que la région d’Idlib, proche d’Alep, l’est par des milices semblables, en particulier l’organisation HTC, mais sans présence directe de l’armée turque. Ces milices sont soutenues notamment par l’Arabie saoudite.
Aujourd’hui, les dirigeants de HTC, toujours classés comme terroristes par les États-Unis, proclament qu’ils ont changé, qu’ils respectent tous les Syriens, qu’ils soient musulmans d’une obédience ou d’une autre, qu’ils soient chrétiens ou kurdes. Pour donner des gages aux dirigeants occidentaux, les chefs de HTC affirment que « la diversité sera une force et pas une faiblesse ».
Ils ont compris le tournant que représentait la guerre d’Israël et des USA contre le peuple palestinien, le Liban, l’Iran et la Russie. Ils entendent en profiter pour faire de la Syrie leur place forte afin de jouer leurs propres cartes dans cette partie meurtrière dont les peuples sont les otages.
La Syrie, un front dans la guerre globale des USA, d’Israël et de l’Otan
« Enfin, le régime d’Al-Assad est tombé », a déclaré Joe Biden depuis la Maison Blanche, évoquant « un acte fondamental de justice » et une « opportunité historique » pour les Syriens de « construire un meilleur avenir », tout en avertissant contre « les risques et l’incertitude ». « Nous échangerons avec tous les groupes syriens, y compris dans le cadre du processus sous l’égide des Nations unies, pour mettre en place une transition [...] vers une Syrie indépendante, souveraine ». Trump, de son côté, était plus direct et brutal, « La Russie et l’Iran sont actuellement affaiblis, l’un à cause de l’Ukraine et d’une mauvaise économie, l’autre à cause d’Israël et de ses succès au combat » pour ajouter qu’il n’était pas question pour les USA de se mêler des affaires syriennes, « ce bordel ».
Si les USA souhaitent s’impliquer directement le moins possible et s’appuyer sur leur allié, Israël, et manœuvrer les unes contre les autres les puissances rivales dont la Turquie ainsi que les islamistes en mal de reconnaissance, il est cependant certain qu’ils ne vont pas se laver les mains du front syrien dans la guerre globale qu’ils mènent contre la Russie et l’Iran et pour le maintien de leur hégémonie mondiale.
Ils ont mené dimanche dernier « des dizaines de frappes aériennes » dans le centre de la Syrie visant « plus de 75 cibles » contre l’Etat islamique (EI) selon le commandement militaire américain pour le Moyen-Orient. Pour lui, « il ne doit y avoir aucun doute : nous ne laisserons pas l’EI se reconstituer et tirer profit de la situation actuelle en Syrie ».
L’armée israélienne après avoir pénétré dans la « zone tampon » censée être totalement démilitarisée, qui sépare les deux pays dans le Golan, a procédé à 350 frappes durant ces derniers jours avec « un large éventail de cibles, notamment des batteries antiaériennes, des aérodromes de l’armée de l’air syrienne et des dizaines de sites de production d’armes à Damas, Homs, Tartous, Lattaquié et Palmyre ».
Israël et les USA soutiennent les djihadistes de HTC pour éradiquer Daech tout en écartant également les Kurdes pour s’associer à la Turquie. Ils poursuivent leur politique pour façonner un nouveau Moyen-Orient avec l’isolement de l’Iran, dont l’axe politique et militaire serait le Grand Israël, réaliser les accords d’Abraham par les armes.
Ceci dit les USA ne contrôlent pas plus qu’Israël ou la Turquie la situation et les évolutions possibles des djihadistes à la tête du gouvernement syrien.
Vers de nouveaux affrontements militaires ?
L’instabilité de la situation est principalement due au fait que les USA et leurs alliés sont engagés dans une guerre à l’échelle régionale pour assurer l’hégémonie de Washington. Les États-Unis sont déterminés à exercer un contrôle sur les réserves énergétiques du Moyen-Orient et sa position géostratégique, sur les principales routes commerciales. C’est l’un des fronts d’une guerre globale, qui implique aussi les puissances européennes, dirigée contre la Russie et la Chine.
Ces conflits se reproduisent en Syrie, ce qui donne aux conflits et antagonismes un caractère toujours plus agressif et pourrait déboucher à nouveau sur une situation explosive mettant en danger des millions de vies.
La politique d’Erdogan, dont la principale préoccupation est d’empêcher l’émergence d’un territoire kurde unifié à sa frontière sud, illustre les contradictions à l’œuvre. Son armée a établi depuis plusieurs années une zone tampon en plein territoire syrien où sévissent ses supplétifs regroupés au sein de l’Armée nationale syrienne (ANS) contre les Kurdes. C’est par ces canaux qu’elle a financé et armé l’HTC. De leur côté les États-Unis continuent de soutenir les Kurdes et, par ailleurs, maintiennent, par le fait accompli, une présence de quelque 900 soldats dans le nord-est de la Syrie.
HTC est le produit d’un ensemble de contradictions qui conduisent à de nouveaux affrontements militaires à moins que les peuples eux-mêmes ne reprennent l’initiative.
Après l’effondrement de la dictature, la reconstruction passe par un renouveau des printemps arabes pour la liberté et la dignité
La Banque mondiale estime que le PIB a chuté de plus de 80 % entre 2010 et 2023. La production pétrolière n’est plus que l’ombre d’elle-même et la récolte de blé a été divisée par deux. Le commerce extérieur s’est effondré, les recettes fiscales aussi, et la chute de la monnaie a engendré une inflation galopante. Le captagon, une drogue très populaire au Moyen-Orient, est peut-être devenu la ressource la plus précieuse du pays. Les lieux d’habitation, les infrastructures ont été pour beaucoup détruits.
La Syrie ne pourra renaître des ruines laissées par la dictature que si les travailleurs, la population, celles et ceux qui ont connu l’exil face à la terreur et la mort peuvent travailler à la reconstruction de leur vie, collectivement. Cela suppose un minimum de liberté et de démocratie qui ne pourra venir que des travailleurs et de la population s’organisant pour imposer la satisfaction de leurs besoins élémentaires et leur contrôle.
Malgré la terreur d’Assad ou des djihadistes « rebelles » la résistance à l’oppression n’a jamais cessé. Ainsi, depuis la fin du mois de février, des manifestations ont lieu à Idlib contre le pouvoir de fait du leader islamiste al-Joulani qui terrorisait et torturait ses opposants. Il est bien probable que ce dernier cherchera à asseoir son autorité par la force et la répression. Il pourra être aussi obligé de composer. L’effondrement de la dictature peut raviver les aspirations de la révolution de 2011 et, sous la pression de la nouvelle situation, encourager de nouvelles mobilisations, volontés de s’organiser pour faire revivre le pays.
Cette reconstruction a besoin aussi d’une solidarité internationale, solidarité avec les migrants, solidarité contre les gouvernements des grandes puissances locales ou internationales, la même solidarité que celle qui va au peuple palestinien, qui va aussi aux mobilisations en Iran en particulier au mouvement de contestation Femme, vie, liberté. Plus généralement, c’est la lutte contre le militarisme et la guerre, la lutte contre notre propre impérialisme et ses alliés, seule façon de s’opposer à la mainmise des USA sur le Moyen-Orient, au génocide en cours à Gaza et à la menace de globalisation de la guerre.
Un tel mouvement de solidarité dépend du monde du travail, de la jeunesse. Il relie les grèves et les luttes contre l’aggravation de la crise économique et les attaques contre les droits sociaux et démocratiques à la solidarité avec les peuples du Moyen-Orient et à la lutte contre la guerre dans un programme de transformation révolutionnaire, socialiste, internationaliste de la société.
Yvan Lemaitre