A l’occasion des trente-cinq ans de la chute du mur de Berlin, Les Echos consacraient un dossier « Guerre, immigration : ces murs toujours plus nombreux qui divisent le monde » traçant un panorama glaçant des murailles, clôtures et autres barrières « anti-migrants ». Ces murs d’une distance totale de 40 000 kilomètres -la circonférence de la terre- représentent un quart des frontières terrestres, ils sont passés d’une quinzaine à plus de 70 en trente-cinq ans.
Si le 9 novembre 1989, la propagande officielle promettait la « fin de l’histoire », une nouvelle ère de liberté et de démocratie universelle, le mythe de la mondialisation heureuse a fait long feu. L’effondrement du bloc de l’Est a ouvert la voie à la mondialisation financière, la généralisation de la mise en concurrence des travailleur·ses et des peuples permettant un développement sans précédent des multinationales et des profits. Les « deux blocs » et la guerre froide laissaient place à l’exacerbation généralisée des rivalités pour le contrôle des matières premières et des marchés, une guerre commerciale, économique, sociale et de plus en plus militaire. La guerre d’Irak déclenchée par les USA dès 1990, puis celle des Balkans, ont brutalement illustré le chaos de cet « ordre nouveau » portant les contradictions du capitalisme à un niveau jamais atteint. Un monde dans lequel un nouveau prolétariat se constituait, rajeuni, féminisé, mondialisé.
Les prolétaires des pays riches ont vu leurs « acquis » sévèrement attaqués et amputés par l’offensive libérale, mis en concurrence avec les travailleurs des « pays à bas coût », tandis que de centaines de millions de travailleur·ses des pays pauvres arrachés à des modes de vie ancestraux rejoignaient des chantiers, des ports, des usines sorties de terre le long des routes commerciales, ou prenaient la route de l’exil vers les métropoles des pays riches. Les murs qui se dressent pour empêcher ou « réguler » l’immigration selon les besoins de la bourgeoisie enferment l’ensemble des travailleurs, y compris ceux qui sont du « bon côté ». En délocalisant dans les pays pauvres, en déplaçant la production d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, les multinationales n’ont cessé de faire baisser le « coût » du travail, exerçant une pression sur les conditions de travail et les salaires de tous les prolétaires.
En 2020, l’ONU estimait à 281 millions le nombre de personnes qui vivaient dans un pays autre que leur pays de naissance, 3,6 % de la population mondiale, soit 128 millions de plus qu’en 1990 et plus de trois fois plus qu’en 1970.
Incapables d’interrompre les routes de l’exil, les classes dominantes les rendent plus compliquées et meurtrières. En 2023, au moins 8 565 personnes sont mortes le long des routes migratoires dans le monde, un terrible record qui ne rend que partiellement compte de la réalité. Parmi elles, 3 029 sont mortes en Méditerranée en tentant de gagner l’Europe, 1 866 en Afrique, 2 138 en Asie.
Make America… et Europe « great again »
« Nous allons réparer nos frontières et nous allons tout réparer dans notre pays » a promis Trump le soir de son élection après avoir fait de la question migratoire l’axe de sa campagne, étalant sa haine et sa trouille des travailleur·ses et des jeunes issus de l’immigration, stigmatisant les Haïtiens « mangeurs de chiens et de chats », promettant « la plus grande opération d’expulsion de l’histoire américaine ». Cette semaine, il déclarait vouloir imposer au Mexique et au Canada « des droits de douane de 25 % sur TOUS les produits entrant aux Etats-Unis […] jusqu’à ce que les drogues, en particulier le fentanyl, et tous les immigrants illégaux arrêtent cette invasion de notre pays ! » et sommait la présidente mexicaine de fermer la frontière.
Expulser, renforcer et militariser les frontières, augmenter la capacité d’enfermement des centres de rétention, pénaliser les États des pays pauvres qui ne coopéreraient pas pour retenir les migrants sur leur sol ou pour le retour des expulsés, externaliser le traitement des demandes d’asile dans des pays tiers, construire toujours plus de murs, de miradors, est non seulement la politique de Trump aux Etats-Unis mais celle de l’ensemble des dirigeants des puissances occidentales, en premier lieu en Europe. Orban, président hongrois d’extrême-droite, a choisi comme slogan « Make Europe great again » pour assurer la présidence européenne.
Un nouveau pacte migratoire européen adopté en mai prévoit un nouveau renforcement des contrôles et l’« incitation » des États non-européens à empêcher les départs et à collaborer davantage en matière d’expulsion.
L’Allemagne a rétabli en septembre des contrôles renforcés à l’ensemble de ses frontières terrestres. La Finlande, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie ont suspendu ou menacent de suspendre le droit d’asile à leurs frontières avec la Russie ou le Bélarus. Les Pays-Bas, la Hongrie prévoient de construire des centres de rétention hors Europe, soutenus par Ursula von der Leyen… et Meloni qui a ouvert en octobre deux « Hubs de retour » en Albanie, chargés d’instruire les demandes d’asile pour l’Italie.
Dans le même temps, les pressions « diplomatiques », politiques et économiques s’accentuent sur les pays qui ne délivrent pas, ou pas assez vite, les « laisser passer consulaires » nécessaires à la mise en œuvre des expulsions des déboutés. La Gambie, l’Ethiopie, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc ont ainsi subi l’augmentation des droits de visa et des restrictions dans leur attribution.
L’Europe de Schengen qui devait permettre la libre circulation en son sein se hérisse de murs, des barbelés de Ceuta et Melilla aux murs entre la Grèce et la Turquie, la Hongrie et la Serbie ou la Croatie, l’Autriche et la Slovénie, la Pologne et la Biélorussie, la Finlande et la Russie, ou à Calais... Ils sont plus d’une quinzaine autour de l’espace Schengen, sans compter les contrôles renforcés aux frontières comme à Vintimille.
L’agence européenne Frontex, créée en 2004, est devenue le bras armé de la politique migratoire européenne, connue pour ses brutalités et refoulements illégaux en toute impunité. Elle intervient aussi dans des Etats africains ou dans les Balkans. Son budget a été multiplié par 140 entre 2005 et 2023 passant de 6 à 845 millions d’euros, et en 2019, le Parlement européen a décidé de passer de 2 000 à 10 000 gardes-frontières d’ici 2027.
L’ensemble des politiciens au service des classes dominantes mènent une même campagne pourrie pour tenter de diviser, mettre au pas les travailleur·ses, jeunes, femmes, immigré·es ou non et secrètent le nationalisme, la xénophobie, le racisme, promettant davantage de murs, de barbelés, de drones, de répression, désignent la responsable des maux de la société : « l’immigration ».
Renchérissant sur Darmanin, Retailleau à peine élu annonçait l’accélération de la construction de 1000 places de CRA et l’augmentation de la durée d’enfermement maximale, 210 jours au lieu de 90. Ce jeudi, Barnier main dans la main avec le RN annonçait, lui, la remise en cause partielle de l’AME (Aide médicale d’État assurant aux sans-papiers la prise en charge de soins médicaux élémentaires) !
Ces fantasmes des classes dominantes et de leur personnel politique, leur haine des étrangers se conjuguent à leur trouille de la classe ouvrière qu’ils cherchent à enfermer derrière murs et frontières pour mieux la mettre en concurrence et l’exploiter, des prolétaires qui n’ont que leurs chaînes à perdre, fort·es de leur diversité, de leurs expériences, de leur détermination.
La lutte des migrants, au cœur de la lutte du prolétariat pour son émancipation
Le mode de production capitaliste a poussé à l’extrême la mise en réseau de la planète pour capter la plus-value sur l’ensemble des continents, créant à travers les processus de production, les chaînes de valeur, une multitude de liens entre les ouvrier·es, les jeunes du monde entier. Les nouvelles technologies de l’information ont bouleversé la connaissance que les populations, jusqu’aux plus isolées, ont du monde et d’elles-mêmes. Les migrations, choisies ou forcées, ont changé la compréhension, la conscience que les travailleur·ses ont des rapports de classe.
Une nouvelle conscience internationaliste s’impose à de larges fractions de la classe ouvrière par-delà la propagande patriotique, chauvine, nationaliste des classes dominantes
Des ouvriers de Chronopost, en grève contre son système de sous-traitance en cascade, aux femmes de chambre des palaces parisiens, aux livreurs des plateformes Deliveroo et autres Uber organisant l’entraide et la solidarité, les luttes des travailleur·es sans-papiers, tous et toutes ultra précarisé·es car « illégaux », participent de la lutte de l’ensemble du monde du travail. Leur surexploitation fait pression sur les salaires et les conditions de travail de tou·te·s les travailleur·es, leur lutte est celle de tou·te·s.
En contestant les politiques migratoires, les frontières, en s'organisant pour exiger les moyens de vivre dignement et leur régularisation, la liberté de circulation et d’installation, elles et ils mettent en cause les fondements du capitalisme qui s’enfonce dans un chaos de guerres, de misère, de catastrophes engendrées par l’exploitation débridée des hommes et de la nature.
Un nouveau monde est en germe dans l'ancien, que la détermination, le courage, des migrant·es contribuent à faire toucher du doigt, révélant la crasse, l’arriération, l’égoïsme des classes dominantes et des politiciens à la Trump ou Retailleau.
Il ne peut y avoir d’issue aux drames actuels sans le renversement de la minorité parasite, sans la prise en main par les exploitée·es du monde entier de la marche de l’économie et de la société. Une société basée sur la coopération internationale des producteur·trices, débarrassée de la propriété capitaliste, de l’exploitation, des frontières, mettant l’ensemble des fabuleux moyens technologiques, scientifiques, des richesses issues du travail de milliards d’hommes et de femmes au service de la satisfaction des besoins de tou·te·s. Cette société est en germe dans nos luttes, nos solidarités. Prolétaires de tous les pays, notre patrie c’est l’humanité !
Isabelle Ufferte