Trame de l’intervention d’Yvan Lemaitre
Je voudrais remercier les camarades de Révolution permanente pour leur invitation à leur Université d’été et cela d’autant que les discussions au sein du mouvement révolutionnaire sont inexistantes ou, quand elles ont lieu, visent essentiellement à démontrer toutes les erreurs de l’autre pour justifier les existences séparées voire rivales et concurrentes fort peu démocratiques dans leur vie interne et peu avares en proclamation « communiste révolutionnaire ».
Ces rapports sont fondamentalement sectaires au sens où les discussions ne visent pas à formuler les points d’accord et les points de désaccord pour définir ce qui rassemble afin d’agir ensemble, ce qui fait divergence et comment ou pas le surmonter mais visent à démontrer qu’il n’y a rien à faire ensemble au regard de positionnements idéologiques dont l’absence d’influence réelle dans la lutte de classe rend la vérification dans la pratique impossible.
Nous pensons pour notre part qu’il est nécessaire de construire d’autres rapports démocratiques fondés sur la transparence des raisonnements, des idées et la confiance, le respect des engagements réciproques, en nous considérant comme des militants d’un même parti à construire.
Pour engager la discussion sur le mouvement révolutionnaire face à la montée de l’extrême-droite et la nouvelle situation sociale et politique, je partirai des Thèses sur la situation en France et les tâches des révolutionnaires[1] que vous avez adoptées. Je voudrais souligner un premier point qui manque dans votre analyse, la nécessité d’inscrire l’évolution hexagonale dans son contexte international et plus précisément dans la dimension spécifique de la crise globale des vieilles puissances impérialistes occidentales, disons le camp des USA et de l’Otan.
La dégradation de la situation sociale et politique, la régression en cours s’inscrivent dans la longue stagnation d’un capitalisme qui a atteint ses limites historiques après avoir conquis l’ensemble de la planète. Quand s’ouvrait le débat sur l’impérialisme au début du siècle dernier, Rosa Luxembourg soulignait le besoin du capitalisme de conquérir de nouveaux territoires non capitalistes pour assurer l’extension du marché nécessaire à l’accumulation du capital, extraire du travail humain et de la nature les nouveaux profits nécessaires pour répondre aux appétits sans limites du capital. Aujourd’hui, le capitalisme a atteint les limites de la planète, les masses énormes de capitaux accumulés se heurtent aux limites du marché, la crise de l’accumulation n’a plus l’issue qu’avait représentée le développement de l’impérialisme, le parasitisme du capital se nourrit de spéculations, de la dette sans fin, d’une surexploitation de l’homme et de la nature. La fin des surprofits impérialistes décrits par Lénine qui permettaient d’acheter la paix sociale et les organisations du mouvement ouvrier, le réformisme, ont cédé la place au marché mondialisé du travail, à la mise en concurrence de l’ensemble des travailleurs de la planète dont la tragédie des migrants est une des conséquences.
La montée de l’extrême droite centrée sur la défense des dites valeurs du monde occidental, des vieilles puissances impérialistes et les politiques contre l’immigration, la démagogie xénophobe et raciste s’enracinent dans cette évolution économique et sociale irréversible qui s’accompagne de l’inexorable fin de la domination sur le monde de ces mêmes vieilles puissances y compris les USA qui s’acharnent à défendre une domination qui appartient au passé.
Il n’est pas juste de qualifier les résultats des législatives de « revers important pour l’extrême-droite qui révèle les limites persistantes du RN dans sa course vers le pouvoir ». Certes, les conditions de son arrivée au gouvernement n’ont pas été encore réunies mais ce n’est qu’une question de temps sauf intervention de la classe ouvrière. Tout converge vers l’établissement d’un pouvoir fort d’extrême droite qui peut passer par une union des droites y compris sous la présidence de Macron. Ce dernier est incapable de jouer le rôle de Bonaparte après avoir dressé les uns contre les autres pour faire du parlement un champ de ruines dont ne surnageront que les forces réactionnaires.
Il n’est pas juste non plus de parler de « la résurrection du front républicain » au sens où ce front était la cible d’un feu nourri de ses propres composantes, non seulement de la droite traditionnelle mais de la macronie et même d’une partie du NFP contre lui-même. Par contre, ce qui est nouveau c’est la mobilisation, malgré une très grande méfiance, de travailleur·es et de jeunes contre le RN. Et de la même façon le NFP n’est pas « le retour en force du PS » mais une nouvelle phase de décomposition de la gauche sans autre programme que les luttes pour le pouvoir et quelques promesses.
La donnée politique essentielle du point de vue de nos tâches est l’effondrement, sans retour possible, du PS et du PC.
LFI est le produit de leur faillite et de l’échec d’une fraction de l’extrême-gauche qui s’y est reconvertie, un rassemblement d’ambitions déçues sans avenir dont Mélenchon est le symbole. Il n’est même pas un parti réformiste. Comme vous l’écrivez : « De façon révélatrice, sur un sujet aussi essentiel que l’escalade guerrière, les réponses de LFI se situent essentiellement sur le terrain, d’une part, de la défense des intérêts de l’impérialisme français et de ses leviers de pouvoir et de domination et, d’autre part, sur celui d’appels impuissants et illusoires au droit et aux institutions internationales, elles-mêmes parties prenantes du système impérialiste mondial. » Tous les partis parlementaires se sont intégrés, d’une façon ou d’une autre, au consensus autour de la politique de l’Otan dans la guerre d’Ukraine contre la Russie.
Il est aussi trop imprécis de reprendre à notre compte l’idée qu’il existerait trois blocs dans le Parlement au moment où chacun de ses blocs se divisent sous la pression de la situation sauf le RN. Les rapports entre forces parlementaires se redessinent à partir de ce consensus autour de la guerre, sur la question de l’immigration et du sécuritaire, c’est-à-dire les clés pour accéder au pouvoir, la question sociale et de la dette faisant en fait déjà consensus.
Pas plus que nous ne pouvons parler de « crise du capitalisme » comme s’il s’agissait d’un moment plutôt que d’une longue dépression historique, je ne crois pas que nous puissions parler d’une « crise de régime » au sens où la crise politique actuelle participe d’un affaiblissement de la domination parlementaire des classes dirigeantes, fragilisation de leur domination minée par la longue dépression capitaliste, plus qu’une simple crise de régime.
Il n’y a pas de réponse à l’autoritarisme, à la menace de dictature, de militarisation de la vie sociale que contient la marche à la faillite du capitalisme qui ne le remette en cause. « L’enjeu de défendre des mesures démocratiques radicales » est directement lié à la question du pouvoir ainsi que la lutte pour les exigences immédiates pour satisfaire les besoins élémentaires de la population ou la lutte contre la guerre.
La lutte contre l’extrême droite est directement liée à la lutte contre la guerre, contre la régression sociale, ce qui implique d’avancer des réponses globales sur le terrain économique, une réorganisation de la production mettant fin à la domination du capital, et donc de poser la question du pouvoir, seule voie pour s’opposer à la menace d’un nouveau fascisme.
L’ensemble de ces éléments résumés converge pour faire de l’organisation du monde du travail, de la jeunesse, des femmes en parti de classe indépendant des institutions la question clé du moment en lien avec la question de la stratégie révolutionnaire.
Ces questions se posent en termes nouveaux.
Là encore nous devons revenir aux caractéristiques générales de la période et ses incidences politiques du point de vue de l’organisation du prolétariat.
Elle nous impose une rupture avec des conceptions ancrées dans la longue histoire du recul du mouvement ouvrier auquel le mouvement trotskyste, ses différentes composantes, n’ont pu échapper.
Il se trouve que le recul du mouvement ouvrier et la marginalisation du mouvement révolutionnaire ont engendré une logique d’échec qui s’est traduite par des exclusions, des scissions et son éclatement en de nombreux groupes se définissant par des divergences « programmatiques » ou pratiques, des choix idéologiques, des positionnements sans lien avec l’intervention directe dans la lutte de classe réelle, une forme de retour aux sectes.
La nature de l’URSS a été une des pierres de touche de ces luttes idéologiques, ou le rôle progressiste de l’URSS, l’analyse des révolutions coloniales, la Chine comme État ouvrier dégénéré, l’appréciation du PS et du PC… L’ensemble des groupes sectaires et/ou opportunistes nés de la désagrégation du mouvement trotskyste se définissent dans un débat idéologique, des positions ou analyses dont le cadre reste invariant, l’impérialisme de Lénine et la Quatrième internationale, le programme de transition en référence à ces acquis politiques érigés en dogmes.
Un ouvrage récent de Jean Quétier dont RP s’est fait l’écho, Karl Marx, Sur le parti révolutionnaire, précédé de « L’adieu aux sectes. Marx théoricien du parti »[2], est utile pour éclairer la discussion. Il y rappelle que Marx pensait que le développement des sectes communistes était inversement proportionnel à celui du mouvement ouvrier réel. Toute proportion gardée et sans prendre au premier degré l’analogie, le raisonnement est valable pour nous avec une nuance de taille, nous ne sommes pas à l’époque de la formation du marxisme mais à l’époque de sa renaissance après les trahisons, reniements et effondrements des partis issus de la phase du mouvement ouvrier qui a pris fin avec l’effondrement de l’URSS.
Aucun courant n’a pu échapper à l’histoire concrète du mouvement ouvrier et du mouvement trotskyste. Le comprendre n’est pas renier notre passé, mais accepter une réalité historique qui nous a façonnés, même celles et ceux qui ont toujours prétendu, à raison, lutter contre le sectarisme. Les femmes, les hommes ne choisissent pas les conditions historiques cadre de leur travail. Le marxisme, la méthode matérialiste, historique, dialectique, appliquée à nous-mêmes nous permet de comprendre pour trouver des réponses dans cette même évolution des conditions objectives et subjectives qui sont le cadre de notre activité, des luttes de classe.
Aujourd’hui, les données sont radicalement bouleversées par le développement du capitalisme mondialisé financiarisé et ses premières convulsions, le renouveau des luttes de classe qu’il génère.
La fin des surprofits coloniaux et impérialistes, la stagflation, la mise en concurrence des travailleurs sur le marché du travail mondialisé, créent des rapports de classes inédits dans les vieilles puissances impérialistes dont la France, une crise de domination de la bourgeoisie, de la démocratie parlementaire et ruine toute possibilité d’un nouveau développement d’un réformisme au sein du mouvement ouvrier dont les organisations n’ont d’autre choix que de s’intégrer toujours plus à l’appareil d’État ou la voie de la lutte de classe consciente, la voie révolutionnaire.
L’émergence d’un nouveau parti des travailleurs est inscrit dans les évolutions des conditions objectives et subjectives au moment où, pour la première fois dans l’histoire, le développement de la société tant économique et social que technologique et culturel rend possible sa transformation révolutionnaire mondialisée.
Ce que les militants de la Troisième internationale, portés par la révolution d’Octobre 1917, ont imaginé et ébauché pratiquement, dans la continuité des révolutions de 1848 et de la Commune de Paris, est inscrit dans l’évolution du capitalisme en toute cohérence avec les analyses marxistes.
Les forces de production ont continué de croître mais la crise de la direction du prolétariat est devenue, paradoxalement, la crise même du marxisme, du projet révolutionnaire et de ses organisations.
Ainsi, la question qui nous est posée est comment répondre à cette crise théorique et pratique.
Les deux sont indissociables et les réponses ne peuvent être que collectives, ni nouveau Marx, Lénine, Trotsky ou leur caricature de dirigeants-gourous ni réalisation du mythe du « parti de type bolchevique », mais engager un processus de refondation démocratique du mouvement révolutionnaire. Personne, aucun groupe ne possède de réponse toute faite, la réponse pratique dépend des choix des uns et des autres.
Ce travail part des réalités des groupes, fractions, courants et tendances existants pour engager une vaste discussion au sein du mouvement révolutionnaire et du mouvement ouvrier sur la période et les tâches non dans l’objectif de « La reconstruction d’une gauche de combat, ouvrière et révolutionnaire » mais bien un parti de classe, un parti révolutionnaire des travailleurs. Débattre de la stratégie révolutionnaire tout en engageant dans le travail militant quotidien une politique pratique de regroupement dans un pôle démocratique des révolutionnaires, instrument de cette bataille pour un parti des travailleur·es.
Le point de départ est de prendre comme axiome que nous n’avons pas d’autres intérêts que ceux de l’ensemble du mouvement révolutionnaire, sorte de paraphrase de ce qu’écrivaient Marx et Engels dans Le Manifeste ; penser et agir en tant que militant·es de l’ensemble du mouvement ; inviter toutes celles et ceux qui mesurent les enjeux de l’affrontement de classe en cours à être les acteurs de cette révolution au sein même des différents courants comme à l’extérieur des organisations ; rechercher les occasions de coopération et d’action locale voire nationale. Ce travail pratique se combine à la discussion sur la période et les perspectives révolutionnaires nouvelles au regard de l’expérience commune de l’actualité des luttes de classe à laquelle le mouvement ouvrier est confronté. Une nouvelle dynamique de regroupement ne viendra pas d’accord entre groupes sectaires mais de la construction d’accords stratégiques et programmatiques.
Même si nous ne partageons pas nécessairement l’ensemble de ces présupposés nous pouvons agir dans le même sens, en débattant comme nous le faisons ici et en recherchant les possibilités de coopération entre révolutionnaires.
Il s’agit aussi de défendre publiquement et largement cette politique pour un parti révolutionnaire, démocratique auprès des travailleurs et des jeunes. Pour une part, ce qui se passe au sein du mouvement syndical soutenant le NFP illustre notre propos au sens où la politique de Sophie Binet ouvre de fait un débat politique nécessaire. Nous ne partageons pas les choix de la CGT mais nous sommes partie prenante de ce débat, moment d’un débat plus général sur les perspectives et la politique de la classe ouvrière, la nécessité pour elle de s’organiser en parti pour la révolution, pour changer la façon dont les hommes produisent ce dont ils ont besoin, pour le socialisme et le communisme.
Le besoin d’un parti révolutionnaire des travailleur·es concerne l’ensemble du monde du travail, l’émancipation des travailleur·es sera l’œuvre des travailleur·es eux/elles-mêmes, le parti qui leur est nécessaire aussi.[3]
Le 24 août 2024
Yvan Lemaitre
[1] https://www.revolutionpermanente.fr/Theses-sur-la-situation-en-France-et-les-taches-des-revolutionnaires
[2] https://www.revolutionpermanente.fr/Marx-et-le-parti-revolutionnaire-Entretien-avec-Jean-Quetier