« Du jamais vu à Wall Street » titrait Les Echos le 2 février, « la capitalisation de Meta [Facebook] bondit de 200 milliards en une journée », soit une augmentation de plus de 20 % de sa valeur pour atteindre 12 000 milliards de dollars. Cette hausse inédite s’inscrit dans celle de l’ensemble des entreprises des GAFAM (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft) auxquelles se sont ajoutées les sociétés d’Elon Musk (Tesla, SpaceX, X…) et Nvidia, productrice de cartes vidéo. On est passé des GAFAM aux « 7 magnifiques »…
Cette envolée boursière desdites « valeurs de la Tech » est portée par une année 2023 de profits records : Nvidia + 238,9 % ; Meta + 194,1 % ; Tesla + 101,7 % ; Amazon + 80,9 % ; Alphabet (Google) + 58,8 %) ; Microsoft + 56,8 % ; Apple + 48,2 %. Elle s’accompagne, bien qu’à un moindre degré, de celles d’autres grandes multinationales. En témoigne entre autres la hausse du CAC 40 (+ 16,5 % sur l’année) dont les actionnaires se sont partagé 97 milliards d’euros sous forme de dividendes et de rachats d’actions, en hausse de 17 % par rapport à 2022.
Tandis que des fortunes totalement insensées s’accumulent, la dégradation du contexte économique international se poursuit, sans parler du contexte géopolitique, marqué par la montée du militarisme et de la guerre. La crise globale ne montre aucun signe de rémission, elle s’aggrave au contraire. En France comme en Europe, la presse se fait l’écho de la dégradation du contexte économique, de la baisse de la consommation, de l’augmentation du nombre de faillites, des menaces sur l’emploi qui en découlent, alors que les gouvernements poursuivent leur offensive antisociale. Le rapport d’Oxfam publié à l’occasion du dernier sommet de Davos donnait une image terrible de la dégradation, à l’échelle mondiale, des conditions de vie de centaines de millions d’êtres humains, dénonçait la scandaleuse accentuation des inégalités sociales, en désignait les responsables, l’oligarchie financière qui impose son diktat à l’économie mondiale…
Cela révèle au grand jour comme jamais l’existence de deux mondes parallèles dont les destinées sociales s’écartent à grande vitesse. Deux classes sociales de dimension internationale, aux intérêts diamétralement opposés, inconciliables. Le petit monde des ultra riches, patrons et grands actionnaires des holdings financières qui dirigent l’économie mondiale, se nourrit de l’exploitation sans borne de l’immense majorité, les prolétaires du monde entier. Il les condamne à l’appauvrissement tout en détruisant le milieu naturel. Il met au seul service de ses profits immédiats les technologies les plus avancées, produit social du travail humain. Technologies qui, accaparées par ces parasites, ne peuvent que précipiter la déroute.
Il n’y a aucune fatalité dans cette marche à la catastrophe. L’évolution même de la situation montre la voie, posant comme une question de survie du plus grand nombre l’urgente nécessité, pour les prolétaires du monde entier, de prendre leur sort en main, prendre le contrôle de la marche de la société.
Les faux semblants du boom boursier
L’euphorie médiatique qui accompagne le boom boursier de ces dernières semaines voudrait y voir l’espoir d’une reprise économique. Comme si le succès mirobolant des « valeurs de la Tech » présupposait une amélioration de la santé de l’économie mondiale alors que l’ensemble des prévisions et statistiques démontrent le contraire…
Le mouvement des capitalisations boursières n’est pas directement corrélé à la santé réelle des entreprises. Certes, l’annonce de résultats records ou d’un plan de licenciements propice à l’augmentation des profits attire les traders et les boursicoteurs, poussant la valeur des actions à la hausse. Mais ces jeux de la spéculation boursière ne cessent de creuser l’écart entre la capitalisation boursière et le capital réellement investi dans une entreprise, générant une bulle spéculative qui, au gré de « l’humeur des marchés », peut générer des fortunes ou se transformer en krach, effaçant en quelques instants des dizaines de milliards… voire précipitant tout le secteur dans une nouvelle « crise internet », comme en 1999-2000 mais en bien pire.
Les profits exceptionnels réalisés par Meta sont bien sûr un des facteurs à l’origine de la hausse de 20 % de la valeur de ses actions. Mais le véritable argument qui a fait se précipiter les spéculateurs sur le titre est bien plus à chercher du côté de l’annonce de Zuckerberg, les 50 milliards de dollars de rachats d’actions et le versement de dividendes pour la première fois de ses 20 ans d’existence promis aux actionnaires.
A cela s’ajoute un autre facteur, le fol engouement pour l’intelligence artificielle générative qui a suivi la mise en service, fin 2022, de ChatGPT par une filiale de Microsoft, Open AI. C’est comme si un vent s’était levé, poussant les capitaux à s’investir dans la « Tech », surtout à spéculer sur les actions du secteur. Un vent portant aussi l’espoir que l’IA puisse aussi profiter à tous les secteurs de l’économie, voire constituer les bases d’une « révolution numérique » qui se fait attendre depuis des décennies.
Derrière les « résultats » des « 7 magnifiques » …
Un des facteurs de ces profits sans précédents est dû, comme l’a écrit la presse économique, à ce que les multinationales des Nouvelles technologies ont « assaini leur structure », comprendre « licencié massivement », avec plus de 450 000 suppressions d’emploi en deux ans !
Le reste dépend des spécificités de chacune. Facebook et Google font leur chiffre d’affaires en vendant des espaces publicitaires et des données, les « big-datas » générés par leurs utilisateurs au gré des post, des recherches, du moindre clic. Meta a en particulier bénéficié de nouvelles publicités, dont celles de concurrents chinois d’Amazon comme Temu. Cet afflux de publicité, s’il gonfle le résultat de Meta et dans une moindre mesure celui de Google, est aussi l’expression de l’exacerbation de la concurrence dans une économie mondiale en stagnation. Une partie de plus en plus grande de la plus-value extorquée aux travailleurs à l’échelle mondiale est gaspillée dans l’affrontement entre capitalistes pour arracher des parts de marchés.
Amazon, elle, est la principale gagnante de la concentration du secteur de l’e-commerce. Dernier maillon de chaînes d’approvisionnement, en contact permanent avec sa clientèle, Amazon prélève sa dîme sur toutes les transactions, imposant ses contraintes aux travailleurs qu’elle exploite directement comme à ses fournisseurs et sous-traitants, dont les livreurs, suivis par GPS au fil de leurs livraisons. Les nouvelles technologies sont mises au service du client pour faciliter ses achats, anticiper ses besoins. Elles exercent en même temps la pire des dictatures sur les travailleurs à seule fin de rentabilité, de diminution des faux frais, des temps morts, pour accaparer la plus grosse part possible de la plus-value extraite du travail des millions d’exploité·es qui jalonnent la toile d’araignée sur laquelle elle règne.
Apple comme Microsoft produisent des biens tangibles. Apple produit des ordinateurs, tablettes, téléphones mobiles, développe ses propres logiciels et services, cloud, etc. Microsoft a basé sa fortune sur la production de logiciels qui ont une énorme diffusion, lui assurant une position de quasi-monopole en particulier dans le secteur de la bureautique, ce qui lui garantit des marges plus que confortables. Elle vend également des services, cloud et autres. Elle a aussi bénéficié du « coup de pub » de la mise en circulation de ChatGPT par sa filiale OpenAI, déclenchant aussitôt la riposte de ses concurrents immédiats.
La prolifération des applications d’IA qui en a résulté a propulsé un autre larron des nouvelles technologies sur le devant de la scène, Nvidia, spécialisé dans la production des cartes vidéo équipant les ordinateurs. Ces cartes sont en elles-mêmes des ordinateurs qui mettent en forme et transmettent à vitesse extrêmement rapide les données générant les images s’affichant sur les écrans d’ordinateur. Détournées de cette fonction, elles sont à la base des machines utilisées pour l’apprentissage de l’IA qui exige le traitement de quantités énormes de données. Nvidia a ainsi vu s’ouvrir un énorme marché, et avec lui l’envol de ses résultats…
Sam Altman, patron d’OpenAI dont les équipes ont créé ChatGPT, compte bien lui aussi profiter du vent de l’IA pour tenter de se placer en orbite haute dans le petit monde des géants de la Tech. Il vient de lancer un appel à des investisseurs pour un projet de 7000 milliards de dollars indispensable, selon lui, à permettre à l’IA générative de prendre son véritable essor. Son projet porte sur la création d’usines à puces spécifiques, ainsi que les infrastructures nécessaires, méga serveurs et surtout capacités de production des quantités gigantesques d’électricité nécessaires.
Sa mégalomanie rejoint celle d’Elon Musk, l’homme qui veut coloniser la planète Mars et qui, tout à son délire transhumaniste, vient d’implanter une puce dans le cerveau d’un humain (volontaire…). Ils sont autant d’incarnations de la folie du système.
La « vague » de l’IA générative, une perspective de croissance économique ?
« Quel métier, quelle industrie ne sera pas affectée par la vague de l’intelligence artificielle ? Aucun, répond le patron d’Alphabet [Sundar Pichai, PDG de Google] qui y voit une technologie de rupture aussi forte que l’invention de l’électricité et un formidable accélérateur de progrès et de recherche » écrivait Les Echos.
Il est vrai que l’IA générative apporte d’incontestables progrès dans divers domaines, comme la recherche où elle permet de gagner un temps considérable dans l’analyse de données ou la consultation de ressources. Mais en attendant que son influence se fasse réellement sentir dans d’autres secteurs, on voit surtout se développer une vaste opération de marketing en direction de multiples cibles, de l’étudiant à qui sont promis, moyennant finance, des méthodes de formation plus efficaces et personnalisées, aux entreprises à qui sont promis d’alléchant gains de productivité si elles achètent le logiciel d’IA qui va bien…
Cette prolifération d’annonces peut certainement permettre à ceux qui sont à leur initiative de faire quelques affaires. Des entreprises peuvent « gagner en productivité » en licenciant une partie de leur personnel dans les services où peut s’appliquer l’IA : comptabilité, gestion des ressources documentaires, services de R&D, etc.
Par contre, on voit mal comment l’intelligence artificielle pourrait apporter des gains de productivité dans les phases de production proprement dites, là où se crée réellement la valeur ajoutée, et donc le profit. L’introduction de la robotique et de l’automatisation a montré depuis bien longtemps son incapacité à s’opposer à la baisse chronique des taux de productivité du travail, une des causes principales de la dégradation globale de l’économie mondiale. Contrairement à ce que prétendent ses zélateurs, l’IA générative ne porte en elle aucune perspective de relance d’une économie capitaliste devenue sénile, aucune perspective de nouvelle révolution industrielle à l’instar de celle portée par « l’invention de l’électricité ».
Par contre, elle a ouvert des perspectives à la banque JP Morgan, qui vient de lancer le projet d’une IA capable de décoder les discours sibyllins des patrons des banques centrales afin de permettre à ses clients « investisseurs » d’optimiser leurs placements en anticipant les mouvements de la politique monétaire…
Les géants des nouvelles technologies investissent des milliards dans une surenchère absurde sans autre but que de ne pas se laisser distancer par leurs congénères au risque, sinon, de voir leurs actionnaires changer de boutique. Les « stratèges » qui les dirigent n’ont pas le moindre souci de l’utilité sociale réelle des produits qu’ils développent, tout comme ils sont indifférents aux conséquences de leurs politiques sur le cours de la crise globale, aggravation des inégalités sociales, risques de krachs financiers, de destruction des équilibres écologiques, de récession économique et de son corollaire, l’exacerbation de la concurrence qui conduit à la guerre.
Entre les mains des « 7 magnifiques », le « formidable facteur de progrès » que le patron de Google voit dans le développement de l’IA se transforme en son contraire.
Instaurer « un nouvel ordre social et économique »
Dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine insistait, face au stade de putréfaction auquel était arrivé le capitalisme, sur la nécessité et la possibilité d’instaurer « un nouvel ordre social et économique ». L’histoire en a décidé autrement. Une multitude de facteurs ont fait que la révolution commencée en 1917 en Russie n’a pas pu se développer dans le reste de l’Europe, en particulier en Allemagne. La période de l’entre-deux guerres a été le terrain d’un puissant affrontement de classe qui se termina par la défaite du prolétariat et la guerre. Trotsky espérait qu’une nouvelle révolution sociale naîtrait de la 2ème guerre mondiale. La vague révolutionnaire qui l’a suivie a pris la forme des révolutions coloniales dirigées par la petite bourgeoise nationaliste sans que le prolétariat, désarmé par le stalinisme, soit en mesure d’en prendre la tête au nom du socialisme. L’intégration de ces nouveaux états capitalistes au marché mondial a donné au capitalisme un nouveau souffle à travers la mondialisation financière
Cette phase de développement a aujourd’hui épuisé ses possibilités, mettant de nouveau à l’ordre du jour l’instauration d’« un nouvel ordre social et économique ». Dans cette perspective, la prise en compte des évolutions du capitalisme éclaire sur les causes des échecs du passé, comme sur les perspectives de réussites à venir, les nouvelles possibilités objectives et subjectives portées par la période.
Les nouvelles technologies sont aujourd’hui des moyens mis au service de l’appropriation du profit par une toute petite minorité. Leur développement, l’immensité des moyens mis en œuvre, les progrès scientifiques et technologiques qu’elles supposent, ont contribué à faire, à travers la mondialisation de l’appareil de production et d’échange, émerger une nouvelle classe ouvrière mondiale, un degré de socialisation inimaginable, les moyens de la coopération des travailleurs du monde entier. Cela renvoie la propriété privée au musée de la préhistoire, pose la question de l’urgence du socialisme.
Le fossé qui se creuse entre les classes sociales agit sur les consciences, montre la voie, posant comme une question de survie du plus grand nombre l’urgente nécessité d’en finir avec cette course folle à la catastrophe. Il est inacceptable que les progrès scientifiques et technologiques que constituent, entre autres, les nouvelles technologies ne puissent servir au plus grand nombre. Mis au service de la collectivité, ils constitueront de puissants moyens permettant de gérer les conditions d’existence de l’humanité dans son ensemble, de façon scientifique et démocratique. Cela suffit à condamner l’ordre ancien à céder la place.
Daniel Minvielle