Le texte de Daniel Bensaïd Stratégie et parti, écrit en 1986, vient d’être réédité accompagné de longues préface et postface signées d’Ugo Palheta et de Julien Salingue[1]. Quand ces derniers, tous deux membres et militants du NPA, écrivent, « Recommencer et faire du neuf suppose donc en premier lieu de se réapproprier les débats stratégiques qui ont parcouru le mouvement ouvrier depuis les années 1830, de revenir sur les séquences révolutionnaires passées (sans négliger les périodes de faible conflictualité sociale et de basse intensité politique), en somme de construire une mémoire stratégique », on ne peut que souscrire.
Cette tâche s’appuie sur une continuité d’appréciations et d’enseignements qui constituent notre capital politique, nos références en tant que courant trotskyste, nos propres racines. Il est important de construire cette continuité, de retrouver le fil rouge qui relie nos combats pour être en mesure d’écrire la suite.
Or c’est sans doute là que surgit la principale difficulté tant les repères se sont dilués, le chemin effacé. Le profond recul que connaît le mouvement révolutionnaire, plus globalement le mouvement ouvrier, a provoqué ce que Daniel Bensaïd appelait « l’éclipse du débat stratégique » après des décennies de domination du stalinisme ou, ensuite, des idéologies nées des révolutions coloniales. Aujourd’hui, sortir de la confusion et de l’éclectisme ambiant de ce que certains appellent l’époque postmoderne, cette longue période de recul accéléré par l’offensive libérale et impérialiste après la fin de l’URSS, nécessite des clarifications, un retour aux sources pour réussir à reconstruire des repères à partir des textes et des combats de ceux qui ont développé le marxisme au sein du mouvement de masse.
Il n’y a pas d’autre méthode si l’on veut éviter de se mettre dans la malencontreuse posture que Daniel Bensaïd qualifiait avec ironie de « résurrection paradoxale des avant-gardes éclairées et des maitres-penseurs » (texte inédit écrit en août 2007, Inprecor, juillet-août 2016). C’est adopter un point de vue militant pour tenter d’avancer dans la résolution de « l’énigme stratégique des révolutions du XXIe » dont parle Daniel Bensaïd.
Cette énigme trouve une part de sa réponse dans cette expérience passée qui nous permet de définir un cap. Ce texte voudrait rappeler les grandes étapes de cette histoire du socialisme et du communisme à partir desquelles se définissent nos propres perspectives. Certaines citations sont un peu longues mais elles méritent le détour, elles font partie de nos repères…
Gauche radicale ou parti communiste révolutionnaire ?
Il nous faut en préalable rappeler de quel point de vue on se place. Est-ce que nous nous situons du point de vue d’« un projet stratégique de rupture avec le capitalisme » pour la « gauche radicale » comme l’écrivent Ugo Palheta et Julien Salingue ou dans la perspective d’un projet de transformation révolutionnaire, « un parti communiste et révolutionnaire » comme l’écrivait Daniel Bensaïd ?
Nos camarades citent le NPA au même titre que le Front de gauche ou les collectifs unitaires de 2005 contre le TCE pour conclure qu’« aucune expérience n’a été capable de condenser politiquement les acquis du mouvement de masse » sans autre analyse, ce qui ne les empêche pas de penser que « certaines expériences – pour s’en tenir à l’Europe, celle du Bloc de gauche portugais depuis sa création en 1999, de Syriza en Grèce entre 2009 et 20014, ou actuellement Podemos- méritent toute notre attention. » Mais on ne saura jamais ce qu’ils en concluent précisément si ce n’est de rester dans cette notion plutôt éclectique de « gauche radicale ».
Dans son livre, Daniel Bensaïd précisait d’emblée le contenu du débat : « Le stratégique pour nous, c’est ce qui définit la base sur laquelle rassembler, organiser, éduquer des militants, c’est un projet de renversement du pouvoir politique bourgeois ». Il lie à juste titre les moyens et la fin, les objectifs généraux, le chemin pour y parvenir, l’instrument. Ce lien, c’est l’organisation, un parti. Il n’en existe pas de modèle, il n’y a aucune recette pour le construire mais il se définit par la continuité historique, sociale, politique qu’il assume, dont il se nourrit même quand celle-ci a été brutalement disloquée.
« L’histoire a-t-t-elle vérifié la doctrine de Marx ? »
La première question à laquelle nous devons répondre est celle que posait déjà Lénine dans un article intitulé Les destinées historiques de la doctrine de Karl Marx en mars 1913. Le marxisme n’est pas une vérité établie mais bien une méthode, une conception dont les conclusions pratiques doivent se confronter à l’histoire. « L'essentiel dans la doctrine de Marx, écrit Lénine, c'est qu'elle a mis en lumière le rôle historique mondial du prolétariat, comme bâtisseur de la société socialiste. Le cours des événements dans le monde a-t-il confirmé cette doctrine depuis qu'elle fut exposée par Marx ?
Marx l'avait formulée pour la première fois en 1844. Le Manifeste du Parti communistede Marx et Engels, paru en 1848, en donne déjà un exposé complet et systématique, le meilleur jusqu'à ce jour. Depuis, l'histoire universelle se divise nettement en trois périodes principales : 1. De la Révolution de 1848 à la Commune de Paris (1871) ; 2. De la Commune de Paris à la Révolution russe (1905) ; 3. De la Révolution russe à nos jours. »
Poursuivons avec lui : « Au début de la première période, la doctrine de Marx est loin d'être dominante. Elle n'est que l'une des très nombreuses fractions ou courants du socialisme. Les formes dominant dans le socialisme sont celles qui au fond s'apparentent au populisme de chez nous : incompréhension de la base matérialiste du mouvement historique, incapacité de discerner le rôle et l'importance de chacune des classes de la société capitaliste, camouflage de la nature bourgeoise des réformes démocratiques à l'aide de différentes phrases pseudo-socialistes sur le "peuple", la "justice", le "droit" etc.
La Révolution de 1848 porte un coup mortel à toutes ces formes bruyantes, bigarrées, tapageuses du socialisme d'avant Marx. Dans tous les pays, la révolution montre à l'œuvre les différentes classes de la société. Le massacre des ouvriers par la bourgeoisie républicaine, dans les journées de juin 1848, à Paris, achève de fixer la nature socialiste du prolétariat, du prolétariat seul. La bourgeoisie libérale redoute l'indépendance de cette classe, cent fois plus que la pire réaction. Le libéralisme peureux rampe devant cette dernière. La paysannerie se contente de l'abolition des vestiges du féodalisme et se range du côté de l'ordre ; elle ne balance que rarement entre la démocratie ouvrière et le libéralisme bourgeois. Toutes les doctrines sur le socialisme hors-classes et la politique hors-classes se révèlent un vain bavardage.
La Commune de Paris (1871) achève cette évolution des réformes bourgeoises ; c'est uniquement à l'héroïsme du prolétariat que doit son affermissement la République, c'est-à-dire cette forme d'organisation de l'État dans laquelle les rapports des classes se manifestent de la façon la moins dissimulée.
Dans tous les autres pays d'Europe, une évolution plus confuse et moins achevée conduit toujours à une société bourgeoise constituée. A la fin de la première période (1848-1871), période de tempêtes et de révolutions, le socialisme d'avant Marx meurt. Des partis prolétariens indépendants naissent : la première Internationale (1864-1872) et la social-démocratie allemande. »
Ces deux moments révolutionnaires inscrits dans la courbe du développement du capitalisme confirment le rôle de la classe ouvrière tel que Marx l’avait décrit et la Commune enrichit la théorie révolutionnaire de deux idées clés : la classe ouvrière ne peut s’emparer telle quelle de la machine étatique bourgeoise, il doit la détruire, la désorganiser pour lui substituer l’Etat-commune. « Le philistin social-démocrate a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l’air ? Regardez la Commune de Paris. C'était la dictature du prolétariat » écrit Engels pour le 20e anniversaire de la Commune de Paris, le18 mars 1891.
On le voit, le marxisme n’est pas une idéologie toute faite mais bien la théorie des luttes d’émancipation qui s’enrichit, apprend à chaque étape, trouve les réponses à « l’énigme » dans la lutte elle-même, la pratique, l’activité propre de la classe ouvrière.
Développement du mouvement ouvrier et la social-démocratie
« La deuxième période (1872-1904), continue Lénine, se distingue de la première par son caractère "pacifique", par l'absence de révolutions. L'Occident en a fini avec les révolutions bourgeoises. L'Orient n'est pas encore mûr pour ces révolutions.
L'Occident entre dans la période de préparation "pacifique" des transformations futures. Partout se constituent des partis socialistes, à base prolétarienne, qui apprennent à utiliser le parlementarisme bourgeois, à créer leur presse quotidienne, leurs établissements d'éducation, leurs syndicats, leurs coopératives. La doctrine de Marx remporte une victoire complète et s'étend en largeur. Lentement mais sûrement, se poursuivent la sélection et le rassemblement des forces du prolétariat, sa préparation aux batailles futures.
La dialectique de l'histoire est telle que la victoire du marxisme en matière de théorie oblige ses ennemis à se déguiser en marxistes. Le libéralisme, pourri à l'intérieur, tente de reprendre vie sous la forme de l'opportunisme socialiste. La période de préparation des forces pour les grandes batailles, ils l'interprètent comme une renonciation à ces batailles.
L'amélioration de la condition des esclaves en vue de la lutte contre l'esclavage salarié se fait, selon eux, au prix de l'abandon pour un sou, par les esclaves, de leur droit à la liberté. Ils prêchent lâchement la "paix sociale" (c'est-à-dire la paix avec l'esclavagisme), la renonciation à la lutte de classes, etc. Ils ont de nombreux partisans parmi les parlementaires socialistes, les différents fonctionnaires du mouvement ouvrier et les intellectuels "sympathisants". »
Lénine décrit ainsi le double mouvement qui s’opère où se confrontent le processus d’union du mouvement ouvrier et des idées socialistes et les tendances à l’adaptation à l’ordre bourgeois, au développement économique sous la direction du capital qui devrait permettre le passage graduel au socialisme.
Cette contradiction débouche sur un débat de fond, réforme ou révolution. La démocratie parlementaire semble ouvrir, grâce au suffrage universel, une perspective de conquête graduelle du pouvoir. La période de croissance de capitalisme dément les illusions de son effondrement inéluctable. Edouard Bernstein se fait le théoricien du réformisme, une longue marche dans les institutions comme voie d’accès à l’exercice du pouvoir. Le mouvement est tout, le but n’est rien, cette vision laisse peu de place à la question stratégique.
En 1902, Rosa Luxemburg contrattaque en publiant Réforme ou Révolution. La révolution russe de 1905 viendra redonner force et vigueur à l’aile révolutionnaire. Rosa Luxembourg s’en empare pour combattre la routine de l’appareil dans Grève de masse, parti et syndicat. « 1905 ouvre une époque nouvelle pour le mouvement ouvrier » grâce à « la manifestation de la lutte prolétarienne dans la révolution ». La grève générale donne un contenu concret à la stratégie révolutionnaire, « la répétition générale » de 1905 ouvre le chemin vers 1917.
Le développement inégal et combiné du mouvement ouvrier, le bolchevisme
Revenons au récit de Lénine : « La période "pacifique" de 1872-1904 est à jamais révolue. La vie chère et l'emprise des trusts provoquent une aggravation sans précédent de la lutte économique, aggravation qui a même secoué les ouvriers anglais, les plus corrompus par le libéralisme. Une crise politique mûrit sous nos yeux même dans le plus "irréductible" pays de la bourgeoisie et des junkers, en Allemagne. La folie des armements et la politique impérialiste font de l'Europe actuelle une "paix sociale" qui ressemble bien plus à un baril de poudre. Cependant la décomposition de tous les partis bourgeois et la maturation du prolétariat sont en progression constante. »
Alors que la social-démocratie tend à s’adapter au parlementarisme bourgeois, à s’y intégrer, les tensions sociales, économiques et impérialistes s’exacerbent. Les conditions mêmes de la lutte sous le régime tsariste créent un terrain favorable à la légitime intransigeance de Lénine et de ses camarades.
Dans ce contexte particulier, le bolchevisme naîtra de la volonté acharnée de l’aile gauche du parti social-démocrate russe de construire un parti de la classe ouvrière dont le modèle, si l’on peut dire, était le parti allemand de Bebel et Kautsky.
La faillite de la social-démocratie en France et en Allemagne qui vote les crédits de guerre en août 1914 donne à la vision de Lénine sa cohérence théorique et pratique : la banqueroute social-démocrate trouve ses origines dans le conservatisme bureaucratique des appareils, l’enlisement dans les routines parlementaires, l’adaptation à la société capitaliste alors que celle-ci a connu un développement considérable à travers les conquêtes coloniales, la constitution des monopoles et du capital financier, développement qui permet la formation d’une aristocratie ouvrière, base matérielle du réformisme.
Les « dix jours qui ébranlèrent le monde », Octobre 1917, donnent à la conception bolchévique une dimension universelle.
La Troisième Internationale lui fournit une forme organisée concentrant une immense richesse et expérience que synthétisent les quatre premiers congrès. L’expérience de la Commune de Paris est enrichie, élargie, approfondie par celle des soviets.
L’indispensable rupture avec la Deuxième Internationale, la fondation des partis communistes se combinent avec la tactique du front unique répondant au besoin de rassembler les forces de l’ensemble de la classe ouvrière. Cette tactique est pensée comme celle d’un parti révolutionnaire, en lien avec la conquête du pouvoir, de la question du « gouvernement des travailleurs ». Elle est enrichie plus tard par Trotski de la démarche transitoire qui formalise la rupture avec la conception héritée de la social-démocratie d’un programme minimum et d’un programme maximum, la lutte syndicale au quotidien et la révolution pour les jours de fêtes. La révolution a fait le lien entre les exigences dites élémentaires, le pain, la terre, la démocratie, la paix et la conquête du pouvoir, la révolution en permanence…
De la contre-révolution stalinienne à l’offensive libérale et impérialiste, le prolétariat sur la défensive
La contre-révolution qui s’est opérée à l’intérieur même de la révolution isolée, en en caricaturant les mots et les gestes pour étouffer dans le sang ses plus ardents défenseurs et ensuite abandonner les idéaux du socialisme et du communisme aux dirigeants nationalistes qui en firent d’abord le masque de leur dictature puis celui de leur réintégration dans le marché capitaliste mondialisé, a détruit en profondeur les acquis politiques, théoriques, organisationnels du mouvement révolutionnaire.
Seul le mouvement trotskyste résista sans échapper aux pressions du stalinisme ou tout simplement au recul qui s’opérait au sein même de la classe ouvrière.
L’apogée du stalinisme après la deuxième guerre mondiale, son alliance avec les démocraties impérialistes puis la guerre froide et le mouvement international des luttes de libération nationale vont marginaliser les marxistes révolutionnaires non seulement politiquement mais physiquement.
Le prolétariat dominé, sur la défensive, laisse le terrain à la petite bourgeoisie nationaliste avec la bénédiction du stalinisme.
« La longue marche de la révolution », pour reprendre la formule d’Ernest Mandel, a pris des chemins imprévus. Il était vain de vouloir à tout prix les faire rentrer dans la cadre présupposé de la théorie de la révolution permanente au prix de voir des « Etat ouvriers bureaucratiquement déformés » en Chine, au Vietnam, à Cuba ou dans les Démocraties populaires alors que la classe ouvrière n’était pas intervenue sous son propre drapeau.
C’est par la négative que se vérifiait la théorie de la révolution permanente. Hors de l’intervention du prolétariat, le soulèvement des peuples coloniaux resta prisonnier du nationalisme des classes petites bourgeoises et bourgeoises pour s’intégrer dans le marché capitaliste mondialisé, participant à son développement.
C’est le mérite du courant auquel se rattache Lutte ouvrière, l’Union Communiste Internationaliste, d’avoir préservé une analyse fondée sur des critères de classe et l’indépendance du prolétariat par rapport aux forces nationalistes.
De cette longue période de recul du mouvement ouvrier puis d’offensive libérale et impérialiste est née une nouvelle phase du développement capitaliste, la mondialisation financière. Les luttes de libération nationale ont transformé la planète, confirmant l’idée que ce sont les peuples, les révolutions qui transforment la société. Même si le courant socialiste et communiste révolutionnaire était très minoritaire, marginalisé, la révolution a continué son œuvre permanente pour façonner les conditions d’où émergerait une nouvelle période révolutionnaire.
Notre boussole, notre continuité, la lutte de classe
Nous sommes entrés dans une nouvelle époque. Le réformisme social-démocrate et son acolyte stalinien poursuivent leur longue agonie vers une mort certaine à l’heure où la concentration du capital financier mondialisé plonge le monde dans une crise endémique, suscitant l’offensive hargneuse et arrogante de toutes les forces réactionnaires, des intégrismes religieux quel qu’ils soient.
Le mouvement révolutionnaire pourra y jouer son rôle indispensable s’il sait s’unir autour de « l'essentiel dans la doctrine de Marx, […] le rôle historique mondial du prolétariat, comme bâtisseur de la société socialiste. » comme le soulignait Lénine. C’est notre boussole à l’heure où le prolétariat a connu un essor considérable à l’échelle internationale.
La conception de Marx a été vérifiée à travers l’histoire, ses hauts, ses bas, ses conquêtes et ses reculs, ses défaites. C’est bien le prolétariat la classe motrice du progrès social, économique et politique, de la démocratie, il est en permanence le moteur de la révolution et porteur d’une société moderne, socialiste, communiste.
Nous voulons participer, contribuer à l’accomplissement de cette tâche historique, la conquête du pouvoir par le prolétariat pour arracher à la bourgeoisie ses moyens de domination tant économiques que politiques.
Nous ne voulons pas construire une « gauche radicale » incapable de rompre avec les institutions, ou un parti des luttes, ou qui serait « utile » aux classes exploitées. Plus précisément, être utile aux classes exploitées c’est œuvrer à leur prise de conscience, à « la constitution des prolétaires en classe dominante » comme il est écrit dans le Manifeste communiste.
Face aux monstrueuses caricatures du marxisme, du socialisme et du communisme qu’ont transmis avant de s’effondrer sans retour les partis sociaux-démocrates et staliniens ou les impostures du maoïsme et autre national-communisme aujourd’hui artisans d’un capitalisme sauvage, il nous faut tout reprendre depuis le début, revenir aux sources pour poursuivre le combat pour l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes, redonner aux idées révolutionnaires leur jeunesse.
Construire une conscience de classe, socialiste, communiste, révolutionnaire
Devant l’ampleur du recul politique au sein du monde du travail bien des camarades pensent que cette indispensable conscience politique viendra des luttes elles-mêmes, espèrent un raccourci. La question nous est posée très concrètement à l’issue du mouvement contre la loi travail. Les leçons du mouvement, les progrès qu’il peut permettre ne se feront pas spontanément. L’incantation à la grève générale ou à continuer le mouvement, sans se poser la question du niveau de conscience politique et d’organisation nécessaire, aveugle et paralyse au lieu de souligner l’importance des tâches d’explication politique en lien avec les tâches d’organisation.
Certains pensent pallier les difficultés en appelant les acteurs de la mobilisation à construire une nouvelle représentation politique des travailleurs comme si le mouvement allait de lui-même écrire son programme ou si cette représentation pouvait éviter les questions et divisions politiques.
Il n’y a pas de raccourci et il faut juger en toute lucidité du rapport de force à la lumière de l’influence concrète et pratique des révolutionnaires pour souligner l’importance qu’il y a à reconstruire une conscience de classe socialiste et communiste.
Un nouveau retour à Lénine éclaire la discussion. Il écrit dans Que faire ? en 1902 : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est à dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et catégories de la population avec l’Etat et le gouvernement, le domaine du rapport de toutes les classes entre elles.» Et de préciser : « Certes, il ne s'ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n’y participent pas en qualité d'ouvriers, ils y participent comme théoriciens du Socialisme, comme des Proudhon et des Weitling; en d'autres termes, ils n'y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir les connaissances plus ou moins parfaites de leur époque, et à les faire progresser. Or, pour que les ouvriers y parviennent plus souvent, il faut s'efforcer le plus possible d'élever le niveau de la conscience des ouvriers en général, il faut qu'ils ne se confinent pas dans le cadre artificiellement rétréci de la "littérature pour ouvriers" et apprennent à comprendre de mieux en mieux la littérature pour tous. Il serait même plus juste de dire, au lieu de "se confinent", ne soient pas confinés, parce que les ouvriers eux-mêmes lisent et voudraient lire tout ce qu'on écrit aussi pour les intellectuels, et seuls quelques (pitoyables) intellectuels pensent qu'il suffit de parler "aux ouvriers" de la vie de l'usine et de rabâcher ce qu'ils savent depuis longtemps. »
L’essentiel de l’apport du bolchevisme est bien de formuler en réponse à l’échec de la social-démocratie une conception qui combine la lutte contre l’adaptation au trade-unionisme, enfermer la classe ouvrière dans ses luttes syndicales, et contre son corollaire, ce que l’on appelle aujourd’hui « le débouché politique », l’adaptation au cadre politique institutionnel. Pour Lénine, il y a une seule politique pour la classe ouvrière qui se déploie à différents niveaux, dans différents cadres mais qui vise à chaque étape à élever le niveau de conscience et d’organisation pour la lutte pour le socialisme, le communisme.
Le recul semble rendre les tâches de reconstruction au-dessus de nos forces, provoquant des réflexes défensifs alors même que la situation exige des réponses globales. Notre travail n’est pas un simple travail d’explication, il s’appuie, se nourrit de l’expérience que font les travailleurs, les jeunes, non seulement dans les luttes mais quotidiennement, de la société capitaliste, de son personnel politique, son Etat. C’est en décrivant, en dénonçant ce que vit quotidiennement le monde du travail pour en dégager des perspectives révolutionnaires que nous pourrons donner crédit à nos idées.
Le parti révolutionnaire participe d’un processus d’organisation du prolétariat, comme dit Ernest Mandel, « ce que Marx a en vue, c’est la conquête historique de la conscience de classe, par la rupture avec les organisations, les modes de pensée et d’action de la classe adverse ». Le parti est l’expression organisée de l’émancipation d’une fraction de la classe ouvrière de l’idéologie et de la morale des classes dominantes. Le militantisme prend alors la dimension d’une émancipation, de la conquête d’une plus grande liberté à l’opposé de l’idée qu’un parti c’est un embrigadement, la perte de son individualité.
« Sans tomber (ou retomber) dans de vieux démons gauchistes, il faut bien admettre que construire une organisation révolutionnaire, c’est avoir l’obsession de la lutte pour le pouvoir », écrit Daniel Bensaïd dans sa conclusion de Parti et Stratégie, le pouvoir comme « clef de l’émancipation sociale ». Le parti que nous voulons contribuer à construire aussi…
Yvan Lemaitre
[1]Stratégie et parti, Daniel Bensaïd, Ugo Palheta, Julien Salingue. Les prairies ordinaires