Les élections législatives du 26 juin en Espagne n’auront pas fait beaucoup évoluer la situation parlementaire issue de celles de décembre 2015.Le Parti Populaire de Rajoy arrive de nouveau en tête avec 33,28 % des voix et 137 sièges (14 de plus qu’en décembre), loin cependant des 176 sièges constituant la majorité absolue. Il a certainement bénéficié du recul de Ciudadanos (C’s), son clone politique version « jeune », qui perd 400 000 voix et passe de 40 à 32 sièges. Le PSOE arrive en seconde position (22,83 %, 85 sièges). Il a perdu 600 000 voix et 8 sièges par rapport à décembre, mais n’a pas connu la déroute annoncée par les sondages qui le donnaient derrière Unidos Podemos, coalition d’Izquierda unida et Podemos qui s’étaient présentés séparément en décembre et avaient obtenu, respectivement, 2 et 69 sièges. Leur regroupement obtient le même nombre de sièges, 71, mais perd plus d’un million de voix, reculant de 24,3 à 21,6 % des suffrages.
Comme en décembre donc, aucun des quatre partis arrivés en tête n’a la majorité, et les transactions au sommet se sont ouvertes, avec également les partis à implantation locale (Pays Basque, Catalogne,…) qui ont quelques députés au parlement national.
Quel que soit l’arrangement qui verra ou pas le jour pour constituer un gouvernement capable d’obtenir l’investiture du parlement, il est clair que la crise politique qui touche les sommets de l’Etat, conséquence directe de la crise économique et sociale qui délite la société elle-même, n’est pas près de se clore.
Tout comme il s’avère de plus en plus clairement que les classes populaires d’Espagne devront se donner, pour imposer leurs propres solutions à ces crises, de toutes autres organisations que Unidos Podemos, qui se présente certes comme porteur des « aspirations du peuple au changement », mais se livre au même jeu politicien que le PP et le PSOE, ces « partis du régime de 78 » qu’il prétend combattre tout en visant un accord de gouvernement avec le second. Un jeu dans lequel il vient de perdre.
L’échec d’un pari politicien
Seul ou en coalition dans des « confluences » (accord électoraux avec d’autres organisations), Podemos a connu depuis sa création en 2014 une progression électorale quasi continue au fil des diverses séquences électorales (européennes, municipales, parlements des communautés autonomes, législatives nationales), l’amenant en moins de deux ans au niveau des deux partis qui se relaient au pouvoir depuis 1978. La stratégie menée dès le lendemain des élections de décembre a consisté à faire pression sur le PSOE pour que ce dernier accepte un « pacte » de gouvernement susceptible d’obtenir une majorité relative au parlement. Cette stratégie a échoué, et en s’alliant à Izquierda Unida, petit parti regroupant essentiellement les anciens du Parti communiste espagnol (PCE) et des verts, Podemos comptait sur la dynamique de la démarche « unitaire » pour dépasser la simple addition des votes de décembre. Il espérait ainsi devancer le PSOE et profiter du nouveau rapport de forces pour le contraindre à accepter cette fois le deal. Sauf que la « marée des marées » promise par les sondages ne s’est pas produite, mais plutôt le reflux...
Face àl’échec de ce pari politicien, des critiques se font jour aujourd’hui dans Podemos sur la campagne menée par ses dirigeants. C’est le cas en particulier d’articles de Jaime Pastor et Manuel Gari, militants de l’association Anticapitalistas (partie prenante de Podemos et issu de l’ancien parti Izquierda anticapitalista), publiés dès le lendemain des élections dans le blog www.vientosur.org d’Anticapitalistas (en castillan).
J.Pastor dénonce « la dentelle chaotique de certains discours de Pablo Iglesias » ; les « errances discursives […] qui ont été les plus patentes dans l’ambiguïté programmatique sur les questions fondamentales comme l’attitude face à la Troïka, le problème de la dette et le bilan critique qu’il fallait tirer depuis longtemps de la déroute de Syriza en Grèce[…]. Ambiguïtés qui se sont reflétées clairement dans les négociations avec le PSOE après le 20 décembre et dans les reculs et renoncements qui en ont découlé… ». (Le régime résiste face à l’aspiration au changement – Viento Sur – 27-06-2016).
Manuel Gari, se référant à ce qu’il considère être « le capital politique de Unidos Podemos » écrit : « … capital très supérieur aux jeux de paroles et aux discours que les élites universitaires qui se sont autoérigées en conducteurs supposés d’un peuple utilisent pour parler pour ne rien dire. »… Le coup se veut rude, mais M. Gari conclut son texte en demandant à ces mêmes « conducteurs autoérigés » l’organisation d’urgence d’un nouveau « Vista Alegre » (congrès fondateur de Podemos) ; nouveau « Vista Alegre », « mais cette fois d’une nouvelle formation unitaire qui regarde vers le futur ». (Le premier contretemps de Podemos – Viento Sur – 27-06-2016)
La formulation « formation qui regarde vers le futur » est pour le moins ouverte et laisse place à bien des interprétations. Par contre, le terrain sur lequel se placent les auteurs de ces textes pour critiquer le recul électoral d’Unidos Podemos montre bien qu’ils ne remettent pas en cause les fondements même de Podemos, celui d’un parti se proposant de régler la question du changement dans le cadre institutionnel. Tout comme l’a fait Syriza en Grèce avant de connaitre sa « déroute », tout comme le fait le Front de gauche en France.
Depuis la fondation de Podemos, il y a eu incontestablement un recul programmatique et la dernière campagne n’a pas manqué d’errements opportunistes, y compris sur le terrain souverainiste. Ce recul programmatique, cet opportunisme ont certainement contribué à semer le trouble dans une partie de l’électorat. Mais ils ne viennent pas seulement d’un manque de rigueur politique des dirigeants « vedettes » de Podemos et d’IU. Ils sont avant tout le résultat de la contradiction entre l’objectif qu’ils affichent, gouverner dans le cadre des institutions pour apporter les « changements auxquels aspire la population », et une réalité bien concrète qui s’impose à tous, une situation économique et sociale qui ne laisse aucune marge à une politique réformiste. Situation qui est à l’origine de la crise qui frappe les institutions politiques de l’Etat espagnol et se répercute nécessairement sur les partis qui se placent sur le terrain des institutions, y compris Unidos Podemos.
Les racines de la crise politique de l’Etat espagnol
Lors du déclenchement de la crise financière internationale, en 2008, l’Espagne sortait d’une période de dit « miracle économique » reposant, pour une grande part, sur la spéculation foncière et immobilière dont profitaient les entreprises du BTP et les banques, lesquelles s’étaient beaucoup endettées sur les marchés internationaux pour alimenter cette spéculation. Lorsque cette bulle spéculative a éclaté, tout le secteur bancaire s’est retrouvé au bord de la faillite, tandis qu’une multitude de projets immobiliers stoppaient brutalement, entrainant une explosion du chômage.
En plein accord avec les politiques de l’UE, les gouvernements qui se sont succédé en Espagne depuis 2008, celui du PSOE avec Zapatero jusqu’en 2011 puis celui du PP avec Rajoy jusqu'à aujourd’hui, ont mené une politique d’austérité extrêmement sévère. Dans un premier temps, il s’agissait de sauver les banques, en les renflouant à partir des caisses de l’Etat. Ce transfert de la dette privée des banques vers l’Etat a conduit ce dernier, jusque là peu endetté, au bord de la faillite lors de la crise de la dette qui éclate fin 2010. Il a valu à l’Espagne de faire l’objet de plans d’ajustements à répétition. Le premier, imposé par Zapatero dès 2010, s’est traduit par la baisse des salaires de fonctionnaires, l’arrêt de la valorisation des retraites, des reculs du droit du travail, le passage de l’âge de départ en retraite de 62 à 67 ans. Conséquence de l’effondrement du secteur du BTP, le chômage montait jusqu’à 25 %, 50 % pour les jeunes dont un nombre croissant commençait à s’expatrier dans d’autres pays européens pour trouver du travail. Des dizaines de milliers de familles, incapables de payer les traites des hypothèques sur leurs maisons, étaient expulsées…
Cette dégradation brutale des conditions de vie d’une grande partie de la population allait donner naissance du vaste mouvement des Indignés qui, à partir du 15 mai 2011 (d’où le nom de 15M), a occupé les places dans une multitude de villes et porté la contestation contre les mesures d’austérité du gouvernement. Autre conséquence, le PSOE s’effondrait aux législatives de 2011. Zapatero laissait la place à Rajoy qui allait poursuivre la même politique de régression sociale, en y ajoutant de multiples attaques réactionnaires, en particulier contre les droits des femmes.
Aujourd’hui, Rajoy se targue d’une certaine amélioration de la situation. Il y aurait une légère reprise, mais c’est sur les mêmes bases spéculatives qu’avant 2008. Le chômage a baissé dans les chiffres, mais avec plus de précarité pour ceux qui ont un emploi, moins de protection sociale, des salaires toujours plus bas. La fiscalité pèse lourdement sur les plus pauvres et exonère les plus riches. Le service de santé se dégrade. Les inégalités explosent. La dette publique atteint 100 % du PIB et de nouvelles coupes budgétaires sont annoncées…
Tout cela explique pourquoi le PSOE et le PP, qui portent la responsabilité directe de ces politiques, sont incapables d’obtenir une majorité qui leur permettrait de gouverner. Cela explique également comment un parti comme Podemos, qui s’est créé en 2014 pour permettre au mouvement des Indignés de participer aux batailles électorales, a pu se constituer très rapidement une large base électorale qui a trouvé dans les origines et les discours de ce nouveau parti un espoir pour un avenir meilleur.
La nécessité d’un parti pour l’émancipation des travailleurs par eux-mêmes
Cela nous dit aussi pourquoi cet espoir est un leurre. Les politiques d’austérités menées par le PP ou le PSOE ne résultent pas de choix idéologiques hors sol. Ce sont des choix de classe contraints par la crise que traverse la bourgeoisie nationale comme internationale, la nécessité, pour elle, de maintenir ses profits dans un contexte de stagnation chronique et de concurrence exacerbée. Il est illusoire et dangereux de penser qu’il est possible de s’y opposer dans le cadre du jeu « démocratique », et c’est justement ce qu’a montré la « déroute de Syriza » en Grèce. La leçon à en tirer pour les militants anticapitalistes et révolutionnaires ne porte pas sur la stratégie d’une campagne électorale, mais sur la conception même du parti qu’il nous faut construire, son programme, si nous voulons que les mobilisations sociales débouchent sur autre chose qu’une impasse parlementaire.
Dans l’article cité plus haut, Manuel Gari, faisant une proposition de « feuille de route » pour conduire les réflexions dans Unidos Podemos, écrit : « sans une plus grande présence des mobilisations populaires, les avancées électorales sont éphémères1 ». Le refrain est connu. Il dit en substance : « votez pour nous, puis soutenez-nous par vos mobilisations pour que nous puissions conduire, au gouvernement, les changements auxquels vous aspirez »…
C’est exactement l’inverse qu’il s’agit de mettre en œuvre : construire un parti qui se situe sur un clair terrain de classe, internationaliste, en rupture avec les institutions politiques de la bourgeoisie. Un parti qui se donne pour objectif de permettre aux classes laborieuses de bâtir leurs propres réponses à la question du « changement » à partir de leurs propres mobilisations, des organisations démocratiques qu’elles se donnent pour mener leurs luttes.
Un petit groupe, IZAR (IZquierda Anticapitalista Révolucionaria, né suite à l’exclusion de certains militants d’Anticapitalistas refusant de suivre cette dernière dans le cours de plus en plus opportuniste de Podemos) a milité pour une orientation allant dans ce sens. Il a présenté des candidatures en Andalousie (à Grenade, Malaga et Almeria) qui ont obtenu 0,6 % des suffrages. Leur campagne se faisait sous le slogan « Leurs pactes pour que rien ne change, la lutte pour tout changer ». Elle avait le soutien de divers autres petits groupes anticapitalistes et révolutionnaires, regroupés sous le sigle NHTQP, (No Hay Tiempo Que Perder, Il n’y a pas de temps à perdre), qui, sans présenter de candidats, ont mené campagne dans d’autres régions sur le même thème. Campagne certes confidentielle, compte tenu notamment de la faiblesse des forces militantes, mais qui montre que la « marée » Podemos n’a pas tout emporté sur son passage.
Face au programme de Podemos, il s’agit de porter un programme qui donne un sens, un objectif politique aux luttes de toutes celles et ceux qui s’opposent aux politiques austéritaires. Un programme pour le regroupement de tous les travailleurs autour des urgences criantes que sont celles de l’emploi et du logement, des salaires, de la protection sociale et sanitaire, de la pression fiscale... Un programme qui s’attaque réellement à la question cruciale de la dette. Podemos, qui revendiquait à ses débuts son annulation, se contente aujourd’hui, au nom du « réalisme », de demander sa restructuration et l’organisation d’un audit. Il est, au contraire, indispensable de refuser de payer, d’annuler la dette, d’exproprier l’ensemble du secteur financier pour le réunir dans un monopole bancaire placé sous le contrôle des travailleurs et de la population. C’est la seule manière d’en finir avec le gouffre sans fond de la spéculation et de disposer d’un système de financement des activités économiques qui ne soit plus pilotée par la recherche du rendement financier mais par celle de la satisfaction des besoins de la population. Un programme qui puisse également apporter une réponse aux revendications d’indépendance qui s’expriment dans certaines Communautés autonomes, principalement en Catalogne et au Pays basque, reconnaissant le droit à l’autodétermination, c’est-à-dire un programme internationaliste posant la question du pouvoir dans la perspective d’une Europe des travailleurs et des peuples.
No hay tiempo que perder.
Daniel Minvielle
1- et non pas "des épiphénomènes" comme nous l'avions écrit par erreur dans une première édition