La bourgeoisie et ses propagandistes voulaient voir dans la fin du dit « bloc soviétique », au moment de sa chute, la confirmation des discours qui accompagnaient, au début des années 1980, l’offensive libérale lancée par Reagan et Thatcher, avec son « There Is Not Alternative ». L’effondrement du monde issu des bouleversements révolutionnaires consécutifs à la première guerre mondiale était la preuve qu’il n’y avait « pas d’autre alternative » pour l’humanité que la généralisation des lois du marché et du profit, de la libre concurrence, pour peu que les frontières soient ouvertes à la circulation des capitaux et des marchandises. Ce « monde » serait celui de la paix, de la démocratie, de la justice sociale, dans lequel chaque individu, chaque peuple profiterait des fruits d’une croissance enfin libérée de tout obstacle. En corollaire, les 75 ans d’existence de l’Union soviétique, l’influence énorme qu’elle avait eue sur la politique mondiale pendant trois quarts de siècle, n’auraient été qu’une erreur de l’histoire, le marxisme une utopie, le « communisme » une idéologie meurtrière…

Trente ans plus tard, politiciens et « spécialistes » économiques ont beau se succéder dans les médias pour rabâcher le même catéchisme, leurs discours sont couverts par l’effervescence sociale qui explose de toute part. Les classes populaires, la jeunesse, s’insurgent contre les conditions de vie auxquelles elles sont réduites. La détermination et la colère font face à la brutalité de la répression, qui se livre par endroits à de véritables massacres. Le mot de « révolution » s’affiche sur les banderoles.  A cela s’ajoutent les mobilisations mondiales des jeunes pour le climat, des femmes pour leurs droits… Ces mouvements s’inscrivent dans la continuité de ceux qui avaient répondu à la crise de 2007-2011 et aux politiques qui avaient suivi : Printemps arabes, mobilisations en Grèce contre la Troïka, marées des indignés en Espagne, Occupy Wall Street aux USA. Ils sont le produit des évolutions de l’économie mondiale au cours des dernières décennies.

L’expansion libérale initiée à la fin des années 70 puis accélérée par l’effondrement de l’URSS a abouti à la crise de 2008-2009. Depuis, le capitalisme financiarisé mondial s’est avéré incapable de sortir d’un enlisement qui a tout d’une faillite : économie mondiale en panne, exacerbation de la concurrence, escalade guerrière, fuite en avant dans la spéculation financière et l’endettement, aggravation des inégalités sociales jusqu’au point de rupture, destruction des équilibres écologiques… Une infime minorité de parasites continue certes d’afficher des profits insolents. Mais c’est au prix d’un pillage toujours plus destructeur du travail humain et des ressources naturelles, couvert par la violence sociale, juridique et militaro-policière des États.

La faillite du capitalisme mondialisé génère la mondialisation de la contestation sociale, mettant à l’ordre du jour la question des perspectives démocratiques et révolutionnaires dont notre époque est porteuse.

« Le mouvement réel qui abolit l’état actuel »…

En 1845, se démarquant des socialistes utopiques de leur temps, Marx et Engels écrivaient : « le communisme n'est pour nous ni un état qui devrait être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel ». (L’Idéologie allemande)

Ils appelaient « communisme » une société débarrassée de l’exploitation de l’homme par l’homme, fondamentalement démocratique, aux antipodes des monstres sociaux et politiques, des dictatures sanglantes qui se sont affublées, voire s’affublent encore, de ce « titre ». Ils le voyaient comme l’aboutissement logique du « mouvement réel », de l’évolution de la société de leur temps.

Le capitalisme de libre concurrence qui s’était d’abord développé en Angleterre, un peu plus tard en France, en Allemagne et aux USA, se trouvait alors empêtré dans des crises qu’ils décrivaient ainsi : « Les conditions bourgeoises de production et d'échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d'échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées. Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l'existence de la bourgeoisie et sa domination. […] A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir… » (Manifeste du parti communiste)

Pour eux, cette situation était porteuse d’une explosion sociale imminente, et la bourgeoisie, en faisant « surgir de si puissants moyens de production et d’échange », avait réuni les conditions matérielles, objectives, pour qu’à travers cette révolution imminente le communisme puisse se constituer. Ils ajoutaient : « … la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires. » 

L’idée que le prolétariat, en se constituant en classe, constituait le facteur humain du changement révolutionnaire à venir émanait elle aussi du « mouvement réel » des années 1830, trade-unionisme et chartisme en Angleterre,  insurrections ouvrières en France, dont celles des canuts de Lyon, rapidement écrasées. En juin 1848, l’insurrection du prolétariat parisien demandant des comptes à la république qu’il avait mise en place en février s’achevait sur un massacre. L’espoir d’une révolution sociale victorieuse ne s’était pas concrétisé, pas plus qu’il ne se concrétisait en 1871 avec la Commune de Paris, elle aussi écrasée. Mais les faits confirmaient la justesse des analyses de Marx et Engels : l’époque était aux affrontements de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat, leur enjeu était la révolution sociale, et leur acteur principal, le prolétariat, organisé en parti.

Du capitalisme de libre concurrence à l’impérialisme

La période du capitalisme de libre concurrence prit fin en 1873 sur une crise de rentabilité qui toucha les principaux pays industriels de l’époque. Pour y faire face, ils se lancèrent dans la conquête impérialiste du monde. En Angleterre, France, Allemagne, USA, Japon, les grandes industries se développaient tout en se concentrant, constituant des monopoles qui étendaient leurs tentacules sur les empires coloniaux, pillant leurs richesses et surexploitant leurs peuples. Le capital bancaire et le capital industriel fusionnaient dans le capital financier par le biais duquel une poignée d’oligarques régnaient sur les empires industriels. Mais ce développement se heurta bientôt aux limites des empires. Dès le début du 20ème siècle, les tensions entre impérialismes pour un repartage du monde s’exacerbaient, pour aboutir au carnage généralisé de la 1ère guerre mondiale.

Dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Lénine analysait les changements qui s’étaient produits au sein du capitalisme mondial au cours de son développement impérialiste. Confirmant les thèses de Marx et Engels, le développement considérable que venaient de connaître les forces productives entrait de nouveau en contradiction avec le cadre de la propriété privée des moyens de production, des monopoles. S’engageait alors la lutte entre les États impérialistes pour le repartage du monde. Mais ce  « mouvement réel », qui avait conduit à la guerre, avait en même temps constitué les conditions matérielles d’une vague révolutionnaire internationale, porteuse de la perspective d’une nouvelle société, communiste.

Deux décennies de luttes révolutionnaires, désarmées par le réformisme et le stalinisme

L’histoire a montré que les conditions n’en étaient pas encore suffisamment développées. La révolution, en Russie puis en Allemagne, mit fin à la guerre. Mais le jeune État ouvrier né de la Révolution d’octobre dans la Russie arriérée, isolé par l’écrasement de la révolution allemande de 1918-19, épuisé par des années de guerre civile, s’avéra incapable de résister à la montée de la contre-révolution stalinienne. Une bureaucratie parasitaire imposait sa dictature. Rompant avec la politique révolutionnaire et internationaliste des quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste, elle assujettissait la politique des partis communistes à la défense de ses intérêts de caste au nom du « socialisme dans un seul pays », éliminant ceux qui s’y opposaient. Seule une minorité de révolutionnaires purent continuer le combat, regroupés autour de Trotsky dans l’Opposition de gauche, puis la IVème internationale, un combat contre le stalinisme et l’impérialisme, c’est-à-dire pour la révolution et la démocratie.

Les conséquences de la dégénérescence stalinienne de l’URSS furent dramatiques. La 1ère guerre mondiale n’avait réglé aucune des contradictions qui en avaient été la cause et les affrontements de classe se poursuivirent avec une violence extrême pendant tout l’entre deux guerres, accentués par la crise de 1929 qui toucha l’ensemble des pays impérialistes. Le mouvement ouvrier, désarmé, trahi par ses directions réformistes et staliniennes, alla de défaite en défaite : en Italie avec l’avènement du fascisme dès 1922, du nazisme en Allemagne en 1933 suite à l’échec de plusieurs tentatives de révolution ; échec des révolutions chinoises en 1925-27 ; en France désarmement de la révolte ouvrière de 1936 par le Front populaire ; défaite de la révolution en Espagne par le Front populaire, ouvrant la voie à la dictature de Franco…

Pour Trotski, en 1938 « Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d'être emportée dans une catastrophe… » (Programme de transition)

La 2ème guerre mondiale, les révolutions coloniales et la fin de l’impérialisme

La catastrophe arriva en effet. Fin 1939, la 2ème guerre mondiale éclatait, rechute de la précédente. Mais cette nouvelle folie meurtrière s’avéra être aussi la réponse, barbare, que les classes dirigeantes apportèrent à la crise de 1929 et le point de départ d’une nouvelle phase de développement capitaliste. A peine la victoire assurée, les impérialismes vainqueurs et Staline s’étaient entendus pour se répartir le maintien de l’ordre face aux risques de révolution en Europe, avant que se constituent les deux blocs qui allaient se faire face pendant la Guerre froide. Portées par les besoins de la reconstruction, financée par les crédits venus des États-Unis, les puissances impérialistes connaissaient une période de croissance continue, les « trente glorieuses ». Muselée par la collaboration établie aux sommets des États entre les partis de la bourgeoisie, les PS et les PC (en France dans le cadre du Conseil national de la résistance, puis de la participation aux gouvernements de De Gaulle), la classe ouvrière des puissances impérialistes restait dans le rang, la lutte des classes se cantonnait au terrain syndical.

La révolution prenait un autre chemin. En moins de trente ans, une vague de révolutions de libération nationale mettait fin à la division impérialiste du monde. Outre la détermination des peuples à s’émanciper de la tutelle coloniale, plusieurs facteurs leur permirent d’aboutir : l’épuisement des vieux impérialismes anglais et français ; l’intérêt des USA, devenus première puissance économique mondiale, à voir tomber les barrières qui s’opposaient à la circulation de leurs capitaux et marchandises et avaient pour une part engendré la crise de 29 ; et surtout l’existence de l’URSS, auprès de laquelle de nombreux mouvements d’émancipation purent trouver un soutien. De nouveaux États se constituaient, accédaient au statut de nation indépendante. La domination capitaliste ne prenait pas fin pour autant, mais c’était désormais par d’autres biais, le diktat des lois du marché, les conditions de l’échange inégal, le pillage par la dette. L’impérialisme au sens où le définissait Lénine avait pris fin, le terrain était prêt pour le « 3ème âge du capitalisme », pour reprendre la formule d'Ernest Mandel.

La bascule des années 1970-80, la mondialisation libérale

En 1973, au moment où se terminait la guerre du Vietnam, dernière des guerres de libération coloniale, le monde capitaliste plongeait dans une nouvelle crise économique généralisée. Pour restaurer les taux de profit, les financiers des puissances impérialistes, aidées par leurs États, s’attaquaient à leur classe ouvrière et se lançaient dans une nouvelle conquête du monde. Il s’agissait cette fois de profiter d’un monde libéré, au moins partiellement, de toute barrière pour implanter des filiales permettant d’exploiter une main d’œuvre bon marché. Les grandes entreprises monopolistes qui s’étaient constituées dans le cadre national des puissances impérialistes se transformaient en multinationales. Une nouvelle phase de concentration commençait, le capital financier se mondialisait, aux mains d’une oligarchie de plus en plus réduite pour laquelle s’ouvraient, avec l’effondrement du « bloc de l’Est », de nouvelles perspectives de profits… pour aboutir à la crise des années 2007-2009 et ses suites, l’état de quasi faillite du capitalisme financier mondial.

Une nouvelle perspective démocratique et révolutionnaire

Les 172 ans qui nous séparent de l’écriture du Manifeste sont faites de l’alternance de périodes d’exacerbation des affrontements de classe et de développement plus calmes, d’évolution des rapports de force sociaux au cours desquelles la bourgeoisie a poursuivi, de façon chaotique, de crise en crise, le développement de sa mainmise sur l’économie mondiale, jusqu’au capitalisme financier mondialisé actuel.

Les défaites subies par le prolétariat au cours de cette période ne remettent pas en cause les raisonnements de Marx, Engels, ni de leurs successeurs, Lénine, Trotski. Le « mouvement réel » est réglé sur le développement des forces productives et les conflits qui s’exacerbent périodiquement entre ce développement et le cadre institutionnel, les formes de propriété dans lequel il se produit. Et c’est de l’accentuation de cette contradiction que vient l’exacerbation de la lutte des classes. Quant à savoir si les conditions matérielles sont ou pas mures pour que de ces incontournables luttes de classe puissent naître une véritable perspective communiste, cela s’écrit dans le cours de la lutte, par la lutte elle-même. Le marxisme n’a aucun rapport avec les prétentions pédantes de prédire l’avenir ! L’avenir se pense et s’écrit à travers le combat, à travers la révolution en permanence...

S’il s’est avéré que la Révolution russe ne put échapper à l’isolement après l’écrasement de la révolution allemande ni entraîner une révolution en Europe puis en Asie et dans le reste du monde, c’est que, de fait, les conditions objectives n’étaient pas suffisamment développées. Octobre 17 représentait cependant un pas en avant considérable qui permit l’émancipation nationale des peuples coloniaux même si celle-ci resta prisonnière du cadre national, dans des pays aux économies atrophiées par des décennies de pillage colonial.

Jusqu’ici, le capitalisme a pu trouver, à chaque étape de son histoire, les ressources pour repousser ses contradictions, échapper à la faillite. Son expansion se heurte aujourd’hui aux limites de la planète, il n’y a plus d’espace à conquérir, permettant d’ouvrir de nouvelles perspectives de croissance aux force productives. Face aux  anciennes puissances industrielles, de nouvelles se sont constituées, comme la Chine, bousculant les rapports de force internationaux, exacerbant la concurrence et avec elle, les tensions internationales, le militarisme.

Mais au cours de sa dernière phase d’expansion, les conditions pour que s’ouvre une nouvelle perspective révolutionnaire ont mûri. En tissant entre leurs filiales les liens organiques nécessaires à leur fonctionnement, les multinationales ont poussé à un niveau jamais atteint la division du travail et la socialisation des activités productives, à l’échelle mondiale. Pour peu qu’elles soient débarrassées de leur asservissement aux intérêts privés, les connaissances technologiques et scientifiques actuelles permettent désormais de répondre aux besoins de l’humanité à un niveau permettant à chacun de vivre dignement tout en cessant de détruire les écosystèmes et d’épuiser les ressources naturelles. Le mode de production capitaliste, en devenant partout le mode dominant, a entraîné un immense développement de la classe ouvrière, collaborant à travers les réseaux tissés entre les entreprises du monde entier.

Cette classe ouvrière est confrontée, partout, aux conséquences de la panne généralisée du capitalisme financier, la jeunesse réduite à la précarité, au chômage. Et elle se lève dans le monde entier pour exiger un travail dont elle puisse vivre, contestant les pouvoirs en place et leur corruption, affrontant la répression, déterminée à arracher les droits démocratiques dont elle est privée.

Ce faisant, elle s’est attaquée, sans en avoir conscience, à la résolution de sa tâche historique, renverser le vieux monde pour faire place au nouveau dont les possibilités se sont constituées en son sein. Mais aller jusqu’au bout de cette tâche exige que ce prolétariat « se constitue en parti », comme l’écrivaient Marx et Engels dans le Manifeste. Notre tâche de militants anticapitalistes et révolutionnaires est d’apporter notre contribution à la constitution de ce parti, comme force organisée capable de formuler et de mettre en œuvre une politique internationaliste, démocratique et révolutionnaire. Un parti capable d’aider chacun de ces mouvements à s’émanciper de l’illusion que les solutions pourraient se trouver dans un cadre national, à se considérer au contraire comme un des éléments d’un mouvement international et internationaliste. A comprendre, au fil de la lutte, que la conquête de la démocratie suppose un bouleversement révolutionnaire qui ne pourra rester enfermé dans le cadre des frontières et permettra l’appropriation  sociale, collective,  l’appareil de production et d’échange pour le mettre au service de l’humanité. 

Daniel Minvielle

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