« Aucun mur qui exclut les gens et restreint la liberté n'est assez haut ou long qu'il ne puisse être franchi (…) Cela vaut pour nous tous, à l'Est comme à l'Ouest » a déclaré Merkel à l’occasion de la commémoration de la chute du Mur de Berlin. Voulait-elle condamner par ses propos ses alter-egos, ces dirigeants des grandes puissances qui parlent de « liberté » tout en barricadant leurs frontières contre les migrants ? Condamner leur Europe forteresse qui ne cesse de se renforcer ? Trump qui lance son nouveau mur de 450 km avec le Mexique et Macron qui veut imposer des quotas sur l’immigration ? Cet été en Hongrie, elle-même et Orbán ont célébré, main dans la main, le 19 aout 1989, où 600 Allemands de l’Est étaient passés à l’ouest en quelques heures. Orbán en a profité pour vanter une « Europe de paix et de sécurité », revendiquant les 200 km de barbelés au sud du pays contre les migrants ! Quel aveu d’échec et de mensonge !

On est loin de la campagne triomphante de 1989, affirmant la « victoire de la démocratie » et la « fin de l’histoire ». La campagne des médias sur la « révolution démocratique » du 9 novembre 1989 cache bien mal le chaos qu’est devenue cette « mondialisation heureuse » annoncée dans les discours officiels de l’époque.

L’enthousiasme né des manifestations massives de Berlin en 1989 et la liesse populaire qui a suivi étaient à la hauteur de la monstruosité de ce mur, au cœur même de Berlin. En quelques semaines, se sont succédé la « révolution de velours » en Tchécoslovaquie puis la chute des Ceaucescu en Roumanie. Mais l’offensive capitaliste s’est rapidement révélée, à commencer par la RDA, où la réunification s’est accompagnée du dépeçage des services publics et des entreprises d’État, les trusts de l’Ouest rachetant les meilleurs morceaux à bas prix et jetant le reste au rebut, comme des centaines de milliers de travailleurs.

La violence imposée aux travailleurs de RDA n’est pas un problème « national », les conséquences d’une « annexion » de la RDA par la RFA que dénonce Mélenchon, mais de la politique des capitalistes de l’Ouest qui ont pillé la RDA pour leur seul profit dans la logique de l’offensive globale en cours. La réunification était inévitable, mais elle n'aurait pu se faire de façon démocratique que si la classe ouvrière avait pris les affaires en main, contre la dictature à l'Est ou celle du capital à l'Ouest.

La chute du mur a été une étape de l’offensive capitaliste, mettant en concurrence l’ensemble des travailleurs pour les profits des multinationales et de la finance. Ce 9 novembre 1989 a été le produit des transformations engagées en URSS par Gorbatchev qui allaient aboutir à l’effondrement de la bureaucratie stalinienne, ne trouvant d’issue pour elle-même que dans le rétablissement du capitalisme, se pliant à son offensive, sans que la classe ouvrière ait la force de jouer sa propre partition.

Dès décembre 1988, Gorbatchev annonçait à l’ONU une réduction unilatérale de 500 000 soldats et un retrait massif de ses troupes en Europe au nom du « libre choix ». Au printemps 1989, il soutenait le démantèlement du rideau de fer entamé en Hongrie ainsi que l’ouverture de la frontière avec l’Autriche en septembre, qui sera discutée entre le 1er ministre hongrois, Gorbatchev et Kohl. En RDA, il lâchait Honecker, au pouvoir depuis 1971, remplacé par Krenz en octobre.

La bureaucratie stalinienne s’était résignée à lâcher ses satellites d’Europe de l’Est et l’effondrement fut rapide. Ces régimes du camp dit soviétique, sans autre base que celle de l’armée russe et de ses chars, étaient haïs par la population. Les travailleurs n’avaient rien à défendre du « socialisme réel ». Mais désarmés politiquement, ils ont laissé la direction des affaires à la bourgeoisie petite et grande, à de larges fractions des États eux-mêmes qui aspiraient depuis longtemps à revenir dans le giron du capitalisme.

De Yalta à la guerre froide, des régimes pour assurer l’ordre

C’est la crainte commune de la révolution qui avait poussé les puissances impérialistes à s’allier à Staline à la fin de la guerre. A Yalta, ils s’étaient partagé le monde pour assurer l’ordre, tout en bombardant intensivement les villes allemandes pour étouffer toute possibilité de révolte.

Dans sa zone d’influence, l’armée rouge remit en selle les vieux appareils d’État et des gouvernements d’union nationale, comprenant des représentants de forces réactionnaires et même de régimes dictatoriaux d’avant-guerre. Staline construisit son glacis en loyal défenseur de l’ordre capitaliste.

Une fois la situation stabilisée, les États-Unis repassèrent à l’offensive et la « guerre froide » s’engagea. Ils inondèrent l’Europe de capitaux avec le plan Marshall, dans le cadre de la reconstruction des pays ravagés par la guerre. Pour Staline, il n'était pas question de laisser l'aide américaine pénétrer les pays nouvellement conquis et d’en perdre le contrôle. Sauf en Yougoslavie où Tito prit ses distances, il élimina par des coups de force en 1948-49 les éléments de ces régimes trop proches des puissances impérialistes, jusqu’au sein des partis « frères » eux-mêmes. Ces « démocraties populaires » n’eurent de communistes que le nom et à aucun moment les travailleurs ne participèrent à ces coups d’Etat bureaucratiques, accouchant de dictatures brutales.

Les tensions de la guerre froide furent les plus fortes en Allemagne, conduisant à un partage entre la RFA et la RDA, avec Berlin Ouest enclavé dans la zone d’influence soviétique. En 1961, les dirigeants de la RDA y firent construire le mur, 155 km sous étroite surveillance militaire et policière.

L’exportation du socialisme stalinien par l’armée rouge

La bureaucratie stalinienne imposa à ces régimes des structures économiques comparables à celles qui existaient en URSS, à commencer par l’étatisation et un strict contrôle du commerce extérieur, c’est à dire son propre contrôle. Dans des pays pauvres, où la bourgeoisie nationale avait été dépossédée par l’armée allemande, c’était le seul moyen de faire tourner l’économie et de conserver ces territoires sous son emprise.

Partout, les PC staliniens s’appuyèrent sur ces nationalisations pour vanter le « socialisme réel ». Cette forte pression dans la période d’après-guerre conduisit même des trotskystes à considérer que les États des démocraties populaires étaient des États ouvriers « déformés »… comme si l’intervention de la classe ouvrière pouvait être remplacée par celle des chars de l’armée rouge.

En URSS, la classe ouvrière avait fait une révolution, pris le pouvoir, exproprié les capitalistes, les propriétaires fonciers. Même après la victoire de la bureaucratie, celle-ci ne put remettre en cause la révolution à laquelle elle devait son existence. C’est sur la base de l’étatisation, permettant une planification, que la bureaucratie avait développé l’économie soviétique.

A l’inverse, dansles pays d’Europe de l’Est, la classe ouvrière n’a jamais été au pouvoir, ces régimes ont toujours été imposés par la force à la population. Sous la chape stalinienne, il y eut toujours des tendances centrifuges au cœur même des classes dominantes et des États de ces pays.

Les premières révoltes vinrent de la classe ouvrière, très durement exploitée, dans les années 50. En 53, une grève éclata à Berlin sur le chantier de la Stalinallee, conduisant à une grève générale dirigée par des conseils ouvriers élus, réprimée par l’armée. En Pologne puis surtout en Hongrie en 1956, les travailleurs allèrent plus loin encore. Dans d’énormes manifestations dénonçant le « faux communisme », ils parvinrent à fraterniser avec les troupes soviétiques. Armés, les ouvriers commencèrent à s’organiser en Conseils ouvriers et comités révolutionnaires, véritable embryon d’un pouvoir ouvrier. La répression par les chars soviétiques, lors d’une 2ème intervention, fut brutale, menée avec des troupes fraîches et à grand renfort de calomnies contre les ouvriers hongrois accusés de « fascisme ». Il y eut des milliers de morts. La bureaucratie soviétique craignait par-dessus tout la contagion, en particulier au sein de la classe ouvrière russe qui aurait pu retrouver la force d’expulser du pouvoir ces profiteurs usurpant leur révolution.

Après la répression de 56 en Hongrie, la classe ouvrière continuera d’intervenir en Tchécoslovaquie en 1968, en Pologne en 1970, 1976, 1980-81, mais en laissant la direction politique de la contestation à des forces aspirant à intégrer le mirage de la démocratie de l’économie de marché.

Dès les années 60, une couche de cadres du parti, d’entrepreneurs, d’experts, commencèrent à se développer et à faire entendre leurs aspirations au travers de différentes réformes économiques. La Roumanie se tourna vers des fournisseurs d’Europe occidentale pour équiper son industrie, bientôt suivie par les autres pays de l’Est. Dans les années 70 en Hongrie, le gouvernement mit en place des réformes augmentant l’autonomie des entreprises (choix des fournisseurs, fixation des prix, appel au crédit) en permettant à des « unions d’entreprises » de dégager du profit.

Le processus s’accentue dans les années 70, lorsque les grandes banques occidentales se mettent à prêter à fort taux d’intérêt aux pays de l’Est, tout comme aux pays du Tiers Monde. La tutelle de Moscou commence à céder la place à celle du FMI, renforçant encore les tendances centrifuges au sein des pays du glacis.

Ce sont ces directeurs, ces « managers rouges » élevés dans le sérail, qui profiteront de leur position dans les entreprises publiques pour les vendre à bas prix, en échange de pots de vin ou de participations au capital après la chute du mur.

La fin d’une période historique, celle de l’impérialisme et d’Octobre 17

La chute du mur marque une étape, la fin d’une période historique, ce « siècle court » décrit par Hobsbawm démarrant avec la 1ère guerre mondiale impérialiste.

C’est la révolution russe d’octobre 1917 qui mit fin à cette barbarie, point de départ d’une vague révolutionnaire qui ébranla l’ensemble du monde capitaliste. Confrontée à l’offensive contre-révolutionnaire des puissances impérialistes et aux défaites du prolétariat en Europe suite à la trahison de la social-démocratie, la classe ouvrière russe épuisée laissa le terrain à la bureaucratie dont Staline fut le représentant avant d’instaurer son pouvoir personnel.

Sans direction révolutionnaire, vaincue par le stalinisme qui joua un rôle profondément contre-révolutionnaire, la classe ouvrière ne put empêcher la barbarie de la 2ème guerre mondiale, aboutissant à un repartage du monde et à la victoire incontestable des États-Unis au sein des puissances impérialistes.

Si l’impérialisme sut s’allier à la bureaucratie stalinienne pour éviter tout risque de la révolution après la 2ème guerre mondiale, il ne put vaincre la vague de soulèvements révolutionnaires des peuples coloniaux des années 50 jusqu’à 1975.

Celle-ci bouleversa le monde, face aux vieilles bourgeoisies affaiblies après la guerre et même face aux États-Unis, malgré les milliards de dollars engloutis dans les guerres contre les peuples comme celle du Vietnam. Elle offrit un sursis à la bureaucratie, mais les peuples qui se soulevaient ne purent trouver d’autre direction que celle de la petite-bourgeoise nationaliste radicale, restant prisonnière du cadre des frontières et du marché capitalistes. La bureaucratie stalinienne n’eut alors d’autre objectif que de négocier le rapport de force avec l’impérialisme dans le cadre de «  la coexistence pacifique », c’est à dire l’ordre mondial dominé par le capitalisme américain.

Sans ressort, elle n’eut ensuite plus d’autre choix que de gérer son propre effondrement, la liquidation de l’URSS. Dès 1936, Trotsky écrivait dans la Révolution Trahie : « Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre révolutionnaire ne s’emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l’Etat. L’évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l’égalité sociale [...]. ; il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans les rapports de propriété [...] Il ne suffit pas d’être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante ». Il aura fallu 60 ans à la bureaucratie pour y parvenir, longue période de recul au terme de laquelle la classe ouvrière a été vaincue.

La fin des révolutions coloniales en 1975, puis la chute du Mur et le démantèlement de l’URSS, ont ouvert la voie à cette nouvelle période d’offensive capitaliste contre les classes populaires et les peuples. La mondialisation financière généralisa la mise en concurrence des travailleurs et un accroissement sans précédent des multinationales à travers le monde. Le monde des deux blocs a laissé la place à un chaos de conflits armés, de guerres pour le contrôle des richesses, dont les grandes puissances sont bien incapables de sortir aujourd’hui.

Il n’y a rien à regretter, ni des démocraties populaires, ni de l’URSS et du stalinisme gangrenant tout le mouvement ouvrier mondial et liquidant tous ceux qui, dans ce mouvement ouvrier, s’opposaient à lui. Une nouvelle période historique a commencé qui ouvre de nouvelles et larges perspectives aux idées démocratiques et révolutionnaires, aux idées du socialisme et du communisme qui ont survécu grâce au combat de Trotsky et de ses camarades contre la dégénérescence de la révolution ouvrière d’Octobre 17.

Laurent Delage

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