Les résultats des élections du 14 février au Parlement de Catalogne ont été éclipsés, dès le mardi 16, par une flambée de manifestations de la jeunesse dans plusieurs villes d’Espagne, dont Madrid, et surtout Barcelone où elles se sont poursuivies pendant plus d’une semaine. Des milliers de jeunes sont descendus dans la rue et se sont affrontés à la police en réponse à l’arrestation d’un rappeur, Pablo Hasèl, condamné à neuf mois de prison pour avoir, dans ses tweets et ses chansons, fait prétendument l’« apologie du terrorisme » et « injure à la Couronne ».

A Barcelone, où la répression est menée par la police du gouvernement « indépendantiste », plus de 120 personnes ont été interpellées en quelques jours, dont 12 ce samedi, où la manifestation s’est une nouvelle fois terminée par de violents affrontements. Et peu importe que les jeunes qui manifestent pour la libération du rappeur et la liberté d’expression le fassent aussi pour celle des 9 indépendantistes, membres des partis au pouvoir en Catalogne emprisonnés pour sédition suite aux évènements de 2017 !

Cette explosion de la révolte en défense de la liberté d’expression dépasse largement le cas particulier de Pablo Hasèl qui n’est qu’une victime parmi bien autres de la chasse aux sorcières menée par une justice réactionnaire qui flique les réseaux sociaux à l’affut du moindre prétexte. C’est une révolte contre les forces de l’ordre qui mènent une répression féroce, contre le parasitisme et la corruption de la monarchie. Et c’est surtout celle d’une jeunesse qui refuse d’être une « génération perdue ». Une manifestante étudiante expliquait à l’AFP : « Il y a beaucoup de choses derrière, beaucoup de lassitude. Nous voyons que la société s'effondre sur de nombreux plans, écologique, économique, social et notre génération sera celle qui paiera la facture. »

La violence d’Etat au secours d’une société malade

La loi au nom de laquelle la justice espagnole vient d’incarcérer Pablo Hasèl (article 578 du Code pénal) était à l’origine destinée à combattre le « terrorisme interne », en particulier ETA. Son champ d’application a été étendu en 2015 après les attentats de Paris. Les personnes accusées d’avoir « glorifié le terrorisme » ou « humilié des victimes du terrorisme ou leurs proches » risquent des amendes, l'interdiction de prendre un emploi dans la fonction publique, jusqu’à des peines de prison. Une multitude de personnes ont ainsi été poursuivies pour des tweets, des artistes pour leurs propos comme Hasèl aujourd’hui, même un marionnettiste en aurait fait les frais… Dans une enquête de 2018, Amnesty International dénonçait « l'augmentation exponentielle du nombre de personnes poursuivies en justice au titre d'une loi draconienne interdisant la 'glorification du terrorisme' ou 'l'humiliation des victimes du terrorisme' s'inscrit dans le cadre d'attaques nourries menées contre la liberté d'expression en Espagne. »

Cette loi réactionnaire s’ajoute à bien d’autres, héritées du franquisme par le biais de la Constitution de 1978. Elles sont le fruit, ainsi que la restauration de la monarchie, des négociations entre les divers partis politiques alors en présence, de la droite franquiste, composante de l’Alliance populaire qui deviendra plus tard le Parti Populaire, au PSOE et au PCE. Au nom de la Transition démocratique, il s’agissait en réalité de s’entendre, à la mort du dictateur, pour maintenir en place l’ordre social, le contrôle des classes dominantes sur la société espagnole. Mission accomplie…

Ces lois réactionnaires semblent d’un autre temps, tout comme la monarchie, aussi parasitaire que corrompue. La condamnation de Hasèl et de bien d’autres parait tellement disproportionnée au regard des « faits » qui leur sont reprochés, elle suscite une telle levée de boucliers, que le premier ministre Sanchez se dit à la recherche d’un accord avec le Parti Populaire pour modifier cette loi afin qu’elle ne puisse plus toucher « l’expression artistique ». Mais quoi qu’il advienne de ce « projet », ces lois répondent parfaitement aux besoins actuels des classes dominantes confrontées à leur propre faillite. Frappée profondément par la pandémie, l’activité économique, dans laquelle le tourisme tient une grande place, a profondément ralenti, avec une chute de 11 % du PIB en 2020. La population, particulièrement les jeunes, est durement touchée par le chômage (16,1 % en moyenne fin 2020, 40,9 % pour les jeunes). La dette publique explose, alors que le gouvernement a fait voter, dans son dernier budget, une enveloppe de 240 milliards (dont 27 du plan européen) pour un plan de relance qui bénéficiera essentiellement aux grandes entreprises.

Incapable d’assurer aux classes populaires, la jeunesse en particulier, des conditions de vie décentes, les classes dominantes et leurs serviteurs politiques récoltent une contestation sociale à laquelle ils répondent par la répression.

Ce faisant, ils entretiennent et aggravent une crise politique chronique. Il y a des années que les partis institutionnels ne sont capables d’assurer l’existence d’un exécutif qu’au prix de véritables jongleries parlementaires. Sanchez (PSOE) n’a pu dégager une majorité précaire aux Cortes (Chambre des députés) après les législatives nationales de novembre 2019 que grâce au ralliement d’Iglesias et de Podemos ainsi que de plusieurs partis régionaux. Dont l’ERC (Gauche républicaine catalane) qui soutient ce même exécutif qui maintient certains de ses dirigeants en prison depuis 2018 !

L’arrestation de Hasèl et les manifestations qui ont suivi, la répression dont elles ont été l’objet, ont occasionné une polémique au sein du gouvernement, Iglesias soutenant les manifestations au nom de la liberté d’expression. Mais les choses sont vite rentrées dans l’ordre… Mardi 24, lors d’une séance de bilan sur la politique sanitaire du gouvernement devant les Cortes (Chambre des députés), Sanchez s’est contenté de demander à Podemos de « diminuer les décibels », posant comme une priorité absolue la solidarité gouvernementale face au parti d’extrême droite Vox dont 52 députés siègent aux Cortes et qui vient d’en obtenir 11 aux élections de Catalogne. Sollicitation à laquelle a répondu Podemos par la voix de son porte-parole Pablo Etchenique, qui s’est livré à « une défense enthousiaste de la qualité démocratique du débat interne au gouvernement » ! (El Pais)

La montée électorale de Vox représente un réel danger. Mais les manœuvres parlementaires par lesquelles les uns et les autres prétendent combattre cette poussée réactionnaire ne sont que prétexte et marques d’impuissance. Prétexte pour justifier tous les alignements politiques au nom de « la lutte contre le fascisme » ; impuissance face à une évolution politique dont le facteur principal est la marche du capitalisme à la faillite, en Espagne comme partout dans le monde. La montée des idées réactionnaires est le fruit du pourrissement du capitalisme, on ne peut les combattre qu’en combattant ce dernier.

En Catalogne comme dans toute l’Espagne ou l’Europe, une seule lutte de classe...

On assiste aux mêmes jeux dérisoires en Catalogne pour la constitution d’un gouvernement après les élections du 14. La participation, de 53,55 %, est en baisse de plus de 25 % par rapport à 2017. La liste du PSC, version catalane du PSOE, est arrivée en tête, et obtient 33 sièges (+16 par rapport à 2017), tout comme l’ERC, indépendantiste (+5). Arrive ensuite JxCat (Ensemble pour la Catalogne), le parti de Puigdemont, avec 32 sièges (+6). La mauvaise surprise vient de Vox, qui fait son entrée au Parlement catalan en quatrième position, avec 11 députés, devançant ECP (En Comun Podem) qui conserve ses 8 sièges, tandis que la CUP [1] en obtient 9 (+5). Le Parti Populaire fait un bide total et n’a aucun député (- 4). Quant à Cuidadanos, en tête en 2017 avec 36 députés, il s’effondre à 6 sièges (-30).

Les grands partis indépendantistes, ERC et JxCat, sont bien décidés à renouveler l’accord qui leur a permis de diriger la Catalogne lors de la mandature passée. Le total de leurs sièges (65) ne leur donne pas la majorité requise (68) et ils ont besoin pour cela, comme en 2017, de l’appui des députés de la CUP.

D’après la presse, les discussions vont bon train et auraient toutes les chances d’aboutir, même si l’accord est pour l’instant suspendu aux décisions des assemblées de base de la CUP. Certains de ses militants sont opposés à un accord avec des partis qui, outre leur étiquette « indépendantiste », sont avant tout de bons serviteurs de la bourgeoisie (l’ERC version « social libéral », JxCat « libéral conservateur ») et s’entendent comme larrons en foire pour faire leurs mauvais coups contre la population, en pleine harmonie avec le pouvoir central espagnol. Ce sont en particuliers les flics dépendant du ministère de l’intérieur catalan (les Mossos d’Esquadra) qui se sont chargés d’arrêter le rappeur Hasèl et de réprimer ensuite les manifestants de Catalogne avec un zèle et une violence qui n’ont rien à envier à celles des flics madrilènes. Dans un premier temps, ERC et JxCat s’étaient joints à la CUP pour critiquer la violence de la répression, mais tout est vite rentré dans l’ordre : lundi 22, Pere Aragones (ERC), président en titre du gouvernement et postulant à sa propre succession, affirmait son « plein soutien à la police » et condamnait les « émeutiers » ; mardi, le porte-parole du gouvernement affirmait : « Le gouvernement est avec les Mossos d’Esquadra »…

On comprend les réticences des militants de la CUP, que ne semblent cependant pas partager certains de ses députés et dirigeants. La tête de liste, Dolors Sabaters, a dit entendre les « attentes de celles et ceux qui ont donné la majorité aux partis indépendantistes »… Dans une lettre de remerciements aux organisations politiques de divers pays qui lui ont manifesté leurs félicitations pour leur score, les dirigeants de la CUP écrivent : « Nous interprétons cette augmentation de notre poids comme un message du peuple indépendantiste. Nous sommes en phase avec les secteurs les plus critiques de l’indépendance, déçus par la paralysie et la désorientation des trois dernières années, et qui nous donnent la responsabilité d’ouvrir un nouveau cycle.

Le nouveau Parlement et le nouveau gouvernement doivent relever les énormes défis qui sont devant notre peuple. Nous mettrons sur la table un plan choc en faveur des classes populaires et contre la crise capitaliste ; nous prendrons des mesures pour la transition écologique ; nous exigerons la fin de la répression, dans les cas où le gouvernement et la police catalans sont impliqués ; et nous ferons des propositions pour que l’indépendance reprenne l’initiative. »

Cela laisse clairement entendre qu’ils se préparent à prendre part au gouvernement de Catalogne. Le journal El Païs titre sur le « changement de paradigme de la CUP ». Pour le quotidien catalan Vanguardia, la CUP serait prête à participer au bureau du parlement. « Lutte antifasciste » oblige, il s’agirait de « barrer la route à Vox ». En réalité « barrer la route »… aux sièges du bureau auxquels Vox aurait droit selon ses résultats, 1 ou 2 sur les 7 qu’il comporte. La CUP émet bien sûr des conditions à ces petits arrangements entre amis, dont l’engagement des deux autres larrons à travailler à « une stratégie d’indépendance pour dépasser le cadre de l’autonomie pendant la nouvelle législature » et une « réforme des Mossos d’Esquadra » à la répression desquels sont confrontés les participants à des manifestations appelées, entre autres, par la CUP.

Que cet accord se fasse ou pas, une chose est certaine : il n’y a rien à attendre, du point de vue des intérêts des classes populaires, de la jeunesse, de tels tripatouillages parlementaires. Pas plus que d’une quelconque « stratégie d’indépendance » dont on a pu voir, au cours de la dernière décennie l’impasse politique qu’elle constitue pour les travailleurs, tout comme pour les organisations politiques qui se revendiquent de l’anticapitalisme. On se souvient que Puigdemont (JxCat), élu en janvier 2016 à la présidence de l’autonomie, avait décidé d’organiser un référendum sur l’indépendance, fixé au 1er octobre 2017. Commençait alors un bras de fer avec le gouvernement de Madrid, dirigé par Rajoy (Parti Populaire). Malgré une féroce répression le jour du vote, le référendum se tenait et donnait une courte majorité au « oui ». Le 10 octobre, Puigdemont et les députés indépendantistes proclamaient une « république catalane comme Etat indépendant, fondé sur le droit, démocratique et social » pour aussitôt après en suspendre l’exécution dans l’espoir d’en négocier la mise en œuvre avec Rajoy. A quoi ce dernier répondait par la mise sous tutelle de la Catalogne et la mise en accusation de ses dirigeants pour sédition. Puigdemont s’enfuyait, et 9 dirigeants indépendantistes étaient condamnés à la prison.

L’attitude du gouvernement de Madrid suscitait un vaste mouvement de révolte, mobilisant en particulier la jeunesse catalane autour de l’idée que l’indépendance de la Catalogne, la constitution d’une République, permettrait d’en finir avec une situation économique, sociale et politique de plus en plus insupportable, perçue comme une conséquence de l’assujettissement de la Catalogne à l’Etat espagnol, à sa constitution de 1978 et à sa monarchie. Bien des courants anticapitalistes allaient jusqu’à voir dans ces mobilisations pour une République indépendante « démocratique et sociale » une perspective de dépassement révolutionnaire susceptible d’ébranler l’Etat espagnol. C’était une illusion et une impasse politique que la vraie vie, la réalité des rapports de force et de classe, se sont chargés de mettre à nu. Les partis indépendantistes qui se préparent à nouveau à diriger la Catalogne l’ont, eux, bien compris, et ne gardent d’indépendantisme que la vague perspective d’un travail sur une « stratégie d’indépendance » dont semblent se satisfaire les dirigeants de la CUP.

Les révoltes actuelles de la jeunesse d’Espagne, catalane, basque et autres remettent, elles, au premier plan le seul terrain sur lequel se joue le sort des classes populaires, celui de la lutte des classes.

Des Indignés de 2011 aux manifestants d’aujourd’hui…

En descendant dans la rue pour défendre les droits démocratiques et exprimer leur refus de se laisser entrainer par une « société [qui] s'effondre sur de nombreux plans, écologique, économique, social », selon les termes de l’étudiante interrogée par l’AFP, la jeunesse espagnole poursuit un processus commencé avec les conséquences de la crise de 2008-2009.

En mai 2011, en réponse aux politiques d’austérité, commençait le mouvement des Indignés, la lutte pour une autre société… d’où a émergé Podemos. La trajectoire politique de cette organisation qui prétendait porter une autre façon de faire de la politique, un nouveau-réformisme, le « populisme de gauche », et avait fait son principal objectif d’un processus constituant destiné à en finir avec la constitution de 1978 l’a conduite, en quelques années à servir de béquille à l’Etat qu’elle prétendait combattre. Les fortes mobilisations de 2017-2018 en Catalogne, au-delà de leur caractère indépendantiste, relevaient du même processus global de révolte contre les conséquences sociales et antidémocratiques d’une société entraînée dans sa chute par le capitalisme en faillite. Elles se sont pour une part perdues dans le fiasco inévitable de l’aventure organisée par Puigdemont et compagnie, confrontée à l’intransigeance et à la brutalité de l’Etat central.

Elles n’en ont pas disparu pour autant, comme le prouve la révolte qui grandit aujourd’hui. Mais cette révolte ne peut se laisser enfermer ni dans les pièges d’un nouveau réformisme, ni dans celui de l’indépendantisme, pas plus en Catalogne, en Andalousie qu’au Pays Basque ou ailleurs. Le droit à l’autodétermination, que nous soutenons, ne peut pas se négocier avec l’Etat du capitalisme. Il ne peut être conquis que par la lutte et garanti par le pouvoir des travailleurs et de la population, dans une perspective internationaliste. C’est-à-dire l’exact opposé des leurres « démocratiques », République, royauté constitutionnelle ou autre, par lesquels la bourgeoisie d’aujourd’hui, le capital financier mondialisé, exerce son contrôle sur la société.

Aujourd’hui, les exigences démocratiques comme les exigences sociales ou écologiques sont incompatibles avec la domination du capital. Leur satisfaction passe nécessairement par la remise en cause de cette domination, la prise de contrôle démocratique du fonctionnement de la société par celles et ceux qui la font tourner, les travailleurs, les jeunes.

Daniel Minvielle

1- La CUP (Candidature d’Unité Populaire) est une organisation se définissant comme indépendantiste, anticapitaliste et internationaliste. Son nom fait référence à ses origines, en 1986, comme regroupement de militants de divers courants pour les municipales dans diverses villes de Catalogne, les seules élections auxquelles elle participait jusqu’en 2012, début de sa participation aux législatives catalanes.

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